Pour l’honneur de l’Église

            Selon le plan divin, le Verbe, dans son incarnation, ne devait rester que trente-trois années ici-bas avant de remonter dans le sein de son Père. Il ne devait donc y avoir qu’un nombre infime de privilégiés à qui il serait donné de le côtoyer, de le voir, de l’entendre, de le connaître d’une connaissance sensible. Qu’en serait-il alors de tout le restant de l’humanité, de ces milliards d’hommes qui ne vécurent pas en Judée et en Galilée pendant le premier tiers du premier siècle de l’ère chrétienne ? Comment parviendraient-ils à recevoir l’enseignement du Christ et à y conformer leur existence ? Allaient-ils devoir seulement se fier à la mémoire et à la compréhension de sa poignée d’apôtres et de disciples ? Mais, en admettant même que ces derniers fussent des échos concordants et fidèles, comment la transmission se ferait-elle convenablement de génération en génération ? Le risque de déviation et de dilapidation de ces vérités apparaissait comme fatal. Or cette question était cruciale puisque le Fils de Dieu requérait de ceux qui voulaient entrer dans son éternité la possession intègre de sa doctrine.

Mais Dieu, qui sait la fragilité humaine, n’avait pas mésestimé la difficulté de la tradition parfaite du dépôt révélé. Celui qui, d’un coup d’œil, voit se succéder les générations des hommes sur la terre, comme des feuilles sur les branches des arbres, résolut la fondation d’une société divine qui serait là pour assurer la transmission du céleste héritage jusqu’à la fin des siècles. De même qu’Il avait tiré d’Adam, pendant son sommeil, la femme qui serait sa compagne, Il forma son Eglise naissante du côté ouvert de Notre-Seigneur Jésus-Christ endormi sur la Croix. « Celui qui a vu a rendu témoignage, et véridique est son témoignage et celui-là sait qu’il dit vrai, pour que vous aussi vous croyiez[1] ». A l’instar de Saint Jean, il nous faut croire en cette divine institution : « l’Eglise est immortelle de sa nature ; jamais le lien qui l’unit à son céleste époux ne doit se rompre, et dès lors la caducité ne peut l’atteindre[2] ».

Voilà l’unique dépositaire de son infaillible vérité. Jamais le Christ ne manquera à son épouse et jamais son épouse ne lui manquera. Lui est remonté dans les Cieux au jour de l’Ascension, mais elle, toujours courageuse, demeure ici-bas ; « le veuvage figure la vie présente de l’Eglise militante, privée de la vision de son époux céleste, avec qui cependant elle reste indéfectiblement unie ; marchant vers Lui dans la Foi et l’Espérance, vivant de cet amour qui la soutient en toutes ses épreuves, et attendant impatiemment l’accomplissement des promesses initiales[3] ».

Qui dira son admirable fécondité ? Qui racontera aux hommes sa mission de vérité et de salut ? Qui la célébrera dignement ? Fidèle détentrice des secrets divins, elle a été jusqu’à maintenant la véritable bienfaitrice des peuples, des familles et de chaque homme. Partout où elle est passée et dans toute la mesure où elle a été reçue, elle a répandu ses bienfaits et elle a fait germer tout ce qui est bon. Où que l’on signale des fruits de noblesse, de beauté et de sainteté, reconnaissons tout simplement la racine et la sève de l’Eglise. La gloire des nations a été portée d’autant plus haut qu’elles ont avec plus de fermeté et de ferveur reconnu et soutenu cette Arche de Salut et les familles ont été récompensées d’avoir recouru à son concours pour l’éducation de leurs enfants. Les hommes ne devraient jamais cesser de chanter ses louanges.

            Ces rappels d’une élémentaire justice doivent aider, a contrario, à prendre conscience du traitement ignominieux que l’on fait de nos jours à l’Eglise. Il n’est pas trop de dire qu’elle subit à son tour la plus cruelle des passions. Nous ne voulons pas uniquement faire allusion aux persécutions violentes qui mènent au martyre des millions de catholiques à travers le monde dans une indifférence presque généralisée. Il existe en réalité une torture encore plus atroce pour l’Eglise. C’est celle qui lui vient de ses fils, et tout spécialement de ses pasteurs. Un sentiment abominable a envahi les cœurs. Les enfants ont commencé à être gênés de reconnaître l’Eglise pour leur mère. En face des attaques du monde, ils baissaient la tête ; ils ne la défendaient pas ; ils rougissaient. Ils se laissaient circonvenir par les slogans et les injures déversés de toutes parts contre Elle. Et, peu à peu, ils emboîtèrent même le pas aux plumitifs et aux histrions de l’ignorance et du mensonge. Au lieu de se frapper encore la poitrine, ils se mirent à battre celle de l’Eglise à chaque fois que ses ennemis s’ameutaient contre Elle. A propos de quoi n’ont-ils pas demandé pardon ? Ce sont d’interminables et honteuses litanies au cours desquelles les hommes d’Eglise, agenouillés devant l’humanisme athée, ont littéralement admis tous les crimes que, de siècle en siècle, l’Eglise aurait commis par son obscurantisme, son intolérance, son dogmatisme. Aux yeux du monde et devant ses enfants, la voilà reconnue comme la principale malfaitrice de l’Histoire.

Mais nous n’avons pas encore dénoncé le plus sordide. Des enfants de l’Eglise se sont trouvés assez dénaturés pour ne plus supporter le visage et les allures de leur mère. Ils se sont donc ingéniés à la maquiller et à la travestir pour la rendre acceptable par la modernité. Ils l’ont coiffée d’un bonnet phrygien et de la cocarde des révolutions. Ils l’ont revêtue d’une robe de courtisane car l’œcuménisme ne la souffrait plus comme l’unique épouse. Et dans cet appareil, ils ont cru qu’ils mériteraient le compliment du monde moderne : « la découverte des besoins humains (et ils sont d’autant plus grands que le fils de la terre s’est fait plus grand) a absorbé l’attention de notre concile. Reconnaissez-lui au moins ce mérite, vous, humanistes modernes qui renoncez à la transcendance des choses suprêmes, et sachez reconnaître notre nouvel humanisme : nous aussi, nous plus que quiconque, nous avons le culte de l’homme[4]

            Paul VI a-t-il seulement obtenu le satisfecit des maîtres du monde qu’il espérait à la fin du concile ? Sans doute, quelques approbations. Des autorités de la maçonnerie, du judaïsme et du protestantisme ont émis quelques compliments mesurés. Vatican II constituait un premier pas mais l’Eglise Catholique ne devrait pas s’en contenter. Elle avait accumulé tant de retard au regard du monde qui avait accéléré sa course ! Si l’Eglise ne voulait donc pas risquer de redevenir la cible, elle devait poursuivre impérativement son aggiornamento ! Plus les années et les décades de l’après-concile se sont succédées, plus l’Eglise s’est livrée à son auto-critique. Tous ses trésors, sa liturgie, son Code, son catéchisme, ses indulgences, son histoire, tout a été passé sur le lit de Proclus des impératifs conciliaires. Mais jamais le monde ne se déclare satisfait. Et il considère avec mépris les hommes d’Eglise qui cèdent à toutes ses injonctions et les foudroie s’ils font mine de résister.

Cependant, le plus grave est que l’Eglise est devenue méconnaissable. La prophétie d’Isaïe sur la personne du Serviteur souffrant, Notre-Seigneur Jésus-Christ, se répète ou se continue mystérieusement. C’est dans son Eglise que le Christ n’a aujourd’hui « ni aspect, ni beauté pour que nous le contemplions, ni apparence pour que nous nous complaisions en Lui[5].» Et nous, ses enfants, nous sommes au risque de ne plus la voir, de détourner la tête. Au risque de nous demander si elle existe encore, cette Eglise à laquelle Notre-Seigneur a donné les promesses de la vie éternelle. Et nous nous demandons aussi comment les hommes qui cherchent la vérité pourraient, eux-aussi, la reconnaître sous le hideux déguisement qui en voile l’incomparable beauté. Ne peut-elle à son tour éprouver ce sentiment absolu de déréliction qui amène le Christ en croix à gémir : « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ?[6] »

            Il nous faut sans relâche renouveler le geste de Sainte Véronique. En fils compatissants, nous approcher de toute notre âme de notre mère dans le désir d’essuyer son visage car les vrais enfants se révèlent dans les heures douloureuses, rivés au chevet de l’agonie, tandis que les autres se sont déjà égaillés. Et notre élan de compassion mérite une grâce de prix. Le soin que nous prenons de laver le visage aimé de sa lèpre et de ses souillures est celui qui nous donne alors de le contempler dans sa beauté inchangée et raffermit notre espérance. Et nous nous apercevons avec admiration que, même sous les oripeaux dont elle a été attifée, les âmes demeurent mystérieusement attirées par elle et la découvrent et l’aiment au point de demander à devenir ses enfants. Faut-il quelle soit puissante et divine pour exercer cette invincible attraction lorsque tout a été entrepris par les hommes pour la déconsidérer ! C’est notre Mère et nous sommes fiers et heureux d’être ses enfants et d’autant plus désireux de ne pas la quitter qu’elle se trouve esseulée. En cette fidélité, nous voulons vivre et mourir et rien ne nous tient plus à cœur que de transmettre nos dispositions à la génération qui nous suit.

Père Joseph


[1] Jean 19-35

[2] St Pie X  in « Jucunda Sane » du 12 mars 1904

[3] Pie XII, le 16/11/1957

[4] Paul VI in « le discours du 7/12/1965 de clôture du Concile Vatican II

[5] Isaïe 53,2

[6] Mat. 27,46