La solitude

Il n’y a qu’un seul Dieu mais Dieu n’est pas solitaire pour autant car il est Trinité. Entre les trois personnes divines qui constituent la famille Trinitaire, il existe une telle harmonie, une telle union, une telle unité qu’elles ne sont qu’un seul Dieu. Ni la Trinité ne nuit à l’unité, ni l’unité n’empêche la Trinité. Par la grâce, Dieu rend l’homme participant de sa vie divine et l’invite à vivre

Le pécheur, lui, est seul, il souffre de solitude.

En enfer, sa plus grande peine sera de savoir qu’il sera à jamais seul, coupé de Dieu. Plus que les flammes, que Dieu dans sa miséricorde a créées pour impressionner nos faibles esprits, la vraie peine de l’enfer, c’est la solitude éternelle, la peine du dam. La solitude, c’est le tribut du péché. Au contraire, le chrétien en état de grâce n’est jamais seul. Même le moine apparemment coupé du monde, même l’ermite, isolé au fond d’une forêt, dans une grotte, nourri par les animaux, n’est pas seul. Il sera souvent même moins seul que tous ceux qui vivent dans le monde, et qui vivent loin de Dieu.

En effet, Dieu n’est pas du monde. Le monde hait Dieu. Le monde fait du bruit pour masquer sa voix. Dieu parle dans le silence. Aussi, l’isolement du monde rapproche de Dieu. Nous trouvons Dieu dans la prière, l’oraison, la méditation. Dieu n’aime pas le bruit, ne fait pas de bruit. Le bruit couvre sa voix. Le monde, lui, ne fait que bavarder, se pavaner, communiquer, buzzer, crier, cancaner, médire, salir, ricaner. Le monde ne peut pas entendre la voix de Dieu, à cause de son tumulte. Son bruit, ce sont les illusions mondaines de vie « sociale », souvent fausses car si peu de gens agissent aujourd’hui en vérité. Son bruit, c’est sa quête assourdissante de l’instantané, du sensationnel, du sentimental, tout cela fondé sur le mensonge. On paraît, on brille, on pontifie, on se regarde, mais ce ne sont que des masques. Les « pompes de Satan ». Ce décorum, ce mauvais théâtre, cette mièvre comédie préparent l’éternelle solitude de ceux qui se laissent charmer.

Au jugement dernier, nous serons seuls face à Dieu. Nous n’avons qu’une âme. Pas deux. Si nous la perdons, nous la perdons pour toujours. Cette âme comparaîtra un jour seule devant Dieu qui la jugera. « M’as-tu aimé ?« , ou « T’es-tu aimé toi-même ?« . Ce jour-là, nous serons seuls. Nos amis, nos relations sociales, nos illusions, notre smartphone, notre vie mondaine mise en scène, notre niveau de vie, notre renommée, tout cela aura disparu. L’illusion du monde tombera. Il ne restera que nous et Dieu. Si nous avons aimé Dieu sur terre, alors nous serons purifiés et entrerons dans la vision de Dieu ou notre intelligence sera comblée par la connaissance de Dieu et notre volonté comblée par un amour immense. Mais si nous nous sommes aimés sur terre, si nous avons joué la comédie avec nous-même dans le jeu du monde, oubliant Dieu, méprisant son amour, lui préférant le bruit de la vanité, le tumulte de la chair, ou que sais-je, alors nous serons seuls pour toujours, loin de Dieu.

Le monde qui nous entoure méconnait cette vérité. Comme il y a 2000 ans, devant la croix, certains ne virent qu’un homme abandonné mourir. Oui, il était un homme abandonné. Oui, il a crié « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?« . Oui, il a voulu souffrir de la solitude la plus extrême sur la croix, laissant sa propre mère aux hommes. Cette solitude extrême, Jésus a voulu la souffrir et l’offrir en sacrifice pour que nous ne soyons pas punis de la solitude éternelle. Si les hommes pouvaient comprendre cela ! Le bon larron l’a vu. Avec ses yeux d’homme, il a vu que cet homme seul, moqué, méprisé, était Dieu. Il a vu son sacrifice infini, sa force, sa douceur, sa miséricorde, le pardon qu’il a donné à ses bourreaux. Il a vu les illusions du monde disparaître pour laisser briller la vérité. Il faut des yeux pour voir ! Nos yeux voient-il ? Ou préférons-nous les pompes du monde ? Tout le monde n’est pas appelé à être moine et porter l’habit, mais tout le monde dans son cœur doit vivre comme un moine : s’isoler du monde, au moins en esprit, pour l’union à Dieu, dans le silence, dans la paix, dans la joie.

 

Louis d’Henriques 

 

Notre Père qui êtes aux cieux

           Qu’elle est belle votre maison, ô mon père du Ciel ! Il n’y en a pas de plus belle ni de plus accueillante sur toute la terre. Comme mon père de la terre s’applique à nous offrir, à Maman, mes frères et sœurs et moi, un foyer confortable à l’abri de la pluie et du vent, vous nous avez préparé là-haut une place où l’on se sentira bien.

Dans l’Evangile, Jésus nous parle souvent du royaume des Cieux, en prenant de nombreuses images. Par elles, je sais que le Ciel est un royaume habité depuis toujours par le Roi des rois, adoré par des myriades d’anges tous plus beaux les uns que les autres. Il y a neuf chœurs qui sont, dans l’ordre de leur perfection, les Séraphins, les Chérubins, les Trônes, les Dominations, les Vertus, les Puissances, les Principautés, Les Archanges et les Anges. Et je suis un enfant de ce Roi, c’est donc un trône qui m’attend ! Et depuis que, le jour du Vendredi Saint, Jésus nous a réouvert les portes de ce Ciel qui était fermées pour moi depuis le péché originel, de nombreux saints de tous âges et de tous pays sont montés dans cette demeure où ils chantent la gloire de Dieu.

Le Roi des Cieux nous a créés pour être heureux. Et le bonheur sans fin, c’est de posséder le Bon Dieu, à la manière d’un tout petit enfant qui s’écrie : « à moi Papa », en le serrant très fort dans ses bras, pour bien marquer l’union forte de son petit cœur qui ne craint pas de tout demander à celui auquel pourtant il doit tout. Aimer et donner sans retour, de façon inconditionnelle. J’ai déjà certainement vu la joie d’un bébé blotti dans les bras de sa maman et qui lui fait un câlin. Cette joie est tout abandonnée : dans ces bras maternels, il ne craint rien ; il ne fait que goûter le bonheur d’être dans les bras de sa maman sans penser ni au passé ni au futur, mais juste à la joie de l’instant présent. Le Ciel c’est aussi cela : le présent de la joie de la possession de Dieu, et cet instant dure éternellement, c’est-à-dire toujours !

Le paradis, c’est un ciel sans les nuages des tentations, sans les orages de mes caprices, et sans la pluie de mes trop nombreuses désobéissances. C’est si dur aujourd’hui, d’obéir… mais là-haut rien de bon ne sera difficile, et nous n’aurons même plus envie de faire le mal ! Comme j’ai hâte d’y être !

Le royaume des cieux est semblable à un trésor enfoui dans un champ, nous dit Jésus. Celui qui le trouve va vendre tout ce qu’il a pour acheter ce champ et posséder ce trésor.  Moi aussi je le veux ce trésor, et je sais où le trouver ! Il est dans le champ de mon humble devoir d’état bien fait, et pour le posséder je dois vendre ma paresse et mon amour-propre, ce « moi je » qui m’empêche d’avancer sur le chemin du Ciel.

Pour être heureux éternellement, il faut d’abord que je me détache de tout ce qui me retient à la terre, sinon je resterai comme un oiseau attaché par un fil à la patte, et qui ne pourra jamais s’envoler. La terre n’est qu’un passage, et notre vraie maison est le Ciel.

           Mon Dieu, j’espère avec une ferme confiance que vous me donnerez votre grâce en ce monde, et si je vous suis fidèle, le bonheur dans votre paradis. Si je suis fidèle ! Vous êtes mon Père aimant et tout-puissant, vous voulez que tous vos enfants vous retrouvent au Ciel. Et pour cela vous nous avez donné comme modèle Jésus, notre frère… qui a passé sa vie à s’oublier lui-même pour ne penser qu’à nous. Sainte Vierge, ma Maman du Ciel, vous qui régnez sur les Anges, venez à mon secours, le Bon Dieu n’a pas envoyé son Fils unique mourir sur la Croix pour me laisser me perdre ! Alors, ma douce maman céleste, enseignez-moi, avec la petite espérance, la belle vertu d’obéissance, celle qui fait des enfants saints et heureux. Saint Ange que Dieu a placé à mes côtés, guidez mes pas et relevez-moi si je tombe, en me rappelant ce qu’est le Ciel, et combien cela vaut la peine de me sacrifier un peu ici-bas pour obtenir la gloire du Ciel ! Tout seul je ne sais rien faire de bien, mais avec la grâce du Bon Dieu et le soutien des bienheureux je peux tout, car ce n’est plus moi qui vit, mais Dieu qui vit en moi. Et à Dieu, rien n’est impossible.

Germaine Thionville

 

La noblesse d’âme

           Doux mots. L’âme est notre bien le plus précieux, c’est elle qui nous fait à l’image de Dieu. Notre bien le plus précieux. Noblesse ! Quel mot ! On imagine un chevalier au cœur pur, un ermite immolé à sa prière, un ascète donnant tout à son Créateur. On voit des martyrs, on voit des saints, des rois, des hommes et des femmes forts. On a peut-être aussi le souvenir d’un grand-père, pieux et dévoué, disant son chapelet sur le carrelage du salon, droit comme un i, malgré les douleurs de l’âge. Ou une grand-mère, patiente, attentionnée, toute donnée au bonheur des siens. On a la souvenance d’un prêtre abandonné, d’une religieuse aimante. Quelque chose en eux nous fascine … Ils ont un regard pur, un sourire lumineux. Une force invisible émane d’eux. Ils rayonnent. Ils illuminent nos vies.

  Si on regarde plus avant, on voit que ce qui fait la noblesse de ces gens, ce ne sont pas des titres mondains, ce n’est pas une beauté physique, une livrée de soie ou une couronne d’or. Non. Ce qui fait la noblesse de ces gens, c’est leur âme. Cette âme qui transparaît à travers un regard, un geste doux, un sourire lumineux de charité, un effacement de soi, un oubli de soi.

  Et si on regarde plus loin encore, l’on constate que ce qui attire chez les gens à l’âme noble, c’est la ressemblance avec le Christ. Une âme noble, c’est une âme pleine de Dieu. Oh, certes, la faiblesse humaine est toujours là, avec ses défauts. Mais par-dessus, transcendant la faiblesse, brille la noblesse.

Plus que le talent, c’est le courage qui rend noble.

Plus que le beau parler, c’est le silence qui rend noble.

Plus que le titre claquant, c’est l’effacement qui rend noble.

Plus que le privilège, c’est le devoir accompli chaque jour qui rend noble, la persévérance.

  La noblesse d’âme dépasse l’individu, car elle vient de Dieu et retourne à Dieu. C’est la gloire de Dieu qui resplendit. Dieu nous aime pour sa gloire, rien d’autre. Comme le chevalier servant son roi, le cœur noble sert Dieu. Il lui fait hommage de sa personne. Comme le féodal recevant de son suzerain ses droits, le cœur noble sert Dieu.

  Pour mieux comprendre cela, considérons Notre-Seigneur. Oui, il est Seigneur, nous sommes ses serviteurs. Car Lui-même s’est fait serviteur. Jésus est né de la lignée de David. Le sang royal coule dans ses veines. Mais quand il naquit, l’usurpateur Hérode occupait le trône. Joseph est de sang royal légitime, pas Hérode. Jésus est de sang royal, pas Hérode. Mais Joseph est charpentier, et Jésus son apprenti. Joseph est pauvre, et Jésus bénira les pauvres. Il le dira, le revendiquera : « Le fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête (Mt 8, 19-22) ». Et pourtant, Jésus est roi, un roi régnant sur sa maison, un roi se faisant servir par les anges. « Tu le dis, je suis roi ». Mais Jésus est un roi berger, un roi semeur … un roi paysan. Un roi pauvre, un paysan noble. Quel exemple !

  La noblesse d’âme, c’est l’oubli de soi pour laisser le roi du Ciel régner dans nos cœurs, semer dans nos âmes, nous mener vers les verts pâturages. La noblesse d’âme, c’est la ressemblance à Jésus: la patience, la douceur, la pauvreté, la prière, la pénitence, le courage, l’obéissance, l’abnégation, le silence, la contemplation, l’amour. Comme tout cela est beau ! Jésus, roi paysan, Jésus, roi pauvre. Alors soyons comme des rois car Dieu nous habite, nous qui sommes ses enfants, des bénis de Dieu car Dieu nous donne son héritage. Soyons aussi des pauvres, des ermites, des oublieux de nous-mêmes, comme le berger dans la montagne. La grandeur du roi, la simplicité du paysan. La grandeur de Dieu resplendissant au travers de notre faiblesse toute abandonnée dans les bras de Dieu.

  C’est cela la noblesse d’âme, c’est cet exemple que nous donne la Sainte Vierge, elle qui fut si simple, et qui aujourd’hui est si reine !

Louis d’Henriques 

 

De vertige en vertige

Au contact de l’épreuve, souvent le vertige nous prend.

Ainsi en fut-il de ce jeune père de famille catholique, à qui la vie semblait sourire. Sa situation très correcte lui permettait d’assumer sans difficulté les besoins de son foyer et des trois enfants qui déjà y étaient nés. Son épouse charmante et dynamique correspondait au mieux à son tempérament plus secondaire et réfléchi, et les projets foisonnaient en cette maison, dont Dieu n’était pas absent. Bref, au-delà des petites difficultés inhérentes à chaque quotidien humain, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, et l’avenir s’annonçait aussi sûr qu’heureux pour cette famille apparemment bénie. Une visite médicale suffit à chambouler du tout au tout la vie de la maisonnée : ce qui n’aurait dû être qu’un contrôle banal devint l’annonce d’une maladie aussi grave que rare chez ce jeune père de famille. On devine quelle fut la soirée passée entre époux. A travers leurs larmes contenues, ils se regardaient, atterrés, effrayés. D’un coup, la vie venait de basculer. Pour eux, un monde s’écroulait.

L’épreuve survient parfois, aussi subite que brutale. D’autres fois moins violente, elle n’en est pas moins épuisante, car récurrente. Toujours, elle est pour le chrétien comme une croisée des chemins. C’est en effet par sa Croix que le Christ est devenu signe de contradiction (Lc 2, 34), folie pour les uns mais sagesse de Dieu pour les autres (1 Co 1, 23). Si la souffrance, qu’elle soit physique ou morale, ne provoque hélas parfois qu’un sombre repli sur soi, elle peut encore être le moyen de nous faire découvrir, à nous pauvres pécheurs, la paternité de Dieu et de lui dire, en union avec le Christ crucifié : « Mon Père, je remets tout mon être entre vos mains » (Lc 23, 46).

Nous connaissons les ruses du démon en ces temps de tentation. Son jeu préféré est celui du ballon de baudruche. Il n’a d’autre but, dans un premier temps, que de le gonfler toujours plus, d’amplifier et d’exagérer l’épreuve, pour nous la rendre aussi insupportable que possible. Il nous fait défiler tous les inconvénients et renoncements qui lui sont inhérents, il nous présente à nos propres yeux comme de grands perdants. Bientôt surgit à l’esprit une question, aussi terrible que fausse : pourquoi ?

 

Pourquoi moi et pas les autres, qu’ai-je donc fait au bon Dieu ? Qui se laisse prendre à ce jeu démoniaque voit sourdre en lui, et bientôt tourner en boucle, la jalousie à l’endroit de ceux que le « destin » a épargné, jalousie qui devient accusation plus ou moins larvée contre Dieu, taxé d’injustice. L’ultime étape, caractéristique du démon, n’est alors plus très loin : la révolte !

D’un seul mot, saint Paul coupe court à toutes ces séductions : « J’estime que les souffrances du temps présent ne sont rien en proportion de l’incomparable gloire qui sera manifestée en nous » (Ro 8, 18). Celui qui parle ainsi n’est autre que celui qui cinq fois fut flagellé des juifs, trois fois battu de verges, une fois lapidé, qui trois fois encore a fait naufrage jusqu’à passer un jour et une nuit dans l’abîme (2 Co 12, 24-25). A juste titre, il pourra dire : « Elles sont sans nombre, les persécutions que j’ai endurées » (2 Tm 3, 11). Mais à ses yeux, tout cela n’est que bien peu de choses, tout cela n’est rien au vu de la gloire qui sera manifestée en nous !

La première leçon qu’indique saint Paul est de relativiser l’épreuve : toutes nos souffrances sont comme rien, au regard de l’incomparable gloire qui nous attend. « Que rien ne te trouble, que rien ne t’effraie, disait sainte Thérèse d’Avila, tout passe, Dieu seul demeure ». Et si avec l’épreuve un monde semble s’écrouler, peut-être est-ce parce que ce monde que nous nous étions plus ou moins construit était finalement trop factice, à mesure humaine, selon une dimension temporelle. Ses ruines apparentes ne sont-elles pas là pour nous ouvrir au vrai monde, à la réalité suprême qui est à la mesure même de Dieu, autrement dit à son amour aussi infini qu’éternel ? Relativiser nos épreuves c’est, plutôt que de ne les regarder qu’à l’aune du temps présent, les remettre dans la perspective de notre destinée, de notre véritable citoyenneté, qui est celle du Ciel (Ep 2, 19) et non de la terre.

Disparaît alors la question si fausse du pourquoi : pourquoi moi, pourquoi cette épreuve ? Elle est typique de l’orgueil démoniaque, cette question qui entend demander des comptes à Dieu. Elle est tout simplement à l’origine du premier péché : « Et le serpent dit à la femme : Pourquoi Dieu vous a-t-il ordonné de ne pas manger de tous les arbres du paradis ? » (Ge 3, 1). Pour qui a remis l’épreuve dans sa véritable perspective, celle du Ciel où ne pouvons arriver qu’entièrement purifiés et détachés, apparaît alors la véritable question, seule libératrice ; non plus celle du pourquoi, mais du comment : comment vivre cette épreuve, pour la faire fructifier ? Comment la rendre bénéfique, pour en sortir grandi ? Véritable école de détachement, l’épreuve est appelée à nous dévoiler toute l’étendue de la paternité de Dieu : « Mon Père, je remets tout mon être entre vos mains », disait tout à l’heure le Christ, justement à l’heure de la croix. Un Charles de Foucaud commentait, en sa belle prière : « Mon Père, je m’abandonne à vous, faites de moi ce qu’il vous plaira… Je remets mon âme entre vos mains, je vous la donne ô mon Dieu, avec tout l’amour de mon cœur, parce que je vous aime, et que ce m’est un besoin d’amour de me donner, de me remettre entre vos mains, sans mesure, avec une infinie confiance, parce que vous êtes mon Père. » Apparaissent alors, au sein même de la souffrance, l’abondance des consolations de Dieu : « De même que les souffrances du Christ abondent en nous, de même aussi par le Christ abonde notre consolation » (2 Co 1, 5).

Un autre vertige, ô combien différent de celui que nous décrivions initialement, nous prend alors. Il n’est autre que le vertige de l’amour. En effet, en cet abandon profond entre les mains du Père, l’âme chrétienne découvre progressivement combien sa souffrance ne lui appartient pas. Elle est d’abord celle du Christ, qui souffre en elle ; du Christ qui, à travers elle, à travers un des membres de son corps mystique, continue à planter dans le monde d’aujourd’hui sa croix rédemptrice, sa croix nouvel arbre de vie, sa croix qui seule illumine un monde si enténébré. Parce qu’elle est alors fécondité d’amour, parce qu’elle identifie à la femme de l’Apocalypse enfantant dans la douleur, l’épreuve devient paradoxalement source de joie, sans pourtant rien enlever de la souffrance : « Je me réjouis de souffrir pour vous, disait saint Paul, et accomplir en ma chair ce qui manque aux souffrances du Christ quant à son corps, qui est l’Église » (Col 1, 24).

    Cette joie, un tertiaire franciscain, atteint depuis son enfance d’une maladie grave, nous la décrivait en une magnifique prière adressée au stigmatisé si joyeux qu’était saint François : « Bien-aimé saint François … je ne vous demande pas de m’apprendre la résignation, c’est une lâcheté pour ceux qui sont fatigués d’aider Jésus à sauver le monde ; mais je vous demande de m’enseigner la louange, vous qui êtes un Séraphin. La louange, quand le seul Saint veut bien dans Sa miséricorde inouïe me faire une petite place sur Sa Croix où je suis un avec Lui. Donnez-moi ainsi de n’être pas un Cyrénéen maussade et bougonnant. »

« Je ne vous demande pas de m’apprendre la modération, et l’équilibre, et la mesure, et le juste milieu, parce qu’il n’y a pas de juste milieu entre Tout et rien, entre l’Infini et le créé, entre Jésus vivant de ma mort et moi vivotant malgré Sa Mort ; mais je vous demande de m’apprendre à me donner tout à Lui sans mesure, à souffrir avec Lui au-delà de cette timide mesure que les événements me proposent, à connaître la joie de Sa splendeur sans mesure, à mettre dans mon amour pour Lui cette unique mesure dont parle saint Bernard, et qui est de n’en pas avoir. »

 

La pauvreté de la crèche, ou l’infinie richesse du Verbe

La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas reçu ; mais à tous ceux qui l’ont reçu, a été donné de devenir enfants de Dieu. Si la première image de l’Incarnation est celle de la lumière de vie jaillissant au milieu des ténèbres du péché, apparaît aussitôt le drame du refus de Dieu : les ténèbres ne l’ont pas reçu. Évoquer l’Incarnation, c’est en même temps évoquer le refus de l’Amour, l’ingratitude croissant à mesure que s’étend sa miséricorde : Il est venu chez les siens, et les siens ne l’ont pas reçu. Les ténèbres se sont épaissies, comme la nuit se referme plus noire après la foudre : le monde ne l’a pas connu. Vraiment, Jean-Baptiste avait crié dans le désert… Elle est pourtant là, la vraie lumière, évidente, fulgurante et douce à la fois. Comment s’y ouvrir, quelles sont les dispositions que Dieu attend de l’homme pour se donner à lui ? La crèche l’indique. Le Christ n’a pas voulu naître dans des palais somptueux, ni dans des maisons richement ornées. Non ; seule la crèche avait les qualités requises pour recevoir dignement Dieu. Quelles sont-elles donc ?

Fondamentalement, la crèche est un lieu éloigné du monde, un lieu où la malice du monde n’a pas de place ; un lieu contradictoire avec l’esprit du monde. Ce lieu est pauvre, vide de ce que le monde appelle richesses. En est écarté tout ce qui éblouit trop facilement le regard humain – et l’aveugle d’autant. C’est au prix de ce dépouillement de l’apparat que pourra se manifester celui qui est la vraie lumière. D’ailleurs, regardez qui pénètre la crèche : la sainte Vierge et saint Joseph, sur qui le monde n’a pas de prise ; les bergers, hommes pauvres vivant selon Dieu. Certes les rois mages sont des hommes riches : riches matériellement par leur fortunes, riches spirituellement par leur sagesse. Mais accéder à la crèche n’est alors possible qu’au prix d’un long itinéraire, fait de détachement. Seul le dénuement, au moins intérieur, permet de pénétrer les richesses infinies de Dieu. Il faut avoir soif – et donc reconnaître son manque – pour être autorisé à puiser à la fontaine de vie. En un mot, il faut se ranger parmi les pauvres.

Le Christ lui-même en son humanité, sorte de crèche continuée, n’aura jamais ne serait-ce qu’une pierre où reposer sa tête. Toute sa vie sera éloignée des richesses humaines, des repus et des cossus. Il n’est pas venu rassurer nos aises, ni nous enliser dans des biens qui ne sont glaise, mais nous révéler la richesse infinie de Dieu, et nous la faire partager.

Car, à celui qui ainsi sait se détourner de ce sur quoi tant d’hommes miroitent, qu’est-il donné de contempler ? En ce petit enfant étendu sur la paille, il reconnaît et adore Dieu ! Loin des théophanies qui effrayaient les juifs au pied du Sinaï, il contemple et s’émerveille de l’Emmanuel, du Dieu donné. Au principe était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu… et le Verbe s’est fait chair, et Il a habité parmi nous (Jn 1, 1 et 12). Splendeur de la gloire du Père et forme de sa substance (He 1, 3), le Verbe est le cantique parfait et éternel que Dieu se chante à lui-même, cantique jaillissant des profondeurs de la divinité, cantique vivant dans lequel Dieu se complaît éternellement, parce qu’il est l’expression infiniment parfaite de ses perfections infinies. Et ce cantique divin, le Verbe, s’est fait chair et il a habité parmi nous (Jn 1, 14). En assumant une humanité, le Verbe divin ne s’amoindrit pas, il reste ce qu’il est : le Verbe éternel, la glorification infi­nie de son Père. L’humanité du Christ est ce Temple (Jn 2, 19-20) d’où, ici-bas, le Verbe fait en­tendre le cantique divin à la gloire du Père. Par lui, la louange du Père renaît là où elle n’était plus. C’est là l’œuvre essentielle de son humaine vie, il le dira expressément à la fin de celle-ci : Père, je vous ai glorifié sur terre (Jn 17, 4). Simple et éternel en lui-même, le cantique divin se déploie désormais en des accents humains. Humaine dans ses expressions, cette louange garde néanmoins sa valeur infinie, car elle reste celle du Verbe, du Verbe fait chair. Les anges s’en émerveillent et le chantent : Gloria in excelsis Deo.

Unir l’homme déchu à la louange que le Verbe adresse éternellement à son Père réclame le rachat du péché, la Rédemption. Aussi, afin de nous réunir dans la louange éternelle du Père, le Christ, Dieu donné, se livre à nous, pour nous. Le Christ, en entrant dans le monde, dit : Vous n’avez pas voulu de sacrifice ni d’offrande, alors j’ai dit : me voici je viens pour faire ô Dieu, votre volonté (He 10, 5). Ce n’est pas un hasard si, dès le premier instant de sa vie terrestre, il voulut être allongé sur le bois ; le bois de la crèche, annonciateur de cet autre bois rédempteur par lequel il nous établira dans la paix de Dieu : et in terra pax hominibus. O merveille, ce bois est celui d’une mangeoire : Dieu veut que nous mangions les fruits de ce bois, que nous communions à sa croix. Mystère insondable de ce Dieu donné dans l’Eucharistie !

L’amour du Christ pour son Père s’incarne donc ici-bas et se concrétise dans l’amour qu’il eut pour nous ; ces deux amours ne font qu’un. En se livrant totalement pour opérer notre salut, Il donne à son Père toute la gloire qui lui revient, car Il associe la création à la louange du Verbe éternel. Le voici donc tout à la gloire du Père, et entièrement livré aux autres, jusqu’à la dernière goutte de son sang : le Christ n’a rien gardé pour lui-même. Telle est l’ultime pauvreté de celui qui nous enrichit : c’est la pauvreté même de l’amour, qui toujours est extase, c’est-à-dire sortie de soi, oubli de soi. C’est à ce nécessaire dépouillement que la crèche, ultimement, nous invite. Le Verbe incarné nous y apprend que notre amour pour Dieu, pour le Père, passe lui aussi nécessairement par l’amour du prochain. L’adoration que nous avons pour le Père est certes en premier lieu une action de grâce, un immense chant de louange pour les bienfaits de sa miséricorde qui se sont déversés sur nous. Mais chanter une telle réalité, c’est se reconnaître redevable devant Dieu. Or cette dette envers Dieu ne peut se satisfaire qu’à travers les autres, en œuvrant pour qu’eux aussi deviennent louange de Dieu. Tel est toujours l’ultime motif de l’authentique amour du prochain, rappelons-le. Ainsi donc, à notre tour, à la suite du Dieu donné, sommes-nous appelés à devenir des êtres-donnés, des êtres livrés pour le bien des autres, afin qu’ils deviennent Verbe de Dieu, louange de Dieu : Nous avons connu la charité de Dieu en ce qu’il a donné sa vie pour nous ; nous devons, nous aussi, donner notre vie pour nos frères (1 Jn 3, 16).

Apparaît alors toute la pertinence des mots d’un Charles de Foucaud (écrits spirituels, p. 106), qui voulut vivre cette réalité dans toute sa radicalité : « Je ne puis concevoir l’amour sans un besoin un besoin impérieux de conformité, de ressemblance, et surtout de partage de toutes les peines, de toutes les difficultés, de toutes les duretés de la vie … Être riche, à mon aise, vivre doucement de mes biens, quand vous avez été pauvre, gêné, vivant péniblement d’un dur labeur : pour moi, je ne le puis, mon Dieu… je ne puis aimer ainsi ».