Pour une « écologie chrétienne » ?

Peu de sujets passionnent autant que celui de l’écologie. Il a ses fanatiques, ses opposants acharnés, et la masse des indécis qui hésitent à prendre partie d’un côté ou de l’autre. Terme formé au XVIIIème siècle à partir du grec « oîkos » (maison) et « logos » (parole, science), l’écologie se veut la science précisant les rapports entre l’homme et sa « maison » : la terre, le monde qu’il habite. Depuis la révolution industrielle, et avec le capitalisme et le productivisme inhérents à notre époque moderne, l’homme a, en effet, perdu la notion du rapport juste avec son environnement. Comment retrouver la juste mesure, dans un débat souvent politisé et caricaturé ? Quelle est la position du chrétien face à l’écologie ?

 

L’homme et la nature dans le plan divin

Au sixième jour, Dieu créa l’homme distinct du reste de la Création, et comme son parachèvement. L’Ecriture ajoute explicitement que Dieu donna à l’homme, en la personne d’Adam, tout pouvoir sur le monde : « Remplissez la terre et dominez-la. Commandez aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel et à toutes les bêtes qui se meuvent sur la terre1 ». La création matérielle est donc faite pour l’homme. D’un autre point de vue, il est naturel que le seul être rationnel qui peuple l’univers prétende à exercer sur lui une autorité : le moins parfait est fait pour le plus parfait. Sans l’homme pour l’habiter, l’univers n’a aucun sens et pourrait tout aussi bien ne pas exister.

 

Les « péchés » contre la nature

L’intensité du débat actuel sur l’écologie tient grandement à sa moralisation. Or, la notion de péché contre la nature peut laisser perplexe : peut-on pécher contre la nature ? Puisque la nature est la propriété de l’homme, il peut en user comme bon lui semble. Le propriétaire d’une pile d’assiettes peut librement décider de les briser, si tel est son bon plaisir. Cependant, un tel comportement pourra sembler irrationnel : manifestation de colère, de manque de maîtrise de soi, gâchis, absurdité… Il serait donc fautif envers sa nature d’être irrationnel, mais certainement pas envers les pauvres assiettes. Il en est de même pour les « fautes » contre la nature, qui sont en fait des fautes contre notre nature, et offensent les vertus de prudence, de tempérance, et parfois de bienveillance naturelle envers notre prochain. On peut donc pécher en usant mal de la nature, mais pas contre la nature. Seuls les êtres rationnels sont sujets du droit et de la justice.

 

La dérive de l’écologie moderne

Dans un monde qui a renié l’idée d’un Dieu créateur, l’univers prend fatalement un tour absurde. Les êtres ne sont plus finalisés, et donc plus hiérarchisés. Aussi n’est-il pas paradoxal d’entendre nos contemporains déifier tant l’individu que l’animal, la planète, les océans… De telles abstractions divinisées finissent fatalement par entrer en conflit les unes avec les autres. Certes, le capitalisme a promu un usage immodéré des ressources naturelles, aboutissant parfois à des catastrophes nuisant à des populations entières. Certains écologistes actuels en tirent comme conséquence la nuisance intrinsèque de l’humanité pour l’écosystème. Ce type de raisonnement marxiste se montre incapable d’identifier la véritable cause du problème : le péché originel, l’appât du gain, la course à la nouveauté et à l’innovation, et en définitive la recherche effrénée d’une jouissance matérielle qui voudrait recréer un paradis terrestre.

On oppose donc en général à ce comportement destructeur l’idole sacro-sainte de la Nature. Mais encore une fois, la nature sans l’homme n’a pas de raison d’exister, et se trouve même privée du seul être capable de lui donner une unité conceptuelle. C’est une idole qui sert à condamner ses propres artisans. Certes l’homme ne crée pas la nature, mais il la cause à titre de cause finale : pas de maison sans habitant. La nature doit être au service de l’homme, et l’homme doit prendre soin de sa maison, dans la mesure où son bonheur en dépend.

Quel bonheur sur terre ?

L’homme lui-même est déterminé par une fin qui s’impose à lui : du point de vue naturel, la recherche du bonheur, c’est-à-dire de sa perfection ; du point de vue surnaturel, l’union à Dieu.

Quelle est la perfection naturelle de l’homme ? Essentiellement celle de ses facultés rationnelles d’intelligence et de volonté, autrement dit la vertu et la contemplation. Si l’homme est ordonné à une finalité, et que la nature est ordonnée à l’homme, alors la nature a le rôle de moyen pour permettre à l’homme d’atteindre cette finalité : la mission du boulanger est de faire du pain, sa boulangerie doit donc être bien ordonnée à la production du pain. Ainsi la nature est l’occasion pour l’homme de pratiquer la vertu et la contemplation. La vertu par l’usage prudent et tempérant des biens qui lui sont confiés, la contemplation par le spectacle de son ordre et de sa beauté qui doivent ramener à Dieu (arts, sciences, philosophie).

Faut-il donc protéger la nature ? Oui, dans la mesure où elle doit continuer d’être vivable pour l’homme (vie physique), propice à l’exercice de la vertu (vie morale), et occasion de contemplation (vie spirituelle).

Quant à sa finalité surnaturelle, qui seule donne la pleine mesure de la relation parfaite entre l’homme et la nature, l’homme est plutôt dans une relation de détachement par rapport à cette patrie terrestre, qui n’est qu’une pâle image et parfois même un obstacle à la patrie céleste. La vie parfaite, celle des moines, manifeste d’elle-même cette harmonie que l’homme atteint dans sa relation avec la nature (sans que cela soit le but recherché), n’en usant que pour se rapprocher de Dieu.

On ne soulignera jamais assez l’étonnante contradiction qui caractérise notre monde moderne : dès lors qu’il a voulu mettre son paradis sur terre, il a commencé à défigurer le jardin que Dieu lui avait confié. Il n’est certes pas nécessaire, en temps normal, d’être chrétien pour comprendre le juste rapport de l’homme avec la nature, mais en ces périodes de désorientation des âmes et de pensée marxisante, la voix de l’Eglise est nécessaire pour rappeler aux âmes que le bonheur n’est pas à rechercher ici-bas mais dans le Ciel, et que par conséquent les biens matériels doivent être manipulés avec détachement, et toujours en vue de cette vie surnaturelle. Seul un rappel des fins surnaturelles de l’homme donne donc à l’écologie sa portée légitime, dans les temps où nous vivons.

 

R.J.                                                                                                                                              

 

La crise de l’apostolat

« La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux.»1 Dire que ces mots, deux mille ans après Jésus-Christ, sont toujours d’actualité, relèverait du truisme. Force est cependant de constater que la situation actuelle est particulière, d’un côté en raison  du déclin du christianisme et de la montée en puissance des autres religions et de l’athéisme, et de l’autre côté du manque criant d’« apôtres », de religieux et de laïcs dévoués au service des âmes. Pourtant, nous ne pouvons pas dire que la générosité a disparu de nos milieux et que nous sommes démunis face au monde. Comment donc remédier à cette crise de l’engagement chez les jeunes, premiers concernés car souvent en première ligne de l’œuvre apostolique ?

Le champ et les moissonneurs

La tâche d’apostolat a une certaine ressemblance avec les premiers temps de l’Eglise : le nombre d’âmes à convertir à la vraie Foi est en effet extraordinairement élevé : près de 6 milliards de non-chrétiens contre près de 2 milliards et demi de chrétiens, mais la différence est encore plus grande lorsque l’on considère que le terme de « chrétiens » recouvre aujourd’hui aussi bien les catholiques (1.4 milliards), que les protestants (900 millions) et les orthodoxes (160 millions). Ajoutons à cela que les catholiques eux-mêmes sont divisés, et nous aurons alors une petite idée de la quantité de personnes à mener à Dieu. En France, face à cette tâche gigantesque et au déclin du clergé, initié depuis la Révolution et qui n’a fait que s’accélérer depuis le Concile Vatican II- les laïcs ont très tôt été adjoints aux prêtres et religieux pour pallier leurs carences,dues à leur nombre trop faible au vu du désert spirituel de la France post-révolutionnaire, et de leur difficulté à atteindre certains milieux comme celui des ouvriers.

Au XXème siècle, ces mouvements d’apostolat laïc se sont multipliés et ont connu un très fort succès (Sillon, Jeunesse Ouvrière Catholique, Association de la Jeunesse Catholique de France, Cercles Ouvriers, …), mais aujourd’hui, la plupart d’entre eux ont été soit dissous, soit dévoyés de leur but premier2. Peu d’entre eux ont subsisté, et peu de mouvements nouveaux ont vu le jour, tout comme les congrégations religieuses. Les vocations, notamment dans la Tradition, se font rares. En 2022, huit nouveaux prêtres ont été ordonnés au séminaire d’Ecône. Bien peu au vu de l’abîme spirituel de notre France moderne ! Pour ce qui est des mouvements d’apostolat laïc, le constat est partout le même : trop peu de chefs, trop peu de cadres, trop peu d’animateurs. On peut bien sûr récriminer contre notre temps, contre la société actuelle impie et corruptrice, ou contre les médias et les écrans qui affaiblissent nos jeunes : plaintes vaines si elles ne sont pas précédées d’un travail de fond que nous pouvons accomplir dans nos familles, là où grandissent les jeunes, où ils apprennent à devenir adultes.

La famille et le dévouement

La famille a un rôle de première importance dans le développement de l’esprit de dévouement chez les jeunes. Citons le Révérend Père Floch, dans son ouvrage Les élites et le sacerdoce : « La coopération des parents est tout à fait dans l’ordre pour l’étude et la détermination d’un état de vie, […]. Cette coopération a son rôle dans la recherche, l’éveil, la culture des dispositions naissantes ». Pie XII encourageait à « développer les qualités natives de chaque enfant, tout en aiguisant en lui la conscience de sa responsabilité en ses actes […], l’esprit d’initiative […], l’estime de la droiture et de la fermeté, en même temps que l’horreur de la duplicité et de toute sorte de mensonge »3. Ce développement des qualités naturelles et des vertus nécessite un soin particulier à créer et favoriser les conditions propices, ainsi qu’à écarter ce qui pourrait lui nuire. Le clergé et les experts avisés, ne cessent de rappeler le danger que représente pour une jeune âme Internet et les écrans, pour une question de morale évidente mais également pour le développement et l’équilibre personnel. Un écran est rapidement synonyme d’un renfermement sur soi qui favorise l’égoïsme et nuit au dévouement. Il est absolument nécessaire d’exercer un contrôle de l’usage des ordinateurs, smartphones et autres outils (sic) multimédias, causes de tant de ravages pour les vertus de charité et de pureté, sans lesquelles l’apostolat ne peut être qu’embryonnaire ou vain.

En parallèle, il convient d’exploiter, et même de créer les occasions qui peuvent concourir à l’affermissement des bonnes dispositions du jeune. Un chantier de jeunesse, un camp d’été, des travaux dans une école ou un prieuré sont autant d’opportunités favorables à cela. Ces dernières ne manquent pas et la plupart ont pour vocation d’aider à l’apostolat (MJCF, Légion de Marie, …). Il peut coûter de se séparer, même momentanément, de ses jeunes, ou de les confier à d’autres que soi. C’est pourtant là le but de la famille : élever des enfants pour les donner à l’Eglise et à Dieu, que ce soit dans le sacerdoce ou l’Action catholique dans la Cité. Faire d’eux des « bons citoyens » ou des « bonnes personnes » ne suffit pas : il faut en faire des saints : « ils (les parents) doivent se montrer plus désireux d’engager leurs fils à Dieu qu’au siècle4 Cette tâche dépasse bien sûr les simples forces humaines, aussi est-il nécessaire d’ajouter quelques moyens d’ordre spirituel aux moyens d’ordre naturel, certes nécessaires, mais insuffisants.

A l’école de la Grâce

L’esprit d’apostolat diffère de l’altruisme en ce qu’il est directement lié à la grâce divine, tandis que l’autre est une vertu humaine, certes belle mais limitée. Le premier dépend de Dieu et de la disposition de l’âme, le second dépend du tempérament. Des habitudes de vie pieuse permettent souvent d’éveiller une âme à l’appel de Dieu : le service de l’autel, l’assistance aux offices (Salut au Saint-Sacrement, chapelets ou rosaires médités, …), la dévotion aux âmes du Purgatoire, les sacrifices acceptés pour Dieu et le bien du prochain sont autant de pistes et de ressorts à la disposition des parents pour aider à la naissance des vocations et de l’esprit d’apostolat. L’enfant doit apprendre à aimer tout ce qui le rapproche de Dieu, en particulier par la prière. Il est tout à fait possible de l’encourager à l’oraison, à la méditation des textes saints, à la contemplation des grandeurs de Dieu. Loin de le rebuter ou de le décourager, l’oraison précoce est un outil d’une efficacité maintes fois prouvée pour développer un amour sincère de Dieu et des âmes.

Nous attachons peut-être trop peu de crédit à la puissance de la grâce et à sa capacité à transformer une âme. Le Bon Dieu ayant voulu nous adjoindre au salut des âmes, Il ne peut nous laisser sans Son aide pour accomplir notre part de cette mission surnaturelle. Nous ne sommes que ses instruments, mais Il s’est en quelque sorte abandonné à notre volonté d’œuvrer avec Lui, ou plutôt sous Lui. Il suffit de notre côté d’un seul Fiat pour que le reste s’accomplisse. Combien nombreux sont les exemples de conversions produites par la simple offrande d’une médaille miraculeuse, d’un tract invitant à une activité d’esprit chrétien, d’une parole pleine de Foi ? Aider une âme à se sauver est possible sans posséder la science des théologiens, ou la vertu des saints ermites. Il suffit, de notre côté, d’un peu de dévouement, même si ce dévouement s’apprend.

Soyons bien conscients que l’apostolat de demain commence avec nos jeunes, qui ne pourront transmettre que ce qu’ils ont reçu. Il nous faut être ambitieux pour eux, de cette ambition noble qui vise à faire d’eux des prêtres, des religieux, des chefs, des piliers de l’Eglise. Chacun d’eux a sa place dans l’œuvre apostolique, en fonction de ses capacités et de son amour de Dieu et de l’Eglise. Seulement, leur disposition à servir Dieu et les âmes dépend grandement de ce qu’ils auront reçu au sein de leur famille. Notre jeunesse est avide de se donner et de répandre le feu de Dieu à travers le monde. A nous d’avoir confiance en elle et de lui donner les moyens qui sont à notre portée pour qu’elle accomplisse la mission que Dieu lui a confiée.

R.J.                                              

 

1 Mat. IX, 35

2 Par exemple : la JOC est aujourd’hui considérée comme mouvement de gauche, voire d’extrême-gauche.

3 Pie XII, Menti Nostrae

4 Saint Gaudence, évêque de Brescia (IVème siècle)

                                                                                                

Confiance en l’autre,   confiance en Dieu  

Parler de la confiance en général est un sujet tellement vaste que l’on se perdrait à l’explorer, si l’on ne se restreignait à l’étude de l’une de ses parties plutôt qu’à son tout. Le monde d’aujourd’hui, tout imbu d’individualisme qu’il est, met en avant la confiance en soi comme clé du bonheur et de la réussite. Les avis, tous plus scientifiques les uns que les autres, de « coachs de développement personnel » ou de psychologues avisés, fleurissent dans la littérature moderne ou sur le web, et les réclames pour des séances privées ou en groupe foisonnent sur le comptoir des commerces ou aux panneaux d’affichage. Il est certes primordial à l’homme moderne de rétablir le déséquilibre mental causé par la perte de repères spirituels et moraux de notre temps, mais il n’est pas lieu d’en discuter ici. Il nous paraît important de se pencher plutôt sur le côté social de la confiance, c’est-à-dire envisagée par rapport au prochain, et plus ultimement à Dieu. Ces deux points seront abordés séparément, après avoir d’abord défini plus précisément ce que l’on entend par confiance.

Qu’est-ce-que la confiance ?

Ce mot est issu du latin confidentia, mais est également influencé par l’ancien français fiance, c’est-à-dire Foi. On le retrouve encore aujourd’hui dans fiancé. Confiance peut s’entendre sous plusieurs sens : avoir confiance dans l’autre, avoir confiance en soi, avoir confiance dans une situation donnée1. Il s’agit de l’assurance que l’on a : assurance dans la bonne volonté ou de la bienveillance de quelqu’un envers soi, assurance dans ses propres forces ou assurance dans le succès d’un moment. La confiance est donc un sentiment. Or, comme tout sentiment, elle va dépendre en partie du tempérament de chacun, être soumise à des possibles changements d’humeur, ou bien varier en fonction des expériences vécues. Un inconnu peut instantanément gagner notre confiance, tout comme un ami de longue date peut la perdre du jour au lendemain. Autrement, un tempérament mélancolique sera prompt à accorder sa confiance, mais également à la retirer2.

Comme tout sentiment, la confiance aura besoin d’être soumise à l’œuvre de la raison pour être vraiment bonne, même si elle est particulièrement difficile à diriger. On peut, en effet, avancer qu’on a confiance ou qu’on ne l’a pas, qu’elle ne naît pas sur commande. Cela est vrai, mais il ne tient qu’à nous de la laisser s’exprimer ou de la contraindre. Le danger est celui que la Fontaine expose dans sa fable des poissons qui se laissent piéger par le cormoran3, c’est-à-dire de faire confiance à un séducteur, beau parleur ne cherchant qu’à abuser de l’autre : « l’on ne doit jamais avoir de confiance / En ceux qui sont mangeurs de gens.»4 Le proverbe populaire « La confiance se mérite » avertit du danger que courent les âmes trop crédules ou trop naïves pour se méfier, ou tout au moins envisager que l’autre n’est peut-être pas aussi bon qu’il le paraît5, ce qui nous mène à envisager un peu plus en profondeur la confiance dans les rapports à l’autre.

La confiance en l’autre

La confiance en l’autre est le fondement de toute vie en société. Comment pourrait-on vivre ensemble s’il fallait se méfier à chaque instant de son voisin ou même de sa propre famille ? On peut la définir plus précisément comme l’assurance d’une certaine bienveillance de l’autre envers soi, et qu’il ne nous trompera pas. Elle est à l’origine de l’amitié et de toute relation humaine, et en suit les trois différents degrés, selon qu’elle se base sur l’utilité, le plaisir ou la vertu6. On peut ainsi avoir confiance en son boulanger, en son collègue de travail avec qui on partage des bons moments, ou en son plus proche ami, mais il est évident que l’intensité varie du boulanger à l’ami, ce dernier nous voulant généralement plus de bien que le premier, et étant aimé pour autre chose que les services qu’il nous rend. D’ailleurs, dans le cas où le lien de confiance serait rompu, il s’avère plus aisé de trouver un nouveau boulanger qu’un nouvel ami. Poussons plus loin ces considérations sur la confiance envers l’autre, qui revêt une importance toute particulière dans le cadre de la famille.

Concernant la relation de confiance au sein de la famille, penchons-nous principalement sur la confiance entre les époux. La confiance mutuelle entre époux est une évidence de prime abord, puisqu’ils ont fait le choix de se marier et de fonder une famille. Cependant, la confiance qu’ils se portent peut être altérée malgré l’amour qu’ils se sont promis. La calomnie ou les indiscrétions de proches sont à l’origine de bien des discordes dans le couple, venant insidieusement ou même brutalement briser ce lien que l’on croyait incorruptible entre le mari et sa femme. On préfère faire confiance à un ami ou à une connaissance, plutôt qu’à celui ou celle qui partage notre vie. La confiance entre époux est nécessaire à la stabilité de la famille. Comment cette dernière pourrait rester unie si les deux autorités se méfient l’une de l’autre ? La relation de confiance ne peut évidemment plus durer en cas de chute avérée et sans repentance, mais sinon il est du devoir des époux de la conserver, et de la rétablir le cas échéant. Pour conclure ici sur cette question de la confiance entre époux, bien qu’il y aurait matière à en parler plus longtemps, nous pouvons ajouter qu’une méfiance, ou tout du moins un manque de confiance visible entre époux, ne pourra qu’être remarqué par les enfants, provoquant facilement un affaiblissement de la foi qu’ils ont dans leurs parents.

Confiance en Dieu

La question de l’abandon de l’âme en Dieu est un sujet déjà abondamment traité. Soulignons simplement que seul, Il est digne de confiance : nous a-t-Il jamais abandonnés et laissés à nous-mêmes ? Intéressons-nous plutôt à deux dangers qui guettent l’homme dans sa relation à Dieu et à sa Providence, à savoir l’angélisme et l’activisme.

L’angélisme est l’attitude de l’âme qui, invoquant la toute puissance de Dieu et Son amour infini pour nous, se retranche dans une sorte d’apathie et de passivité : « le Salut et la victoire de Dieu sur le démon est certaine, alors pourquoi se démener à combattre le Mal et à corriger l’erreur ? Ne serait-ce pas un manque de confiance dans la Providence ? Prions le Bon Dieu et ne nous soucions pas de tout cela, les méchants seront damnés et les bons seront sauvés ». Il est bien vrai que Dieu peut tout et sauvera les bons, mais Il exige notre participation au combat céleste. Ce combat se mène d’abord contre nous, mais aussi contre les ennemis de Sa gloire et contre l’erreur. N’a-t-on jamais vu un digne serviteur laisser son maître subir les insultes et les outrages de ses adversaires ? Si nous ne sommes pas prêts à nous battre pour ce que nous aimons, quelle sorte d’amour est-ce là ? Cette confiance déréglée a donné naissance à une hérésie appelée le Quiétisme, apparue au XVIIème siècle avec le prêtre Miguel de Molinos, puis portée par Fénelon, et condamnée en 1687. Elle est présente encore aujourd’hui dans diverses sectes protestantes comme les Quakers7.

L’activisme, dans un sens contraire, est une tendance à privilégier l’action avant tout. L’activiste avance que le Paradis « appartient aux violents8 », et que le Bon Dieu nous laisse mener nous-mêmes le combat spirituel pour séparer les forts des faibles, les serviteurs méritants des serviteurs infidèles. Il est de tous les combats pour la défense de l’Eglise, de toutes les manifestations, de toutes les actions, se dépense sans compter dans les associations et les cercles chrétiens, et considère qu’agir est plus important que prier. Le mal est tellement présent qu’il faut bien donner un coup de pouce au Bon Dieu, n’est-ce pas ? Pour lui, l’action apostolique et chrétienne est avant tout une question d’efficacité, il est prêt à sacrifier un peu de la Vérité, tant que cela permet d’attirer un plus grand monde et de « marquer des points ». Derrière cette attitude se cache souvent une certaine angoisse : si je ne fais pas tout cela, serais-je sauvé ? Il oublie que si Dieu exige de nous des actions, Il se réserve seul de les mener au succès ou non. L’activiste fait davantage confiance en ses propres forces qu’en Dieu et en la Providence. Cela a mené à des erreurs comme l’Américanisme, aussi appelé « Hérésie des œuvres », né à la fin du XIXème dans la communauté catholique des Etats-Unis9.

Le remède à ces deux erreurs est un équilibre entre prière et action, suivant les mots de saint Ignace de Loyola : « Prie comme si tout dépendait de Dieu, et agis comme si tout dépendait de toi ». Quoiqu’il arrive, l’homme n’est qu’un instrument de la volonté de Dieu, il suffit de s’abandonner en Lui et de Lui accorder toute notre confiance, Il nous conduira ensuite où Il aura décidé.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce vaste sujet de la confiance : sa place dans la relation entre amis, son application dans la relation entre supérieur et subordonné, son importance dans l’épanouissement personnel. Le plus important a semblé être de lui redonner sa place de vertu sociale, nécessaire à la concorde et à l’harmonie dans la cité et dans la famille, et d’avertir de quelques dangers que peut représenter une confiance déréglée.

La confiance est un véritable trésor qu’il est urgent de protéger : elle ne doit pas se donner à la légère, et encore moins légèrement se reprendre. Dans ce monde moderne où règnent le culte de la superficialité et le mensonge, la confiance saine et indéfectible se fait rare. Mais quelles que puissent être les déceptions rencontrées dans nos relations humaines, n’oublions pas que Dieu seul est fidèle et parfaitement digne de confiance : tant que l’homme sera homme, il pourra décevoir. Ne nous scandalisons pas si notre prochain défaille, et n’hésitons pas à lui accorder de nouveau notre confiance, comme nous-mêmes, nous aimerions que les autres gardent confiance en nous.

R.J.                                     

1 Comme convenu plus haut, nous concentrerons notre propos uniquement sur la confiance en l’autre.

2 Cf Les Tempéraments de Conrad HOCK, ou Les Passions du R.P. LEJEUNE

3 Livre X, fable 3 : Les poissons et le Cormoran

4 Idem

5 Attention ! Il s’agit ici d’avertir contre les dangers d’une confiance excessive, et non pas de promouvoir la méfiance comme base des rapports sociaux.

6 Pour approfondir ce sujet des degrés de l’amitié, se référer à l’excellent Ethique à Nicomaque de Aristote, au livre huit.

7 Entre autres points, le Quiétisme soutient qu’il est inutile de combattre les tentations, Dieu venant ultimement nous sauver de notre péché.

8 Mat. XI, 12

9 Ce courant est condamné par le Pape Léon XIII en 1899.

 

                                                                                                         

 

Regarder, interroger et entrer dans le mystère de l’œuvre

« Rien de grand et de fort ne se fait avec la jeunesse sans enthousiasme »                                                                                   

  « Le promoteur de toutes les entreprises petites ou grandes, de presque toutes les œuvres humaines c’est l’enthousiasme ».                                         

Père François Charmot

Suivons ensemble notre conférencière présentant cette œuvre si connue de Rembrandt

Cette toile du maître hollandais est peinte vers 1663-1665, donc au terme de la vie de Rembrandt. Rappelons que l’histoire de l’Enfant prodigue (Luc 15,11-32) est une des trois paraboles de la Miséricorde. Toutes illustrent un égarement volontaire ou involontaire et des retrouvailles conduisant à une joie indescriptible. Négativement, un Prodigue est celui qui dépense de manière inconsidérée. Positivement, il est celui qui donne avec libéralité. Nous nous trouvons en face des deux prodigalités : celle inconsidérée du fils, celle incommensurable du Père. D’une certaine manière, le choix d’un tel sujet n’est pas innocent : Rembrandt dilapida sa vie et son bonheur à la manière aventureuse de cet enfant prodigue. La scène s’insère dans les réflexions d’un homme qui fait le bilan de sa vie. D’ombre et de lumière, la peinture de cette époque baroque et son sujet sont traités comme une vaste Vanité.

Le fond noir favorise la méditation du spectateur, l’immobilité des trois témoins de droite y contribue aussi. Ils sont dans l’attente.                                                                                                                                

Soyons attentifs aux lignes et aux couleurs : elles sont les premiers guides de notre enquête. 

Puis, s’enchaîneront d’utiles questions ouvrant des pistes de compréhension.

Le Père : Le père de famille est l’image de Dieu attendant tendrement son fils perdu, il est posté sur le seuil de sa maison. Il n’a jamais cessé de veiller. Il est rare que Dieu le Père soit le thème d’un portrait monumental. Son corps voûté et penché entre en symétrie avec l’arche de pierre qui surplombe la scène.

Visuellement la courbe produit une perception de douceur. Le père de la parabole est une image du Christ, celui qui, selon saint Luc (4, 17-19), est venu « pour guérir ceux qui ont le cœur brisé, pour proclamer aux captifs la délivrance… ». Les bras du Père forment un cercle autour de l’Enfant, symbole d’unité. Le fils enlacé retrouve, retourne vers cette unité.

Les mains du Père ont un double aspect, l’une forte symbolise sa justice, l’autre fine sa miséricorde.                                          

Comme le traitement de la lumière guide notre réflexion ! Elle s’écoule du front de Dieu, ses mains rayonnent, le dos de l’Enfant revivifié s’illumine et ranime son corps.

La grâce se répand.                                                                                                                  

  Le Père décharge le fils de son fardeau et, là où les mains de lumière s’appliquent, le corps agenouillé se réchauffe, revit et se relève : son vêtement vibre de lumière à cet endroit précis. Ce geste restaure la vie selon saint Luc 4,17-19: « L’esprit du Seigneur est sur Moi ». Image des effets du sacrement de Pénitence.

Le fils a demandé pardon et reconnu ses fautes.

Les teintes terreuses de l’habit de misère (la vie du pécheur) se changent en un vêtement de noce, la robe blanche donnée au baptisé. La grâce resplendissante dans l’élu. La cape rouge ouverte enveloppe le corps du fils. Le rouge, couleur du cœur, foyer ardent de l’amour divin, symbolise la miséricorde du Père.

Le message du tableau par la couleur : Le fils avait demandé son héritage matériel, corruptible (ses haillons) et le Père lui cède le véritable bien : l’amour divin qui est inépuisable, incorruptible manifesté par l’effet de ruissellement doré. Rembrandt sait traduire cette miséricorde par les couleurs, les jeux d’éclairage théâtralisés, la vibration de la matière, le passage des ténèbres à la lumière.

Le Fils prodigue : La tête de l’enfant prodigue de Rembrandt est rasée : c’est un fait rare dans l’iconographie du Prodigue. A quoi pense donc Rembrandt ? Il faut raisonner par analogie, par association d’idées. Quels sont ceux à qui l’on rase les cheveux ? Les forçats et les mendiants pour éviter la propagation de la vermine. C’est un signe distinctif de leur état. Pour Rembrandt, le crâne rasé indique la captivité ancienne de l’Enfant, prisonnier du péché, comme un forçat l’est de ses chaînes. Ses vêtements sont usés comme ceux d’un mendiant. Ici il vient mendier non de l’argent, mais la miséricorde du Père. Le jeune homme reconnaît sa misère humblement. Cette démarche de retournement n’est pas celle du fils aîné, si bien habillé. Le contraste des couleurs est essentiel pour la signification. La lumière divine inonde la vie intérieure renouvelée. Agenouillé, ce pauvre a confessé ses fautes. Les yeux fermés, il s’est jeté aux pieds de son Père. Son cœur est redevenu celui de l’enfant aimant.

Deuxième lecture : la tête sans cheveux est aussi celle du nouveau-né. Nous voyons ce jeune homme renaître à la vie. Rembrandt fait référence à Saint Jean, 3,5 : Jésus répondit à Nicodème : « Amen, amen, je te le dis : à moins de naître d’en haut, on ne peut voir le royaume de Dieu.» Nicodème lui répliqua : « Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Peut-il entrer une deuxième fois dans le sein de sa mère et renaître ? » « Amen, amen, je te le dis : personne, à moins de naître de l’eau et de l’Esprit, ne peut entrer dans le royaume de Dieu ». 

Que voir encore ?                                                                                                                               

L’escalier, les degrés de pierre indiquent un désir de se relever, de gravir l’échelle de la vertu. Une seule marche comme un banc de confessionnal.

Dieu reçoit un être brisé. Les pieds nus, sales, sont ceux d’un pèlerin qui s’est usé sur les chemins de la vie ou, selon la symbolique classique, de celui qui s’est sali au contact du monde pécheur.                                                                 Mais encore, la nudité du pied dans la proximité de Dieu, serait justifiée, car le sol que le fils foule est sacré. Dieu s’y tient. « Ote tes chaussures » dit Dieu à Moïse devant le Buisson ardent, « le sol sur lequel tu marches est sacré ». Le pied chaussé lui a permis de revenir jusqu’à la maison du Père. Il indique le désir du retour après l’errance.

Les pieds propres sont ceux de l’Evangile de saint Jean : 13, 1-15. Les paroles de Jésus lors de la dernière Cène : « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi. » Impossible pour qui refuse d’être lavé de ses fautes, de parvenir à la vie éternelle, de partager la vie de Dieu. Ce jeune est sur le seuil du paradis où Dieu l’attend. Chez Rembrandt, l’épreuve, puis le repentir, vont purifier le garçon. C’est un encouragement à accomplir des temps de pénitence. D’ailleurs, près des pourceaux, le fils a connu la faim, la solitude, les pleurs, les regrets. Les cochons de la parabole sont les images de l’impureté dont l’âme a dû se laver. Le peintre allemand Dürer, dans une célèbre gravure, montrait au XVème siècle, le pécheur tombé aussi bas que ses animaux. La grande famine qu’il ressent est en réalité la faim de Dieu qui le tenaille. Revenons à la composition du maître d’Amsterdam. Les traits bouffis par les larmes, le visage émacié du fils de la parabole peinte par Rembrandt disent que la pénitence est accomplie. Le visage tellement ému de l’enfant indique qu’il a pleuré. Sur le cœur de son Père, in sinu patris, il s’est blotti. Le fond sombre invite à transposer, actualiser, et appliquer la leçon au lecteur de l’œuvre. L’obscurité a suspendu le temps et la lumière est entrée doucement dans notre esprit grâce aux talents du peintre et à la beauté de son art. L’image est agissante, elle peut s’imprimer en nous et continuer son chemin grâce aux pistes ouvertes par l’artiste.

 

« Apprendre à voir » 

La lecture d’une œuvre est personnelle mais elle est épaulée par notre catéchisme et la mémoire des textes de la messe ou celle des Evangiles. Pour nous aider nous pouvons confronter la mise en scène de l’Enfant prodigue de Rembrandt à d’autres qui lui sont contemporaines (Murillo, 1675)…

 Nous remarquons alors des similitudes ou des différences qui guident notre compréhension. Il faut lire, se rappeler des sermons aussi, si l’on veut approfondir le sens.

                                                                                                                                                                 Sans le demander, notre mission d’enseigner est parfois récompensée ! Comment oublier cette encourageante et poignante remarque d’un étudiant (ignorant de la culture chrétienne) devant la Piéta de Michel Ange. Sa réaction fut la suivante : « Mais si l’on m’avait dit cela, j’aurais aimé ! Pourquoi ne me l’a-t-on jamais dit ?… »    

   

Marie de Corsac – Conférencière

                                                                                                                                  

Bibliographie                                                                                                                                                                                                                                               

Mgr Georges Chevrot, (1879-1958), l’Enfant prodigue, collection du  Laurier, 2016.

Marc Bocher, Allers et retours de l’Enfant prodigue l’enfant retourné : variations littéraires et artistiques sur une figure biblique, Champion, 2009.                                                                                                                                

Père François Charmot, l’Ame de l’éducation : la direction spirituelle, éd. Spes, 1934.

Homélies de Mgr Chevrot.                                                                                                                                                                                             

 

Essai « littéraire » : idéal classique, idéal moderne

Note préliminaire, à titre d’introduction :

Sans vouloir ressusciter une querelle stérile entre Anciens et Modernes, nous voudrions nous interroger sur les grandes lignes qui caractérisent d’un point de vue littéraire, le classicisme d’une part, la modernité d’autre part. Précisons bien qu’il ne s’agit-là ni d’une étude historique – au sens événementiel du terme – ni d’une étude proprement littéraire – au sens où la littérature « épouse ›› son époque – mais d’un essai philosophique puisqu’il importe de déterminer les propriétés essentielles de ces deux tendances littéraires. En ce sens, classicisme et modernité ne seront pas analysés comme courants littéraires, inscrits dans un temps et un lieu déterminés mais comme état d’esprit, idéal artistique. A ce titre d’ailleurs, ne peut-on considérer par exemple Baudelaire ou P. Valéry – relativement à l’écriture – comme des écrivains classiques alors que La Bruyère et Fénelon – relativement aux idées – présentent bien des aspects modernes ? Clio sera donc soumise à Minerve, ut decet. Signalons enfin que Boileau (surnommé « la conscience du classicisme ») et Baudelaire (auteur du fameux « qui dit romantisme dit art moderne : Salon de l840) ››, en tant que théoriciens de l’art en général ayant su s’interroger sur les finalités de l’art littéraire en particulier, nous serviront de cicérones.

I – « Rien n’est beau que le vrai », tel est l’idéal classique formulé par Boileau1

Que faut-il entendre ici par « vrai » ? Le vrai, c’est la nature mais la nature à la fois générale et choisie : générale, c’est à dire universelle, susceptible d’intéresser les hommes capables de réfléchir et de sentir, et choisie, c’est à dire « sélectionnée » parce que les exceptions ou les singularités (au sens étymologique du terme) sont contraires au plan ordinaire de la nature. De plus, nous n’arrivons au général que par le choix : c’est parce que Phèdre est un modèle choisi de « l’amour-passion ›› qu’elle intéresse tous les hommes en proie à la passion amoureuse. Si ce naturel est surtout psychologique à l’âge classique, il importe peu qu’il soit réel (vérité de fait : Molière, Racine, La Rochefoucauld) ou idéal (vérités de raison : Corneille, Pascal, Bossuet). Concernant le genre de la tragédie par exemple, là où Corneille affirmera : « le sujet d’une belle tragédie ne doit pas être vraisemblable »2, Racine au contraire soutiendra : « il n’y a que le vraisemblable qui touche dans la tragédie »3, mais là où Corneille et Racine, du point de vue de la finalité classique se rejoignent, c’est qu’ils nous ont proposé des types d’hommes éternels. Polyeucte et Joad représentent le type chrétien comme Rodogune et Hermione incarnent la vengeance humaine au-delà des différences individuelles, humaines, trop humaines. De la même manière, ne parle-t-on pas désormais d’un Harpagon pour désigner un avare (figure de style appelée antonomase !) ou d’un Julien Sorel pour indiquer l’ambitieux ? La notion de type, par nature universelle, connexe à la notion de modèle – le type parce qu’il est universel, peut servir de modèle ou de référence – permettra alors « l’émergence » des notions d’imitation et d’admiration : « le vrai seul est aimable »4.

A l’inverse, que propose « l’idéal » moderne ? « L’imagination est la reine du vrai et le possible est une des provinces du vrai » nous dit Baudelaire5. (Une province privilégiée, indique-t-il au cours de son exposé, où le possible s’oppose au naturel). Or, si c’est l’imagination qui appréhende le vrai, ce « vrai » n’est plus l’universel, le nécessaire, mais correspond à l’imaginaire, au singulier. « La modernité », reconnaît l’auteur des « Paradis artificiels », « c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art ›› (sic)6. La notion de type est alors récusée au profit de la notion d’individu et à la notion d’imitation se substituera celle de création. Il est difficile par exemple de dégager des types d’un roman de M. Proust : on y trouvera une accumulation d’individus constitués d’éléments insignifiants ou singuliers (Swann, les Guermantes).

« Nous voulons

Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?

Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau »7

 

II – « Le vrai seul est aimable »

Aux yeux des esprits classiques, la vérité doit être universelle pour satisfaire à la véritable beauté artistique : « quoi que vous écriviez, évitez la bassesse »8. L’écrivain classique, quel que soit le genre littéraire utilisé, ne peut plaire et toucher que par la présentation (directe ou indirecte) du vrai et du bien. Vivre selon le vrai, c’est agir bien, c’est à dire conformément à la raison qui constitue la dignité de l’homme suivant la pensée de Pascal : « Toute la dignité de l’homme consiste en la pensée »9.

En un mot, vivre selon la pensée, c’est mener une vie vertueuse. Notons d’ailleurs que plus le vrai exposé sera idéal, c’est à dire moral, plus pourra naître l’admiration du lecteur ou du spectateur : « quand une lecture vous élève l’esprit, et qu’elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l’ouvrage ; il est bon et fait de main d’ouvrier. »10 Pour un esprit classique, contrairement au cerveau (terme baudelairien) moderne, le plaisir (trop « artistique ») vise une conversion, une purification parce que la psychologie, plus ou moins implicitement, est subordonnée à la morale. Corneille à ce sujet, a écrit ces paroles fortes dans sa Préface à Nicomède : « le succès a montré que la fermeté des grands cœurs, qui n’excite que de l’admiration dans l’âme du spectateur, est quelquefois aussi agréable que la compassion que notre art nous commande – de mendier pour leurs misères »11. Quant à Boileau, dans sa lettre à Perrault lors de la fameuse Querelle des Anciens et des Modernes, il exprimait la même idée à propos du rôle des auteurs classiques : « Les grands écrivains doivent leur gloire à la constante et unanime admiration de ce qu’il y a eu dans tous les siècles d’hommes sensés et délicats, entre lesquels on compte plus d’un Alexandre et plus d’un César. Ceux que j’ai toujours vus le plus frappés de la lecture des écrits des grands personnages – Homère, Horace, Cicéron, Virgile – ce sont des esprits du premier ordre, ce sont des hommes de la plus haute élévation »12. L’art pour l’art est donc inconcevable pour une intelligence classique : quoiqu’en dise J.-J. Rousseau, « l’Avare » de Molière est certainement plus une école de grandeur d’âme qu’une « peinture de mauvaise mœurs ». (Indirectement bien sûr comme peut corriger la comédie c’est-à-dire « ridendo mores »).

En revanche, si l’imaginaire seul constitue la « vérité ›› moderne, il constitue aussi le principe de la beauté moderne. Ecoutons cet aveu de Baudelaire, exprimé à travers les propos de celui qu’il appelle « l’homme imaginatif »13 : « Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est parce que rien de ce qui est ne me satisfait. La nature est laide et je préfère les monstres de ma fantaisie à la trivialité (sic) positive ». A la notion normative d’admiration (et surtout d’imitation) va se substituer la notion équivoque d’évasion. Jamais les concepts de créativité, de spontanéité et de liberté ne seront autant sollicités puisque les modernes ne font plus figure – cf. « Le Roi se meurt ›› de Ionesco – de héros ou de prophètes mais de dandy et de bohèmes. En langage baudelairien, le bohémianisme de la condition humaine, exode sans prophète, a succédé à l’héroïsme du genre humain.           « Les hommes vont à pied

Promenant sur le ciel des yeux appesantis

Par le morne regret des chimères absentes »14

 

III – « Aimez donc la raison »15

Seule la raison entendue comme l’excellence de l’homme permet d’appréhender le vrai parce que le vrai c’est la nature épurée et affinée. L’ordre, la juste mesure, l’harmonie – d’« Antigone» à « Eugénie Grandet » – exigent lumières de l’intelligence et efforts de la volonté. A l’opposé, si l’imagination est « la reine des facultés ›› et si elle a créé le monde, « il est juste qu’elle le gouverne »16. Bien plus, toujours selon les vues perçantes de l’auteur des « Fleurs du mal ›› – et un mouvement littéraire comme le surréalisme l’a confirmé – l’imagination « crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf »17. Dès lors, la nature n’est plus un livre d’où l’artiste doit abstraire un sens et à partir duquel il peut rejoindre un Auteur du Kosmos mais elle devient un « dictionnaire »18 avec lequel l’homo faber élabore de lui-même un discours19.

 

Conséquences :

Que conclure, d’un point de vue pédagogique, de cette brève analyse ? Si l’on considère la formation et l’éducation scolaire, c’est assurément à la source de l’idéal classique qu’il faut abreuver nos élèves. N’est-ce pas là, la finalité littéraire de notre école ? En revanche, l’idéal moderne présente bien des beautés qui peuvent « détendre » ou divertir ; de plus, bien choisies, certaines œuvres modernes constituent comme le contre-point des chefs-d’œuvre classiques. En ce sens, réformer, c’est encore former ; mais le poids du classicisme nous paraît décisif car, qui opérera la critique (au sens étymologique – grec ~ de « discernement ») sinon la raison, éclairée par la foi dans une école catholique ? Il y a deux cents ans environ (!), A. Chénier écrivait :

« Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques ››, En guise d’épilogue, nous proposerions volontiers aux plus artistes de nos élèves, la formule suivante : « Sur des pensers antiques (ou classiques) faisons des vers nouveaux. »20

Nota Bene

Signalons, in fine, que Monseigneur Lefebvre, lui-même avait mis en garde dès « l’été chaud » contre « la littérature catholique moderne » qui « peut conduire un lycéen à la révolte et aux pires dégradations »21 et, ajoutait Monseigneur, : « je n’ai pas évoqué pour rien la littérature catholique moderne car le drame de ce temps, c’est que les clercs, dont la mission est de « vertébrer » les caractères et les âmes, se sont laissés dénaturer, quand ils ne sont pas allés à la rencontre de la perversion pour lui donner la main.» (ibid). Même si le mot « littérature » peut être ici entendu métaphoriquement (toute forme de « doctrine » ou de « discours »), que les professeurs se méfient donc dans le choix des lectures : docti caveant !

 Joseph LAGNEAU

 

Bibliographie sommaire :

Boileau : Art poétique, Epitres, Satires.

Baudelaire : Salon de l859 les Fleurs du Mal : pour l’esthétique baudelairienne, consulter le maître- Livre de Rémi Brague : « Images vagabondes ». Edition La transparence, mars 2008.

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1 Boileau : Epitre IX, vers 43 premier hémistiche.

2 Corneille : Préface d’« Héraclius ».

3 Racine : Préface de Bérénice.

4 Boileau : Epitre IX, vers 43, second hémistiche.

5 Baudelaire : Salon de 1859, 3 : « reine des facultés ».

6 Baudelaire : Le peintre de la vie moderne, 4 : « la modernité ».

7 Baudelaire : Les fleurs du mal : « le voyage », dernière strophe.

8 Boileau : l’Art poétique, chant l, vers 79.

9 Pascal 1 Pensées n° 365 : « pensée ».

10 La Bruyère : Les Caractères : « l’idéal classique » 3l.

11 Corneille : « Préface à Nicomède » : in fine.

12 Boileau : Lettre à M. Perrault, 1700 : extrait.

13 Baudelaire : Salon de l859, 41 : « le gouvernement de l’imagination ».

14 Baudelaire : Les fleurs du mal :« Bohémiens en voyage ».

15 Boileau : Art poétique, chant 1 vers 37.

16 Baudelaire : Salon de l859, 3.

17 Baudelaire : ibidem.

18 Formule du peintre Eugène Delacroix.

19 Cf. les remarquables analyses de M. M. de Corte sur ce thème in « L’intelligence en péril de mort. »

20 A. Chénier : l’lnvention, extrait.

21 Non, « Entretiens de Jose Hanu avec Monseigneur Lefebvre, Stock, 1977 – p. 29