De l’Europe à l’Union Européenne (suite)

Nous avons laissé la construction européenne en 1957 avec la signature, le 25 mars de cette année-là, au Capitole à Rome, entre les six Etats membres qui étaient alors parties au traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) de deux nouveaux traités dont l’un sera promis à un grand avenir le traité de Rome, qui va créer la Communauté économique européenne (CEE) et un autre traité créant la Communauté européenne de l’énergie atomique (EURATOM) qui ne connaîtra que des développements très limités.

Le premier traité, couramment appelé traité de Rome, va créer entre les six Etats membres qui l’ont signé (Belgique, Allemagne, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas) un marché commun, c’est-à-dire un espace dans lequel va être progressivement mise en œuvre la libre circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux, sans droit de douane, ni restriction de circulation.     

Pour l’application du traité, des institutions dites « communautaires » sont mises en place. Nous retrouvons dans le traité de Rome l’architecture triangulaire qui existait déjà dans le traité ayant créé la CECA avec au sommet la Commission dont le siège est à Bruxelles et à la base, pour exercer le pouvoir législatif, le Conseil des ministres, composé de représentants des Etats membres, qui siégera à Bruxelles et à Luxembourg suivant les périodes de l’année, et une assemblée représentant les peuples des Etats qui va siéger de façon itinérante entre Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg. La Cour de justice qui siège à Luxembourg va régler les différends entre les institutions de la CEE et entre celles-ci et les Etats membres, et assurer l’unité d’interprétation des règles communes. Après l’échec de la Communauté européenne de défense en 1954, les rédacteurs du traité ont pris soin d’éviter toute apparence de création d’un pouvoir supranational. Le nom de l’organe exécutif est révélateur : la Haute-Autorité du traité CECA fait place à une Commission dont l’intitulé est plus modeste. Les compétences de l’Assemblée sont seulement consultatives, ce sera le cas jusqu’en 1985, et le pouvoir décisionnaire appartient aux représentants des Etats qui siègent au Conseil. Si le principe de l’élection de l’Assemblée européenne au suffrage universel direct est inscrit dans le traité, son application est renvoyée à une décision ultérieure des Etats membres prise à l’unanimité. Cette règle de l’unanimité va s’appliquer de façon systématique pour les décisions prises par le Conseil des ministres pendant une longue période de transition.

Curieusement, c’est dans le domaine du droit que le traité de Rome va le plus loin dans un sens fédéral. Les institutions vont se montrer très prolifiques en créant des normes pour assurer la mise en place du marché commun. Le traité donne à la Commission le pouvoir de proposer deux types de législation : le règlement qui, une fois adopté, s’applique directement, sans formalité, dans les institutions et dans les Etats membres, et la directive qui doit, pour être applicable, faire  l’objet d’une transposition dans le droit interne de chacun de ceux-ci. La Cour de justice va dès 1964 donner au droit européen une dimension supranationale en interprétant de façon extensive la règle de la supériorité du traité sur la loi. Ce principe de droit international public, qu’illustre la maxime Pacta sunt servanda, a pour conséquence qu’en cas de conflit entre une loi nationale et un traité, les stipulations de ce dernier l’emportent sur la première. Les tribunaux français l’appliquaient de façon restrictive en considérant que le principe ne s’appliquait pas si le traité était contraire à une loi nationale postérieure à celui-ci. La Cour de justice a déclaré que l’ordre juridique traité par le traité de Rome, lequel inclut les règlements et directives pris pour son application, l’emportait sur toute législation nationale, fût-elle constitutionnelle, antérieure ou postérieure à celui-ci. Après avoir résisté pendant quelques années, la Cour de cassation en 1975 et le Conseil d’Etat en 1989 finiront par s’incliner. En 2004, le Conseil constitutionnel français donnera à cette jurisprudence de la Cour de justice un caractère quasi absolu. La conséquence est qu’un règlement européen, voire un simple règlement de la Commission en cas d’habilitation de celle-ci à légiférer, l’emporte sur une disposition de la Constitution qui lui serait contraire. Seule, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe vérifie la conformité des textes européens à la constitution allemande mais ne les censure pas en pratique.

Dans sa pratique décisionnelle, la Cour de Luxembourg va favoriser l’application du droit européen au détriment du droit national en retenant l’interprétation la plus maximaliste possible des traités et des actes qui en sont dérivés. Elle va baser son argumentation non pas sur la lettre du traité mais sur les objectifs que celui-ci poursuit, à savoir la création d’une union sans cesse plus étroite des peuples européens, au point que l’on a pu parler d’interprétation téléologique, c’est-à-dire en fonction des finalités. Un exemple illustrera ce propos. A l’époque où l’avortement et l’incitation à avorter étaient interdits dans la République d’Irlande, des étudiants irlandais ont été poursuivis devant des tribunaux irlandais pour avoir apposé une publicité en faveur d’un avortement pratiqué en Grande Bretagne alors dans la Communauté européenne. Bien que le droit pénal en général et l’interdiction ou l’autorisation de l’avortement en particulier ressortent de la compétence des Etats, les étudiants ont invoqué pour se disculper la contrariété d’une telle interdiction avec les traités européens. La Cour Suprême irlandaise a saisi la Cour de justice de Luxembourg qui a estimé que la restriction de la publicité en faveur d’un « service » tel que l’avortement était contraire au traité mais, pour limiter les conséquences de sa position transgressive, a toutefois admis que les Etats pouvaient décider de l’interdire dans les cas où la publicité créerait un trouble à l’ordre public. 

Dans les années qui suivent l’entrée en vigueur du traité de Rome, l’évolution institutionnelle de la CEE va être marquée par l’élargissement et l’approfondissement. 22 nouveaux pays entre 1973 et 2013 vont rejoindre la Communauté puis l’Union européenne alors que le Royaume-Uni en sort effectivement en 2020. Cet élargissement va renforcer le poids des institutions par rapport à celui des Etats, ceux-ci auront, en effet, plus de mal à imposer leurs vues à l’égard des institutions. L’approfondissement va résulter de la signature en 1985, sous l’impulsion de Jacques Delors alors président de la Commission, de l’Acte unique européen qui poursuivra l’achèvement du marché intérieur en 1992 avec la libre circulation des hommes, des marchandises, des services et des capitaux. Les compétences de la Commission seront renforcées pour assurer cet objectif et, en contrepartie, le Parlement européen verra également les siennes augmenter. En 1992, le traité de Maastricht (ou Maëstricht) va créer l’Union européenne avec une monnaie unique, une citoyenneté européenne qui donnera le droit de vote aux élections municipales aux étrangers ressortissant d’un Etat membre et une nouvelle extension des compétences du Parlement qui va devenir co-législateur quasiment à égalité avec le Conseil des ministres. 

La ratification du traité de Maastricht sera difficile et va poser dans le domaine public la question de la souveraineté des Etats à l’égard de l’Union européenne. Nous y consacrerons un prochain article.

Thierry de la Rollandière

 

De l’Europe à l’Union Européenne

L’Europe est à la fois le fruit d’une histoire d’une très grande richesse et un cadre géographique aussi diversifié que ses limites sont imprécises. Le terme Europe viendrait du nom d’une princesse de la mythologie grecque, originaire de Crète, enlevée par Zeus déguisé en taureau. Ce n’est pas une origine très glorieuse pour un continent qui a longtemps dominé le monde mais c’est la thèse officielle des institutions européennes. Il n’est pas facile de définir l’Europe. Si la frontière est clairement formée par l’océan Atlantique à l’ouest et la mer Méditerranée au sud, les limites sont imprécises à l’est et ont varié dans le temps. Le tsar Pierre le Grand a fixé la frontière orientale du continent aux monts Oural. Celle-ci s’infléchit vers l’ouest en descendant vers le sud en longeant le fleuve Oural, à l’intérieur du Kazakhstan, puis la mer Caspienne jusqu’au sud de Bakou en Azerbaïdjan. La limite prend le cap à l’ouest avec la mer Noire vers Istanbul et repart vers le sud en étant représentée par le Bosphore, le détroit des Dardanelles et la mer Egée. La Crète en raison de son appartenance à la Grèce et Chypre qui lui est très liée font partie de notre continent. L’inclusion de la Géorgie et de l’Arménie a été contestée parce que la limite au sud-est a longtemps été le Caucase tandis que leur appartenance à la Chrétienté a conduit à les y inclure. Les limites de l’Europe sont influencées par la politique même si elles traversent plusieurs pays comme la Russie, le Kazakhstan et la Turquie.  

L’Europe a été depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle, le centre du monde intellectuel, artistique, religieux, économique et politique. Son déclin s’est amorcé avec la première guerre mondiale et Paul Valéry a pu alors la décrire comme un petit cap au nord-ouest de l’Asie. Dans un discours prononcé à Zurich en 1922, ce philosophe décrit une Europe fondée sur trois piliers, l’héritage culturel grec, le droit romain et l’unité chrétienne. Cette vision, qui aujourd’hui apparaît idyllique, appartient à l’histoire. 

D’un point de vue politique, l’Europe est aujourd’hui divisée en cinquante Etats qui se partagent une superficie d’environ 10 millions de kilomètres carrés. Le nombre d’Etats a beaucoup varié, passant de 300 en 1789 à 19 en 1871 et 25 en 1914. A défaut d’unité, l’histoire du continent a connu la domination d’un pouvoir politique : l’Empire Romain dans les premiers siècles de notre ère, qui a survécu en Orient jusqu’au XVe siècle, puis l’Empire Carolingien auquel a succédé le Saint-Empire Romain Germanique. La fin du Moyen-Âge et la Renaissance vont voir surgir des divisions religieuses, au XIe siècle entre catholiques et orthodoxes, puis au XVIe siècle entre catholiques et protestants. La Réforme protestante va entraîner une fracture entre les pays européens qui fait encore sentir ses effets aujourd’hui.  La menace islamique puis turque a longtemps pesé sur le continent du VIIIe siècle en Espagne jusqu’à l’échec de la prise de Vienne (Autriche) en 1683. Le pape Pie II, dans une lettre de Europa du 21 juillet 1453, fait part de ses inquiétudes à l’égard de cette menace alors que l’Europe se livre à des guerres intestines laissant les ennemis de la Croix se déchaîner contre elle.

 

Le philosophe de la Renaissance, Erasme, avance l’idée d’un grand ensemble européen réunissant les Etats chrétiens et fondé sur les valeurs de tolérance et de paix. Sully, ministre de Henri IV, a évoqué l’union de l’Europe. Au XVIIe siècle, un autre français, l’abbé de Saint-Pierre, publie un essai sur la paix perpétuelle en Europe. Le rêve européen reprend de la vigueur au XIXe siècle après les désastres causés par les guerres de la Révolution et de l’Empire. Victor Hugo appelle à la création des Etats-Unis d’Europe qui seraient le pendant des Etats-Unis d’Amérique dans le but de démocratiser l’organisation politique du continent. C’est surtout après la première guerre mondiale que le projet européen progresse dans les esprits pour éviter le retour à la guerre même si la montée des nationalismes, notamment en Italie et en Allemagne, n’a pas permis à ce projet de prospérer. L’Europe sort exsangue du second conflit mondial. Les Etats-Unis et l’URSS se partagent le monde. La décolonisation réduit l’influence des anciennes puissances européennes et, surtout, l’Europe est profondément divisée par ce que Winston Churchill a appelé le rideau de fer.  L’ancien – et futur – Premier ministre britannique, dans un discours prononcé à Zurich en 1946, appelle de ses vœux l’unité européenne dans un but défensif contre l’URSS. 

D’un point de vue économique, les Etats-Unis vont aider l’Europe occidentale à se relever, grâce, en particulier, au plan Marshall, tout en subordonnant leur aide à une coordination des politiques économiques des pays bénéficiaires. Dans le domaine diplomatique et militaire, est signé en 1949 le traité de Washington qui crée l’Alliance atlantique entre les Etats-Unis, le Canada et des pays d’Europe occidentale, en plus de la Grèce et de la Turquie. Ce traité sera complété en 1950 par un accord sur l’organisation du traité de l’atlantique nord (OTAN).

La même année, le 9 mai 1950, la construction européenne, au sens où l’on entend cette expression aujourd’hui, est lancée avec la déclaration prononcée par le ministre français des Affaires étrangères, Robert Schuman, dans le salon de l’horloge du quai d’Orsay. Cette déclaration, qui a été écrite par Jean Monnet, appelle la France et l’Allemagne, ainsi que les pays européens qui souhaiteront les rejoindre, à placer leur production de charbon et d’acier sous une haute autorité commune. Quatre pays les rejoindront : la Belgique, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas, et le 18 avril 1951 est signé le Traité de Paris créant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). C’est le début de l’Europe des six. Nous trouvons dans ce traité une organisation basée sur une base triangulaire qui sera reprise avec quelques aménagements dans les traités européens successifs avec une haute autorité au sommet qui sera l’exécutif, et, se partageant le pouvoir législatif, une institution représentant les Etats, le conseil des ministres et une assemblée parlementaire représentant les peuples, aux côtés d’une cour de justice chargée de veiller au respect des traités.       

Les Etats membres de la CECA n’allaient pas s’arrêter en si bon chemin et, dès 1952, vont signer un nouveau traité toujours à Paris sur la Communauté européenne de défense (CED). L’occasion de ce traité a été fournie par les Etats-Unis qui, en raison de la guerre de Corée, ont souhaité alléger leur présence militaire en Europe, ce qui devait être compensé par le réarmement de la jeune République fédérale allemande créée en 1949. Comme les Français étaient alors hostiles à un tel réarmement, la création d‘une armée européenne aurait permis d’exercer une tutelle sur les forces militaires allemandes par les cinq autres états membres. Ce traité, très soutenu par les Etats-Unis, fut ratifié par tous ses signataires à l’exception de la France et n’est donc pas entré en vigueur. L’Assemblée nationale française a rejeté le traité à la suite d’un long débat où se sont opposés d’un côté les démocrates-chrétiens et les socialistes qui y éteint favorables, et de l’autre les gaullistes et les communistes qui le combattaient pour des raisons différentes d’ailleurs. Ce clivage de la classe politique française va durer jusqu’à la fin du XXe siècle, en fait jusqu’au ralliement du parti gaulliste à l’union européenne et à la quasi-disparition des communistes du paysage politique. Le réarmement allemand va quand même être mis en œuvre, sur des bases moins supranationales dans la mouvance de l’OTAN.

La construction européenne va reprendre son cours avec la négociation puis la signature, le 25 mars 1957, au Capitole à Rome, du traité instituant la Communauté économique européenne (CEE) entre les six Etats-membres de la CECA. Ce traité, très important, va créer le Marché commun et est toujours en vigueur sous le nom de traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Nous y consacrerons un prochain article.

Thierry de la Rollandière

 

De l’avortement à l’euthanasie

La reconnaissance du droit constitutionnel à l’avortement était-elle à peine achevée qu’une nouvelle réforme de société tout aussi mortifère était lancée avec l’adoption le 10 avril 2024 par le conseil des ministres d’un « projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie ». Au-delà de la pudicité des termes utilisés, c’est bien l’euthanasie et l’aide à mourir que ce texte veut autoriser. Celui-ci a été adopté le 17 mai 2024 par la commission spéciale de l’Assemblée Nationale chargée de l’examiner, et figure à l’ordre du jour de la séance plénière du 27 mai au 6 juin 2024. Son adoption définitive n’est pas prévue avant le milieu de l’année 2025 et nous aurons l’occasion d’examiner son contenu dans un prochain numéro de notre revue.   

Le lien entre avortement et euthanasie peut être facilement établi : après avoir porté atteinte à la vie lors de la conception, il est malheureusement logique de faire de même à la fin de celle-ci. Il ne s’agit pas dans cet article de comparer ces deux réformes dont la gravité et la transgression par rapport à la morale naturelle sont considérables, mais de réfléchir à la voie empruntée pour les faire aboutir. Plus de quarante ans séparent en France la mise en œuvre de ces deux « mesures de libéralisation ». Cet intervalle de temps a été plus réduit dans les pays du nord de l’Europe et même dans un pays anciennement catholique et dont la vie politique a longtemps été dominée par la démocratie chrétienne comme la Belgique. Il est toutefois possible de trouver des traits communs tant en ce qui concerne les motifs invoqués et surtout les moyens utilisés pour faire avancer ces deux causes.

Ces deux réformes sont en germe depuis les années 1970. La libéralisation de l’avortement est le prolongement inévitable de l’action du planning familial dans les années 1960. Pour l’euthanasie, des personnalités comme le sénateur Henri Caillavet et le docteur Pierre Simon ont contribué à introduire le sujet dans la vie politique. Le premier fut ancien ministre, Grand maître du Grand Orient de France et président de la Fraternelle parlementaire qui regroupe les députés et sénateurs francs-maçons de toutes obédiences et de tous bords politiques pour faire avancer les projets soutenus par les loges. Il fut un ardent promoteur de toutes les « libertés sexuelles » et proposa d’abaisser à treize ans la majorité dans ce domaine. Après la légalisation de l’avortement, en 1975, il déposa en avril 1978 une proposition de loi sur l’euthanasie. En 1986, il devint président de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité qu’avait fondée en 1980 un autre dignitaire franc-maçon Pierre Simon, Grand maître de la Grande loge de France, auteur d’un ouvrage intitulé de façon contre intuitive « De la vie en toute chose », dans lequel il défend la liberté de l’avortement et de l’euthanasie. Ce fut aussi un défenseur de la procréation médicale assistée. Pierre Simon était très proche de Lucien Neuwirth, député puis sénateur de la Loire, qui fut à l’origine du vote de la loi de 1967 libéralisant la contraception. Il fut aussi collaborateur dans des gouvernements « de droite » de plusieurs ministres de la santé comme Robert Boulin, Michel Poniatowski et Simone Veil. Pour lui, la vie est un « agencement de cellules » qui peut être déclenché sur commande et arrêté de la même façon.       

Ces deux causes – avortement et euthanasie – furent introduites en même temps mais aussi défendues avec les mêmes arguments reposant sur le droit de disposer de son corps et les mêmes méthodes que sont la dramatisation de cas particuliers, l’acquittement des personnes violant la loi, les appels des « grandes consciences » et la progression par étape.

Pour l’euthanasie, nous avons eu plusieurs cas individuels médiatisés comme celui de Vincent Humbert, jeune pompier de 21 ans, victime en 2000 d’un accident de la route qui l’avait rendu tétraplégique, aveugle et muet. Le médecin qui a mis fin à ses jours en 2003, ainsi que sa mère qui peut être considérée comme sa complice furent acquittés. Près de vingt ans plus tard, avec le cas de Vincent Lambert, victime lui aussi d’un grave accident de la circulation, une nouvelle étape fut franchie puisque l’arrêt de toute alimentation fut ordonné en justice, face à une famille malheureusement divisée. Le lien entre avortement et euthanasie fut bien mis en évidence par le procureur général de la Cour de cassation, saisie au bout d’un très long parcours judiciaire, lorsqu’il a mis en garde les juges tentés de soutenir la position prise par la cour d’appel de Paris en faveur de la reprise de l’alimentation de Vincent, en leur disant que celle-ci aboutirait à remettre en cause le droit à l’avortement.

Parmi les appels des « grandes consciences », nous pouvons citer le manifeste des Prix Nobel en faveur de l’euthanasie lancé dès 1974, et l’avis du comité national consultatif d’éthique de mars 2000 qui admettait déjà une « exception d’euthanasie ». Ce même comité, en mars 2022, alors présidé par un catholique pratiquant dont l’épidémie du covid a assuré la notoriété, admettait, de façon strictement encadrée, « la possibilité d’un accès légal à une assistance au suicide », permettant l’aide à mourir non seulement des personnes en fin de vie mais aussi de celles « atteintes de maladies graves et incurables provoquant des souffrances réfractaires dont le pronostic vital est engagé à moyen terme ». Au-delà du jargon employé, il y a bien la mort sur ordonnance.

La progression par étape se vérifie pour l’euthanasie comme pour l’avortement. Pour celui-ci, la loi, a d’abord mis en œuvre une libéralisation temporaire, dans un délai limité, applicable à la femme en situation de détresse, avant de le consacrer par un droit constitutionnel. Pour l’euthanasie, la loi Léonetti du 22 avril 2005, avait pour objet d’empêcher également l’acharnement thérapeutique, qualifié d’« obstination déraisonnable » dans le traitement des malades en fin de vie et permettait ainsi au patient de demander, dans un cadre défini, l’arrêt d’un traitement médical trop lourd. Cette volonté peut notamment être exprimée par le biais de directives anticipées ou par le recours à une personne de confiance. Onze ans plus tard, la loi Léonetti-Clayes, du nom des parlementaires UMP et PS qui en furent à l’origine, promulguée le 2 février 2016, instaure un droit à la « sédation profonde et continue jusqu’à la mort » pour les malades en phase terminale, ainsi que des directives anticipées contraignantes pour le médecin. En 2024, la suppression par la commission spéciale de l’Assemblée Nationale de beaucoup des timides garde-fous présents dans le projet du gouvernement montre que celui-ci n’est qu’une nouvelle étape vers une plus grande libéralisation. Humainement parlant, l’histoire est malheureusement déjà écrite. 

Thierry de la Rollandière

 

Constitution et avortement : loi constitutionnelle du 8 mars 2024

La constitutionnalisation de la liberté de l’avortement fait partie des sujets que nous préférerions naturellement éviter tant elle heurte les consciences droites et montre le fossé qui sépare les catholiques fidèles et les défenseurs de la loi naturelle de la quasi-totalité de la classe politique et médiatique, et même de la grande majorité de nos contemporains. Il faut dire que peu de choses nous ont été épargnées dans les derniers jours de février et la première semaine de mars 2024 : la hâte avec laquelle ont été conduits les débats, les très fortes majorités des votes favorables à la loi dans tous les groupes politiques, la faiblesse des opposants dont le nombre diminuait au fil du temps et qui contrastait avec le triomphalisme débridé de ses promoteurs – le Premier ministre a parlé à cette occasion de « la France, phare de l’humanité » , la timidité de la réaction de l’Eglise catholique, sans compter l’illumination de la tour Eiffel qui affichait, le soir du vote final, les mots « mon corps, mon choix » et la cérémonie organisée place Vendôme pour l’apposition du sceau de la République sur la loi promulguée par le chef de l’Etat. Ce déferlement peut apparaître dérisoire tant le combat des partisans de la révision constitutionnelle fut facile et dénué d’embûches. Il montre en creux la gravité de l’atteinte ainsi portée à la loi naturelle et à ce qui reste de la France chrétienne, ainsi que la facilité avec laquelle pourraient être demain adoptées, sans rencontrer de résistance, d’autres réformes mettant en péril les îlots de chrétienté qui subsistent.

« La France, ont clamé les partisans du texte, est le premier pays de la planète à inscrire la liberté d’avorter dans sa constitution et est fière d’envoyer ainsi un signal de libération à toutes les femmes du monde au nom du droit de celles-ci à disposer de leur corps.» Tout est faux dans cette assertion. Le maréchal Tito avait déjà fait inscrire cette sinistre liberté dans la constitution yougoslave après la seconde guerre mondiale et les constitutions de deux pays européens y font aujourd’hui indirectement référence. Avorter n’est pas pour une femme disposer de son corps mais de celui d’un autre être humain dont la vie a commencé et qui est privé du droit de vivre. Comment parler de libération de la femme alors qu’il y a aujourd’hui tant d’avortements contraints ? Cette prétendue liberté de la femme repose bien sur une fausse conception de la liberté.

Le vote de la loi érigeant le droit à l’avortement en liberté constitutionnelle est une initiative des députés appartenant aux groupes insoumis et écologistes au cours de la précédente législature, (2017-2022) à laquelle les gouvernements de l’époque s’étaient opposés en arguant du caractère inutile d’un tel texte en l’absence de menace affectant ce droit. Après l’arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis du 24 juin 2022 qui a supprimé la protection fédérale du droit à l’avortement et donné pleine compétence aux Etats fédérés pour >>> >>> légiférer dans cette matière, plusieurs propositions de loi ont été déposées dans les deux assemblées du Parlement français pour « inscrire le droit à l’IVG dans la Constitution ». Le Sénat a rejeté le 19 octobre 2022 la proposition déposée par 118 sénateurs appartenant à sept groupes politiques alors que l’Assemblée nationale a adopté le 24 novembre 2022 un texte identique. Celui-ci visait à introduire dans la Constitution, dans le titre VIII relatif à l’autorité judiciaire, après l’article 66-1 relatif à l’abolition de la peine de mort, un article 66-2 garantissant à la femme un droit effectif à l’IVG.  Après la protection de la vie des criminels, venait le droit de tuer les innocents. Le texte voté par les députés, avec cette fois-ci le soutien du gouvernement, est venu en discussion au Sénat le 1er février 2023. Tous s’attendaient à ce que la proposition soit à nouveau rejetée quand, à la surprise générale, le sénateur LR de la Manche, Philippe Bas, ancien ministre de la santé de Jacques Chirac, a déposé et fait adopter un amendement introduisant dans l’article 34 de la Constitution un alinéa selon lequel « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ». Les différences entre les versions des députés et des sénateurs relèvent surtout de la sémantique mais le président de la République a décidé de reprendre le texte sénatorial pour en faciliter l’adoption et le texte voté le 30 janvier 2024 par l’Assemblée nationale, le 28 février par le Sénat et le 4 mars par le Congrès du Parlement dispose que « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. »

Les débats parlementaires ont été décevants. Les opposants ont insisté sur le caractère inutile du projet en l’absence de remise en cause du droit à l’avortement dans notre pays et sur leur attachement à la loi Veil de 1975 dont la révision constitutionnelle trahirait selon eux l’esprit. Les deux tentatives de modification du projet, qui se sont heurtées à un échec, ont porté sur la suppression de l’adjectif « garantie » et sur l’insertion dans le texte de la protection de la clause de conscience qui donne au personnel médical le droit de ne pas pratiquer ni de concourir à une interruption volontaire de grossesse. Au Congrès réuni le 4 mars 2024 à Versailles, 782 parlementaires ont voté pour, 80 contre – honneur à eux car ils ont été soumis à de fortes pressions – et 50 se sont abstenus, tandis que 23 n’ont pas pris part au vote.

Cette révision constitutionnelle s’inscrit dans la ligne des réformes qui depuis 1975 n’ont cessé d’élargir le droit à l’avortement. D’abord présenté par Simone Veil comme un « ultime recours » pour remédier à une « situation de détresse » et dépénalisé pour une durée de cinq ans s’il était pratiqué pendant les dix premières semaines de la conception du fœtus, l’avortement allait être autorisé de façon définitive en 1979, puis remboursé par la sécurité sociale en 1982. En 1993, la loi crée le délit d’entrave à l’IVG et, en 2001, le délai pendant lequel l’avortement peut être pratiqué est porté à douze semaines, les chefs de service hospitalier ne peuvent plus s’opposer à la pratique d’un avortement dans leur service et la femme ne peut plus être poursuivie pour un avortement hors délai. En 2012, le taux de remboursement par la sécurité sociale passe à 100 %, en 2014, est supprimée la « condition de détresse » d’une portée pratique limitée car la femme en était le seul juge, et en 2022, le délai passe de douze à quatorze semaines.

La liberté de l’avortement avait acquis, avant même la récente réforme, un statut quasi-constitutionnel dans la mesure où le Conseil constitutionnel avait à quatre reprises reconnu la conformité à la Constitution de la loi de 1975 et des mesures qui en élargissaient la portée. La décision du 27 juin 2001, à laquelle a participé Simone Veil en tant que membre du Conseil à cette époque, est intéressante à plusieurs titres : le Conseil avait été saisi par plus de 60 sénateurs (y en aurait-il encore un seul aujourd’hui ?)  sur l’allongement du délai de dix à douze semaines et sur la possibilité pour un chef de service de s’opposer à la pratique de l’avortement dans son service. Le Conseil a décidé que l’augmentation du délai ne remettait pas en cause l’équilibre existant entre la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et la liberté que tient la femme de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789  >>> >>> (« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. »), ce qui ouvre un champ pour le moins indéfini à son application. Le Conseil, à aucun moment, ne reconnaît à l’embryon la qualité d’un être humain, semblant oublier le principe posé à l’article 16 du code civil : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de la vie.» La suppression du droit, pour un chef de service, de s’opposer à ce qu’un avortement soit pratiqué dans son service fut jugée conforme à la Constitution en raison de l’existence de la clause de conscience du corps médical fondée sur la liberté d’opinion, reconnue par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le préambule de la Constitution de 1946 et la liberté de conscience considérée comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République. 

Les conséquences de cette réforme ont été soulignées : la clause de conscience du personnel médical, dont plusieurs députés insoumis et écologistes ont demandé la suppression dès le lendemain du vote, peut être considérée comme étant à risque malgré la décision du Conseil constitutionnel de 2001, le nouveau texte pourra encourager les pratiques eugénistes, et la possibilité de critiquer l’avortement pourra être censurée en tant qu’elle contreviendrait à l’exercice d’un droit constitutionnellement garanti. Nous avons déjà pu constater l’existence d’un tel risque avec les réactions aux propos courageux d’Aymeric Pourbaix sur Cnews selon lesquels l’avortement était la première cause de mortalité dans le monde, avant le tabac et le cancer. Plusieurs journalistes de la chaîne ont désavoué leur auteur et Cnews a dû platement s’excuser pour cette déclaration jugée transgressive. Pourtant les chiffres sont éloquents : il y a eu 232 000 avortements en France en 2022 et ce chiffre est en augmentation constante depuis une trentaine d’années – nous étions à 200 000 en l’an 2000 – ce qui représente 32 % des naissances. Ces chiffres placent la France en tête des pays européens pour le taux de recours à l’avortement : le rapport entre le nombre d’avortements et celui des naissances est de 12 % en Allemagne 12,5 % en Suisse et 16 % en Italie. En outre, la France est le seul pays d’Europe où ce taux continue à augmenter alors qu’il diminue dans les autres pays.

L’Eglise catholique a pris position contre l’inscription de l’avortement dans la Constitution française. Le responsable de Radio Vatican et de Vatican News a rappelé les paroles prononcées par le pape François en 2021 : « L’avortement est un meurtre » et s’interroge : « Comment est-il possible de juxtaposer dans la charte fondamentale d’un Etat le droit qui protège et celui qui sanctionne sa mort ? » La conférence épiscopale française a appelé les catholiques à être des serviteurs de la vie, de la conception à la mort, et a appelé « à soutenir ceux et celles qui choisissent de garder leur enfant (…) et à entourer de notre respect et de notre compassion ceux et celles qui ont eu recours à l’avortement ». Nous retrouvons là toute la prudence, pour ne pas dire plus, du corps épiscopal qui omet d’avertir sur la gravité du péché objectif que représente un tel acte.

 

Alors que faire dans « cette course à l’abîme d’une civilisation en perdition » pour reprendre les mots de Philippe de Villiers ? Ne pas nous décourager, ni nous résigner bien sûr. Essayer modestement de tirer quelques leçons de ce triste événement de notre vie politique. Ne pas céder sur les principes car, n’en déplaise à beaucoup de « modérés », la constitutionnalisation de l’avortement était en germe dans la loi Veil de 1975 et défendre celle-ci pour mieux combattre celle-là est une gageure. Reconnaître aussi que le vrai combat est surnaturel et que si l’avortement est contraire à la loi naturelle, il ne pourra pas être combattu par les seuls moyens humains bien que ceux-ci soient nécessaires.  L’avantage du combat surnaturel est que, même s’il se situe dans le long terme, c’est un combat assurément gagnant. N’oublions pas l’une des dernières paroles de Jésus-Christ à ses disciples : « J’ai vaincu le monde.» J’ai vaincu, cela veut dire que c’est déjà fait…     

Thierry de la Rollandière

 

Placements abusifs d’enfants :

une justice sous influence

Christine Cerrada, éditions Michalon, 2023

La rédaction de notre revue a souhaité proposer à ses lecteurs une recension de l’ouvrage de Christine Cerrada sur les placements abusifs d’enfants. Cette avocate qui milite dans l’association L’Enfance au cœur y mène une enquête sans concessions sur le système français de protection de l’enfance. Dans ce livre qui aurait mérité une plus grande audience, l’auteur met au jour les dysfonctionnements en s’appuyant sur une dizaine d’exemples concrets qui laissent perplexe sur la justice des mineurs et la compétence des professionnels de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE qui a remplacé la DDASS). Ceux-ci vont privilégier, dans leur mission d’assistance éducative, le placement des enfants à l’extérieur de la famille, le plus souvent dans des centres spécialisés.   

Les moyens dégagés par les pouvoirs publics pour la protection de l’enfance sont considérables : 8,4 milliards d’euros en 2018, dont 8 milliards à la charge des départements, le solde étant assumé par l’Etat. Le nombre d’enfants concernés par des mesures de protection était de 330 000 en 2018, chiffre en augmentation régulière de l’ordre de 3 % en moyenne depuis une vingtaine d’années, dont la moitié fait l’objet d’une mesure de placement en dehors de leur famille. D’après l’inspection générale des affaires sociales, la moitié de ces placements aurait pu être évitée, ce qui signifie que pour un enfant « maltraité » qui a pu être « sauvé » en le retirant de sa famille, il y en a un autre dont la trajectoire a basculé parce que le système de protection de l’enfance n’a pas agi avec le discernement requis.

La législation française, prise à la lettre, ne paraît pourtant pas encourager ces dérives. D’après l’article 375 du code civil, les mesures d’assistance éducative peuvent être ordonnées par la justice si la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises. Rappelons que les mesures d’assistance éducative peuvent être mises en œuvre en milieu ouvert, y compris dans la famille de l’enfant qui y fait alors l’objet d’un suivi socio-éducatif. L’article 375-1 de ce code précise même que le juge des enfants doit toujours s’efforcer d’obtenir l’adhésion de la famille et se prononcer en stricte considération de l’intérêt de l’enfant. Ces dispositions sont, dans la pratique, interprétées en contradiction avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme selon laquelle le placement d’un enfant est une mesure qui ne peut être prise que pour une raison « extraordinairement impérieuse ».     

Des dizaines de milliers de familles sont, chaque année, privées de la présence de leurs enfants parce qu’une situation familiale, le plus souvent banale, a été montée en épingle par un système socio-judiciaire qui dérive sans contrôle. Il est surprenant de constater la facilité avec laquelle une enquête sociale peut être déclenchée : il suffit d’un appel téléphonique signalant une « information préoccupante », passé au 119 par l’école, le médecin, l’hôpital, un proche malveillant ou mal informé, le parent qui n’a pas la garde de l’enfant, un voisin plus ou moins bien intentionné, ou même d’un signalement anonyme, pour que le service départemental d’aide à l’enfance décide en effet d’ouvrir une enquête. Celle-ci est le plus souvent confiée à une association privée qui va émettre des préconisations qui seront largement suivies par le juge des enfants. Ces recommandations sont orientées vers le placement des enfants en dehors de leur famille, par exemple dans un foyer géré par l’association, ce qui met celle-ci dans une situation de conflit d’intérêt évidente en étant à la fois prescripteur et fournisseur et en réduisant l’enfant au rôle de « client ». Les associations se partagent ainsi le budget alloué à l’ASE dont la Cour des Comptes a eu l’occasion de juger les comptes opaques.     

Il faut malheureusement insister sur le biais psychologique qui imprègne les rapports d’enquête sociale. Ceux-ci utilisent les mêmes termes et les mêmes clichés pour incriminer les familles après un examen superficiel de la situation, le plus souvent à charge, qui laisse une large place à la psychanalyse. Les parents sont vite considérés comme atteints par le « syndrome d’aliénation parentale », concept psychologique qui ne repose sur aucun fondement scientifique. L’enfant qui souffre d’un trouble du neurodéveloppement comme l’autisme peut se retrouver placé car ce trouble va être mis sur le compte de l’éducation qu’il reçoit. Les juges pour enfants reprennent la plupart du temps les termes des rapports, dans leurs décisions. En cas d’appel, celles-ci sont le plus souvent confirmées quand elles ne sont pas aggravées. Les exemples concrets décrits dans le livre illustrent bien l’obstination dont font preuve les enquêteurs et les juges pour justifier à tout prix les mesures d’éloignement des enfants de leur famille.

Les dégâts provoqués par ces placements abusifs sont pourtant considérables. L’enfant privé de l’affection de ses parents va être pris en charge dans une famille ou le plus souvent dans un foyer, avec des éducateurs plus ou moins bien formés à cette tâche, et sera exposé aux risques de violence de drogue, d’échec scolaire, ce qui peut entraîner des fugues et des suicides. En outre, les parents qui ont été privés de la garde de leurs enfants vont être disqualifiés aux yeux de leurs enfants, ce qui rendra d’autant plus difficile leur éventuel futur retour à la maison.     

Cette analyse de la protection judiciaire de l’enfance est intéressante et instructive même si le parti pris féministe de l’auteur est de nature à en altérer la portée. Celui-ci insiste lourdement sur l’avantage donné aux hommes sur les femmes dans ces procédures, ce qui reste tout de même à démontrer. Un peu plus de volumétrie sur ces placements abusifs serait bienvenu, mais faisons à l’auteur le crédit de l’absence de sources disponibles. On ne peut en tout cas qu’être marqué par la multiplicité des acteurs impliqués (cellule de recueil des informations préoccupantes, service de l’ASE du conseil départemental, associations, juges pour enfants, juge d’instruction, procureurs, services de protection judiciaire de la jeunesse) et leur irresponsabilité quant aux conséquences des mesures prises. Il serait intéressant de voir comment mettre en cause la responsabilité de l’Etat du fait du fonctionnement défectueux de la justice, voire même la responsabilité pénale personnelle de ces acteurs.

Nous pouvons aussi regretter que l’auteur ne mentionne pas les causes les plus fréquentes du déclenchement de ces enquêtes et des mesures d’assistance éducative qui en sont la conséquence, à savoir la mauvaise éducation des enfants et la division des familles. Les enfants sont, en effet, les premières victimes de la mésentente entre leurs parents, a fortiori quand celle-ci va jusqu’à la séparation. Les divorces vécus comme épanouissant les enfants relèvent plus de la fausse communication que de la réalité. Nous pourrions aussi ajouter à l’intention des parents un conseil de prudence pour ne pas exposer leur famille au risque d’un signalement qui serait effectué à tort et déclencherait une enquête aux suites imprévisibles.  

En écho à ces dysfonctionnements de la protection judiciaire de la jeunesse, il est permis de rappeler la déclaration faite par le garde des sceaux, Olivier Guichard1 à qui un journaliste demandait, au moment où il quittait ses fonctions, ce qu’il avait retenu de son passage place Vendôme : « J’ai compris qu’il valait mieux ne jamais avoir  affaire à la justice ». Sage conseil.     

Thierry de la Rollandière

 

1 Olivier Guichard, Ministre de l’Industrie (1967-1968), Ministre du Plan et Aménagement du Territoire (1968-1969), Ministre de l’Éducation nationale (1969-1972), Ministre de l’Équipement-Logement-Tourisme (1972-1974), Ministre d’État, chargé de l’Aménagement du Territoire, de l’Équipement et des Transports (mars-mai 1974), Ministre d’État, Garde des Sceaux (1976-1977).