Instruction en famille – Une éclaircie dans un ciel toujours sombre ?

Il peut être un peu optimiste, voire présomptueux, d’annoncer une éclaircie dans le ciel toujours sombre de l’interdiction de l’école à la maison. Cette mesure phare de la loi contre le « séparatisme » est toujours en vigueur et aucun projet de modification pouvant effectivement la remettre en cause n’apparaît à l’horizon. Pourtant, l’instruction en famille était sortie indemne de la réforme de Jules Ferry créant l’instruction laïque, gratuite et obligatoire en 1882 et en 2017, le Conseil d’Etat l’avait même érigée comme une composante de la liberté d’enseignement constitutionnellement protégée. L’école à la maison n’a pas été remise en cause dans les régimes totalitaires. La France se singularise dans le monde en appliquant un régime d’interdiction.

 

La loi du 24 août 2021, confortant le respect des principes de la République, soumet l’instruction à la maison à une autorisation préalable de l’Etat qui est accordée si la famille peut invoquer l’un des quatre cas de dérogation : i) l’état de santé de l’enfant ou son handicap, (ii) la pratique d’activités sportives ou artistiques intensives, (iii) l’itinérance de la famille ou l’éloignement de tout établissement scolaire public, et (iv) « l’existence d’une situation propre à l’enfant motivant le projet éducatif sous réserve que les personnes responsables de l’enfant justifient de la capacité de la personne chargée d’instruire l’enfant à assurer l’instruction en famille dans l’intérêt supérieur de l’enfant ». Les trois premiers cas n’ont pas soulevé de difficultés majeures. Il n’en est pas de même pour le quatrième car l’obscurité de la loi laisse à l’administration une grande latitude pour l’interpréter. Le Conseil constitutionnel a dû se livrer à des contorsions juridiques pour valider la loi en tentant d’encadrer la pratique de l’administration. Ainsi, les rectorats ne devaient fonder leurs décisions sur les dérogations à l’interdiction de l’instruction en famille que sur les seuls critères que sont (i) la capacité des parents à permettre aux enfants d’acquérir le socle commun de connaissances, de compétences et de culture prévu par la règlementation, et (ii) la présentation d’un projet pédagogique comprenant les éléments essentiels de l’enseignement et de la pédagogie adaptés aux capacités et au rythme d’apprentissage de l’enfant.

L’administration ne s’est pas satisfaite de la limitation ainsi apportée à ses pouvoirs et a estimé qu’il lui revenait d’apprécier quel était l’intérêt supérieur de l’enfant au terme d’une d’analyse mettant en balance les avantages et les inconvénients résultant pour l’enfant de l’école à la maison par rapport à l’école à l’école. Elle substitue son appréciation à celle des parents qui sont les premiers éducateurs de leurs enfants et à qui devrait revenir le choix de leur mode d’instruction. Cette position tout à fait abusive a été soutenue par le Conseil d’Etat. Les dérogations pour ce motif n’ont été accordées qu’au compte-goutte pour les années scolaires 2022-2023 et 2023-2024, et de façon très variable d’une académie à l’autre.

 

Une timide éclaircie est venue de façon inattendue avec l’intervention du Comité des droits économiques, sociaux et culturels du Conseil économique et social de l’Organisation des Nations-Unies. En octobre 2023, le Comité s’est dit « préoccupé par les informations sur les dispositions introduites par la loi du 24 août 2021 qui limiteraient la possibilité d’accéder à l’instruction en famille ». Dans sa réponse embarrassée, le gouvernement français a assuré le Comité du caractère effectif de l’instruction en famille en fournissant des statistiques biaisées mélangeant les chiffres afférents aux quatre motifs de dérogation et en y incluant celles accordées de plein droit à titre transitoire pour les frères et sœurs des enfants scolarisés à la maison avant l’entrée en vigueur de la loi. Ce comité n’a pas de pouvoir coercitif mais son intervention confirme le caractère liberticide de la législation française dans ce domaine.

 

Lors d’une audition organisée le 18 septembre 2024 par la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale, Mme Caroline Pascal, directrice générale de l’enseignement scolaire, a été interrogée sur l’instruction en famille. Elle a donné quelques chiffres : 35 000 enfants bénéficiaient de ce régime pendant l’année 2018-2019, chiffre porté à 72 000 à la sortie du Covid – en 2021-2022 avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi – et 35 000 en 2023-2024. L’administration a reçu 52 000 demandes pour l’année 2023-2024 dont 88,4 % ont reçu une réponse positive, tous motifs confondus. Elle n’a pas donné de chiffre pour le quatrième motif tout en admettant qu’il concentrait le plus de refus. Elle a aussi reconnu que le taux de refus variait d’un département à l’autre. Elle a insisté sur la baisse du nombre des demandes de dérogation en y voyant un signe de confiance dans l’institution scolaire alors que le fort taux de refus des années précédentes a découragé de nombreuses familles de tenter leur chance. Lors d’un débat à l’Assemblée nationale tenu le 16 janvier 2025 sur l’évaluation de la loi de 2021, M. Xavier Breton, député de l’Ain, a soulevé la question du bien-fondé du régime actuel qui fait de l’interdiction de l’instruction en famille le principe et la liberté l’exception, le risque de voir l’école à la maison renforcer le communautarisme invoqué n’ayant pas été selon lui établi. Le ministre délégué auprès du ministre de l’Intérieur qui représentait le gouvernement s’est contenté d’indiquer que le nombre d’enfants scolarisés en famille était en baisse et s’élevait à 30 644 pour l’année scolaire 2024-2025. Il est très vraisemblable que ce chiffre soit bien inférieur à la réalité, beaucoup de parents pour des raisons diverses préfèrent, en effet, ne pas demander une autorisation qu’ils ont toutes les chances de se voir refuser.   

 

Une proposition de loi a été déposée à l’Assemblée nationale le 17 septembre 2024 par les députés du Rassemblement National afin de rétablir le régime précédent de la déclaration préalable qui remplacerait celui de l’autorisation préalable actuellement en vigueur. Cette proposition se fonde sur le Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, que la France a ratifié le 3 mai 1974 selon lequel « nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’État, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. » Même si cette proposition n’a malheureusement que peu de chances d’aboutir, le débat n’est pas clos sur le sujet et il nous appartient de l’entretenir en attendant des jours meilleurs.

 

Thierry de la Rollandière

 

De l’Europe à l’Union Européenne (fin)

Nous avons laissé la construction européenne à la signature du traité de Maastricht en février 1992. Celui-ci n’est entré en vigueur qu’en décembre 1993. Un traité doit, pour entrer en vigueur, être signé, bien sûr, puis ratifié par chacun des Etats Membres. L’absence de ratification par l’un d’entre eux rend le traité inopérant. La ratification du traité a été longue car, dans plusieurs pays, la ratification doit non seulement être autorisée par le Parlement ou par un référendum, mais être précédée par une révision de la Constitution dans la mesure où le traité entraîne des transferts de souveraineté. Ce qui était en jeu dans le traité de Maastricht était la création de la monnaie unique dont la gestion était confiée à une banque indépendante et le droit de vote aux élections municipales reconnu à des personnes autres que des citoyens français. La Constitution française a été modifiée pour permettre un tel transfert par la loi constitutionnelle du 25 juin 1992, précédant un référendum qui a conclu de justesse à la ratification du traité le 20 septembre suivant. Le Danemark avait, quelques mois auparavant, organisé un référendum qui a conclu au rejet de cette ratification. Le processus de ratification aurait alors dû être interrompu mais le gouvernement français l’a poursuivi. Le gouvernement danois a fait l’objet de pressions pour faire revoter ses ressortissants sur le même traité mais cette fois assorti d’une déclaration des autres Etats qui donnait au Danemark le droit de ne pas appliquer certaines stipulations du traité. Le peuple danois, à nouveau consulté, a alors approuvé la ratification. Comme devait le dire quelques années plus tard Jean-Claude Juncker alors président de la Commission, « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». 

En 2004 a été signé à Rome un nouveau traité plus ambitieux intitulé « traité établissant une Constitution pour l’Europe » qui allait plus loin dans le sens du fédéralisme et donnait à l’Union européenne les attributs d’un Etat avec une Constitution. Ce traité a été soumis à un référendum en France et aux Pays-Bas qui l’ont respectivement rejeté en mai et en juin 2005. Le processus de ratification a alors été immédiatement interrompu et le traité n’est jamais entré en vigueur.

 

C’est Nicolas Sarkozy qui a débloqué la situation d’une façon peu respectueuse du suffrage universel après son élection en 2007. Le nouveau président a négocié avec ses homologues européens ce qu’il a appelé un mini traité signé à Lisbonne en décembre 2007 et reprenant l’essentiel des stipulations du traité rejeté. Le traité sera ratifié très discrètement par le Parlement français au début de l’année 2018 à une forte majorité. L’Irlande sera le seul pays qui soumettra la ratification du traité à un référendum qui sera négatif mais les Irlandais seront priés de revoter et l’adopteront au second essai. Le traité entra en vigueur le 1er décembre 2019. En France, la ratification a été précédée par une révision de la Constitution en raison des transferts de souveraineté que prévoit le traité dans le domaine de la libre circulation des personnes, la lutte contre le terrorisme, la création d’un parquet européen, la coopération en matière pénale et l’extension de la règle de l’unanimité à celle de la majorité au conseil des ministres.  

 

Le sujet marquant de la décennie écoulée fut le départ de la Grande-Bretagne de l’Union, à la suite d’un référendum, qui sera effectif en février 2020. Ce fut le premier départ d’un Etat  >>>  >>> membre, et non des moindres, depuis la création du Marché commun, dont la langue était devenue la langue de travail et dont la qualité du personnel diplomatique a contribué à étendre l’influence dans les institutions et lui a permis d’y relayer les positions défendues par les États-Unis.

 

L’Europe pour quoi faire ?

Le premier objectif affiché par les pères fondateurs de la CECA, puis du marché commun fut la paix. La création d’une situation d’interdépendance entre les Etats devait rendre tout conflit armé impossible. Cet objectif fut atteint mais on peut se demander si ce n’est pas plutôt la paix qui a permis la création et le développement de l’Union.

 

Le second objectif fut la prospérité économique que devait permettre la protection de l’agriculture et de l’industrie européennes grâce à un tarif extérieur commun. La création d’un marché entre Etats ayant atteint un développement économique homogène a favorisé la croissance économique dans les années 1960 et 1970. Le moteur a déraillé après l’arrivée de la Grande-Bretagne et des pays du nord de l’Europe. Ces pays ont, en effet, promu la transformation du marché commun en une zone de libre-échange ouverte aux flux de marchandises, de capitaux non seulement en provenance des Etats membres mais aussi des pays tiers. L’Union européenne est devenue la zone la plus ouverte au monde sans s’occuper de savoir s’il y a ou non réciprocité. L’ouverture concerne aussi les personnes et l’Union est une terre d’immigration, avec le soutien du patronat : pami les cinq priorités de Business Europe (le Medef européen), il y a l’augmentation du nombre d’immigrés. L’Union apparaît comme une étape régionale dans la construction d’un ensemble plus vaste, plus ouvert au reste du monde, d’un gouvernement mondial sous influence américaine.

 

L’Europe a adopté tous les codes mondialistes : le droit de la concurrence appliqué de façon dogmatique, la responsabilité sociétale et environnementale des entreprises imprégnée de l’idéologie woke, la lutte contre le réchauffement climatique où elle veut être première de classe alors qu’elle ne représente que 7 % des émissions mondiales de CO2, la protection des minorités et la promotion de comportements déviants.  

 

L’Union Européenne traverse incontestablement une crise d’identité. Son poids économique relatif diminue par rapport aux Etats-Unis et à la Chine. La médiocrité de son personnel politique, l’isolement de la sphère bruxelloise, la mauvaise gestion des crises (financière, migratoire, sanitaire) la font rejeter par les peuples. Elle a longtemps cru pouvoir compenser son absence de vision par un élargissement mal maîtrisé et une activité législative intensive. Les dernières élections européennes ont montré qu’il était difficile de faire bouger les institutions. Les Etats membres sont trop divisés pour imposer leurs vues. La France dont l’influence a fortement décru est à la remorque de cette embarcation. Les difficultés ne font sans doute que commencer.

 

Thierry de la Rollandière

 

De l’Europe à l’Union Européenne (suite)

Nous avons laissé la construction européenne en 1957 avec la signature, le 25 mars de cette année-là, au Capitole à Rome, entre les six Etats membres qui étaient alors parties au traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) de deux nouveaux traités dont l’un sera promis à un grand avenir le traité de Rome, qui va créer la Communauté économique européenne (CEE) et un autre traité créant la Communauté européenne de l’énergie atomique (EURATOM) qui ne connaîtra que des développements très limités.

Le premier traité, couramment appelé traité de Rome, va créer entre les six Etats membres qui l’ont signé (Belgique, Allemagne, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas) un marché commun, c’est-à-dire un espace dans lequel va être progressivement mise en œuvre la libre circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux, sans droit de douane, ni restriction de circulation.     

Pour l’application du traité, des institutions dites « communautaires » sont mises en place. Nous retrouvons dans le traité de Rome l’architecture triangulaire qui existait déjà dans le traité ayant créé la CECA avec au sommet la Commission dont le siège est à Bruxelles et à la base, pour exercer le pouvoir législatif, le Conseil des ministres, composé de représentants des Etats membres, qui siégera à Bruxelles et à Luxembourg suivant les périodes de l’année, et une assemblée représentant les peuples des Etats qui va siéger de façon itinérante entre Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg. La Cour de justice qui siège à Luxembourg va régler les différends entre les institutions de la CEE et entre celles-ci et les Etats membres, et assurer l’unité d’interprétation des règles communes. Après l’échec de la Communauté européenne de défense en 1954, les rédacteurs du traité ont pris soin d’éviter toute apparence de création d’un pouvoir supranational. Le nom de l’organe exécutif est révélateur : la Haute-Autorité du traité CECA fait place à une Commission dont l’intitulé est plus modeste. Les compétences de l’Assemblée sont seulement consultatives, ce sera le cas jusqu’en 1985, et le pouvoir décisionnaire appartient aux représentants des Etats qui siègent au Conseil. Si le principe de l’élection de l’Assemblée européenne au suffrage universel direct est inscrit dans le traité, son application est renvoyée à une décision ultérieure des Etats membres prise à l’unanimité. Cette règle de l’unanimité va s’appliquer de façon systématique pour les décisions prises par le Conseil des ministres pendant une longue période de transition.

Curieusement, c’est dans le domaine du droit que le traité de Rome va le plus loin dans un sens fédéral. Les institutions vont se montrer très prolifiques en créant des normes pour assurer la mise en place du marché commun. Le traité donne à la Commission le pouvoir de proposer deux types de législation : le règlement qui, une fois adopté, s’applique directement, sans formalité, dans les institutions et dans les Etats membres, et la directive qui doit, pour être applicable, faire  l’objet d’une transposition dans le droit interne de chacun de ceux-ci. La Cour de justice va dès 1964 donner au droit européen une dimension supranationale en interprétant de façon extensive la règle de la supériorité du traité sur la loi. Ce principe de droit international public, qu’illustre la maxime Pacta sunt servanda, a pour conséquence qu’en cas de conflit entre une loi nationale et un traité, les stipulations de ce dernier l’emportent sur la première. Les tribunaux français l’appliquaient de façon restrictive en considérant que le principe ne s’appliquait pas si le traité était contraire à une loi nationale postérieure à celui-ci. La Cour de justice a déclaré que l’ordre juridique traité par le traité de Rome, lequel inclut les règlements et directives pris pour son application, l’emportait sur toute législation nationale, fût-elle constitutionnelle, antérieure ou postérieure à celui-ci. Après avoir résisté pendant quelques années, la Cour de cassation en 1975 et le Conseil d’Etat en 1989 finiront par s’incliner. En 2004, le Conseil constitutionnel français donnera à cette jurisprudence de la Cour de justice un caractère quasi absolu. La conséquence est qu’un règlement européen, voire un simple règlement de la Commission en cas d’habilitation de celle-ci à légiférer, l’emporte sur une disposition de la Constitution qui lui serait contraire. Seule, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe vérifie la conformité des textes européens à la constitution allemande mais ne les censure pas en pratique.

Dans sa pratique décisionnelle, la Cour de Luxembourg va favoriser l’application du droit européen au détriment du droit national en retenant l’interprétation la plus maximaliste possible des traités et des actes qui en sont dérivés. Elle va baser son argumentation non pas sur la lettre du traité mais sur les objectifs que celui-ci poursuit, à savoir la création d’une union sans cesse plus étroite des peuples européens, au point que l’on a pu parler d’interprétation téléologique, c’est-à-dire en fonction des finalités. Un exemple illustrera ce propos. A l’époque où l’avortement et l’incitation à avorter étaient interdits dans la République d’Irlande, des étudiants irlandais ont été poursuivis devant des tribunaux irlandais pour avoir apposé une publicité en faveur d’un avortement pratiqué en Grande Bretagne alors dans la Communauté européenne. Bien que le droit pénal en général et l’interdiction ou l’autorisation de l’avortement en particulier ressortent de la compétence des Etats, les étudiants ont invoqué pour se disculper la contrariété d’une telle interdiction avec les traités européens. La Cour Suprême irlandaise a saisi la Cour de justice de Luxembourg qui a estimé que la restriction de la publicité en faveur d’un « service » tel que l’avortement était contraire au traité mais, pour limiter les conséquences de sa position transgressive, a toutefois admis que les Etats pouvaient décider de l’interdire dans les cas où la publicité créerait un trouble à l’ordre public. 

Dans les années qui suivent l’entrée en vigueur du traité de Rome, l’évolution institutionnelle de la CEE va être marquée par l’élargissement et l’approfondissement. 22 nouveaux pays entre 1973 et 2013 vont rejoindre la Communauté puis l’Union européenne alors que le Royaume-Uni en sort effectivement en 2020. Cet élargissement va renforcer le poids des institutions par rapport à celui des Etats, ceux-ci auront, en effet, plus de mal à imposer leurs vues à l’égard des institutions. L’approfondissement va résulter de la signature en 1985, sous l’impulsion de Jacques Delors alors président de la Commission, de l’Acte unique européen qui poursuivra l’achèvement du marché intérieur en 1992 avec la libre circulation des hommes, des marchandises, des services et des capitaux. Les compétences de la Commission seront renforcées pour assurer cet objectif et, en contrepartie, le Parlement européen verra également les siennes augmenter. En 1992, le traité de Maastricht (ou Maëstricht) va créer l’Union européenne avec une monnaie unique, une citoyenneté européenne qui donnera le droit de vote aux élections municipales aux étrangers ressortissant d’un Etat membre et une nouvelle extension des compétences du Parlement qui va devenir co-législateur quasiment à égalité avec le Conseil des ministres. 

La ratification du traité de Maastricht sera difficile et va poser dans le domaine public la question de la souveraineté des Etats à l’égard de l’Union européenne. Nous y consacrerons un prochain article.

Thierry de la Rollandière

 

De l’Europe à l’Union Européenne

L’Europe est à la fois le fruit d’une histoire d’une très grande richesse et un cadre géographique aussi diversifié que ses limites sont imprécises. Le terme Europe viendrait du nom d’une princesse de la mythologie grecque, originaire de Crète, enlevée par Zeus déguisé en taureau. Ce n’est pas une origine très glorieuse pour un continent qui a longtemps dominé le monde mais c’est la thèse officielle des institutions européennes. Il n’est pas facile de définir l’Europe. Si la frontière est clairement formée par l’océan Atlantique à l’ouest et la mer Méditerranée au sud, les limites sont imprécises à l’est et ont varié dans le temps. Le tsar Pierre le Grand a fixé la frontière orientale du continent aux monts Oural. Celle-ci s’infléchit vers l’ouest en descendant vers le sud en longeant le fleuve Oural, à l’intérieur du Kazakhstan, puis la mer Caspienne jusqu’au sud de Bakou en Azerbaïdjan. La limite prend le cap à l’ouest avec la mer Noire vers Istanbul et repart vers le sud en étant représentée par le Bosphore, le détroit des Dardanelles et la mer Egée. La Crète en raison de son appartenance à la Grèce et Chypre qui lui est très liée font partie de notre continent. L’inclusion de la Géorgie et de l’Arménie a été contestée parce que la limite au sud-est a longtemps été le Caucase tandis que leur appartenance à la Chrétienté a conduit à les y inclure. Les limites de l’Europe sont influencées par la politique même si elles traversent plusieurs pays comme la Russie, le Kazakhstan et la Turquie.  

L’Europe a été depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle, le centre du monde intellectuel, artistique, religieux, économique et politique. Son déclin s’est amorcé avec la première guerre mondiale et Paul Valéry a pu alors la décrire comme un petit cap au nord-ouest de l’Asie. Dans un discours prononcé à Zurich en 1922, ce philosophe décrit une Europe fondée sur trois piliers, l’héritage culturel grec, le droit romain et l’unité chrétienne. Cette vision, qui aujourd’hui apparaît idyllique, appartient à l’histoire. 

D’un point de vue politique, l’Europe est aujourd’hui divisée en cinquante Etats qui se partagent une superficie d’environ 10 millions de kilomètres carrés. Le nombre d’Etats a beaucoup varié, passant de 300 en 1789 à 19 en 1871 et 25 en 1914. A défaut d’unité, l’histoire du continent a connu la domination d’un pouvoir politique : l’Empire Romain dans les premiers siècles de notre ère, qui a survécu en Orient jusqu’au XVe siècle, puis l’Empire Carolingien auquel a succédé le Saint-Empire Romain Germanique. La fin du Moyen-Âge et la Renaissance vont voir surgir des divisions religieuses, au XIe siècle entre catholiques et orthodoxes, puis au XVIe siècle entre catholiques et protestants. La Réforme protestante va entraîner une fracture entre les pays européens qui fait encore sentir ses effets aujourd’hui.  La menace islamique puis turque a longtemps pesé sur le continent du VIIIe siècle en Espagne jusqu’à l’échec de la prise de Vienne (Autriche) en 1683. Le pape Pie II, dans une lettre de Europa du 21 juillet 1453, fait part de ses inquiétudes à l’égard de cette menace alors que l’Europe se livre à des guerres intestines laissant les ennemis de la Croix se déchaîner contre elle.

 

Le philosophe de la Renaissance, Erasme, avance l’idée d’un grand ensemble européen réunissant les Etats chrétiens et fondé sur les valeurs de tolérance et de paix. Sully, ministre de Henri IV, a évoqué l’union de l’Europe. Au XVIIe siècle, un autre français, l’abbé de Saint-Pierre, publie un essai sur la paix perpétuelle en Europe. Le rêve européen reprend de la vigueur au XIXe siècle après les désastres causés par les guerres de la Révolution et de l’Empire. Victor Hugo appelle à la création des Etats-Unis d’Europe qui seraient le pendant des Etats-Unis d’Amérique dans le but de démocratiser l’organisation politique du continent. C’est surtout après la première guerre mondiale que le projet européen progresse dans les esprits pour éviter le retour à la guerre même si la montée des nationalismes, notamment en Italie et en Allemagne, n’a pas permis à ce projet de prospérer. L’Europe sort exsangue du second conflit mondial. Les Etats-Unis et l’URSS se partagent le monde. La décolonisation réduit l’influence des anciennes puissances européennes et, surtout, l’Europe est profondément divisée par ce que Winston Churchill a appelé le rideau de fer.  L’ancien – et futur – Premier ministre britannique, dans un discours prononcé à Zurich en 1946, appelle de ses vœux l’unité européenne dans un but défensif contre l’URSS. 

D’un point de vue économique, les Etats-Unis vont aider l’Europe occidentale à se relever, grâce, en particulier, au plan Marshall, tout en subordonnant leur aide à une coordination des politiques économiques des pays bénéficiaires. Dans le domaine diplomatique et militaire, est signé en 1949 le traité de Washington qui crée l’Alliance atlantique entre les Etats-Unis, le Canada et des pays d’Europe occidentale, en plus de la Grèce et de la Turquie. Ce traité sera complété en 1950 par un accord sur l’organisation du traité de l’atlantique nord (OTAN).

La même année, le 9 mai 1950, la construction européenne, au sens où l’on entend cette expression aujourd’hui, est lancée avec la déclaration prononcée par le ministre français des Affaires étrangères, Robert Schuman, dans le salon de l’horloge du quai d’Orsay. Cette déclaration, qui a été écrite par Jean Monnet, appelle la France et l’Allemagne, ainsi que les pays européens qui souhaiteront les rejoindre, à placer leur production de charbon et d’acier sous une haute autorité commune. Quatre pays les rejoindront : la Belgique, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas, et le 18 avril 1951 est signé le Traité de Paris créant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). C’est le début de l’Europe des six. Nous trouvons dans ce traité une organisation basée sur une base triangulaire qui sera reprise avec quelques aménagements dans les traités européens successifs avec une haute autorité au sommet qui sera l’exécutif, et, se partageant le pouvoir législatif, une institution représentant les Etats, le conseil des ministres et une assemblée parlementaire représentant les peuples, aux côtés d’une cour de justice chargée de veiller au respect des traités.       

Les Etats membres de la CECA n’allaient pas s’arrêter en si bon chemin et, dès 1952, vont signer un nouveau traité toujours à Paris sur la Communauté européenne de défense (CED). L’occasion de ce traité a été fournie par les Etats-Unis qui, en raison de la guerre de Corée, ont souhaité alléger leur présence militaire en Europe, ce qui devait être compensé par le réarmement de la jeune République fédérale allemande créée en 1949. Comme les Français étaient alors hostiles à un tel réarmement, la création d‘une armée européenne aurait permis d’exercer une tutelle sur les forces militaires allemandes par les cinq autres états membres. Ce traité, très soutenu par les Etats-Unis, fut ratifié par tous ses signataires à l’exception de la France et n’est donc pas entré en vigueur. L’Assemblée nationale française a rejeté le traité à la suite d’un long débat où se sont opposés d’un côté les démocrates-chrétiens et les socialistes qui y éteint favorables, et de l’autre les gaullistes et les communistes qui le combattaient pour des raisons différentes d’ailleurs. Ce clivage de la classe politique française va durer jusqu’à la fin du XXe siècle, en fait jusqu’au ralliement du parti gaulliste à l’union européenne et à la quasi-disparition des communistes du paysage politique. Le réarmement allemand va quand même être mis en œuvre, sur des bases moins supranationales dans la mouvance de l’OTAN.

La construction européenne va reprendre son cours avec la négociation puis la signature, le 25 mars 1957, au Capitole à Rome, du traité instituant la Communauté économique européenne (CEE) entre les six Etats-membres de la CECA. Ce traité, très important, va créer le Marché commun et est toujours en vigueur sous le nom de traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Nous y consacrerons un prochain article.

Thierry de la Rollandière

 

De l’avortement à l’euthanasie

La reconnaissance du droit constitutionnel à l’avortement était-elle à peine achevée qu’une nouvelle réforme de société tout aussi mortifère était lancée avec l’adoption le 10 avril 2024 par le conseil des ministres d’un « projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie ». Au-delà de la pudicité des termes utilisés, c’est bien l’euthanasie et l’aide à mourir que ce texte veut autoriser. Celui-ci a été adopté le 17 mai 2024 par la commission spéciale de l’Assemblée Nationale chargée de l’examiner, et figure à l’ordre du jour de la séance plénière du 27 mai au 6 juin 2024. Son adoption définitive n’est pas prévue avant le milieu de l’année 2025 et nous aurons l’occasion d’examiner son contenu dans un prochain numéro de notre revue.   

Le lien entre avortement et euthanasie peut être facilement établi : après avoir porté atteinte à la vie lors de la conception, il est malheureusement logique de faire de même à la fin de celle-ci. Il ne s’agit pas dans cet article de comparer ces deux réformes dont la gravité et la transgression par rapport à la morale naturelle sont considérables, mais de réfléchir à la voie empruntée pour les faire aboutir. Plus de quarante ans séparent en France la mise en œuvre de ces deux « mesures de libéralisation ». Cet intervalle de temps a été plus réduit dans les pays du nord de l’Europe et même dans un pays anciennement catholique et dont la vie politique a longtemps été dominée par la démocratie chrétienne comme la Belgique. Il est toutefois possible de trouver des traits communs tant en ce qui concerne les motifs invoqués et surtout les moyens utilisés pour faire avancer ces deux causes.

Ces deux réformes sont en germe depuis les années 1970. La libéralisation de l’avortement est le prolongement inévitable de l’action du planning familial dans les années 1960. Pour l’euthanasie, des personnalités comme le sénateur Henri Caillavet et le docteur Pierre Simon ont contribué à introduire le sujet dans la vie politique. Le premier fut ancien ministre, Grand maître du Grand Orient de France et président de la Fraternelle parlementaire qui regroupe les députés et sénateurs francs-maçons de toutes obédiences et de tous bords politiques pour faire avancer les projets soutenus par les loges. Il fut un ardent promoteur de toutes les « libertés sexuelles » et proposa d’abaisser à treize ans la majorité dans ce domaine. Après la légalisation de l’avortement, en 1975, il déposa en avril 1978 une proposition de loi sur l’euthanasie. En 1986, il devint président de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité qu’avait fondée en 1980 un autre dignitaire franc-maçon Pierre Simon, Grand maître de la Grande loge de France, auteur d’un ouvrage intitulé de façon contre intuitive « De la vie en toute chose », dans lequel il défend la liberté de l’avortement et de l’euthanasie. Ce fut aussi un défenseur de la procréation médicale assistée. Pierre Simon était très proche de Lucien Neuwirth, député puis sénateur de la Loire, qui fut à l’origine du vote de la loi de 1967 libéralisant la contraception. Il fut aussi collaborateur dans des gouvernements « de droite » de plusieurs ministres de la santé comme Robert Boulin, Michel Poniatowski et Simone Veil. Pour lui, la vie est un « agencement de cellules » qui peut être déclenché sur commande et arrêté de la même façon.       

Ces deux causes – avortement et euthanasie – furent introduites en même temps mais aussi défendues avec les mêmes arguments reposant sur le droit de disposer de son corps et les mêmes méthodes que sont la dramatisation de cas particuliers, l’acquittement des personnes violant la loi, les appels des « grandes consciences » et la progression par étape.

Pour l’euthanasie, nous avons eu plusieurs cas individuels médiatisés comme celui de Vincent Humbert, jeune pompier de 21 ans, victime en 2000 d’un accident de la route qui l’avait rendu tétraplégique, aveugle et muet. Le médecin qui a mis fin à ses jours en 2003, ainsi que sa mère qui peut être considérée comme sa complice furent acquittés. Près de vingt ans plus tard, avec le cas de Vincent Lambert, victime lui aussi d’un grave accident de la circulation, une nouvelle étape fut franchie puisque l’arrêt de toute alimentation fut ordonné en justice, face à une famille malheureusement divisée. Le lien entre avortement et euthanasie fut bien mis en évidence par le procureur général de la Cour de cassation, saisie au bout d’un très long parcours judiciaire, lorsqu’il a mis en garde les juges tentés de soutenir la position prise par la cour d’appel de Paris en faveur de la reprise de l’alimentation de Vincent, en leur disant que celle-ci aboutirait à remettre en cause le droit à l’avortement.

Parmi les appels des « grandes consciences », nous pouvons citer le manifeste des Prix Nobel en faveur de l’euthanasie lancé dès 1974, et l’avis du comité national consultatif d’éthique de mars 2000 qui admettait déjà une « exception d’euthanasie ». Ce même comité, en mars 2022, alors présidé par un catholique pratiquant dont l’épidémie du covid a assuré la notoriété, admettait, de façon strictement encadrée, « la possibilité d’un accès légal à une assistance au suicide », permettant l’aide à mourir non seulement des personnes en fin de vie mais aussi de celles « atteintes de maladies graves et incurables provoquant des souffrances réfractaires dont le pronostic vital est engagé à moyen terme ». Au-delà du jargon employé, il y a bien la mort sur ordonnance.

La progression par étape se vérifie pour l’euthanasie comme pour l’avortement. Pour celui-ci, la loi, a d’abord mis en œuvre une libéralisation temporaire, dans un délai limité, applicable à la femme en situation de détresse, avant de le consacrer par un droit constitutionnel. Pour l’euthanasie, la loi Léonetti du 22 avril 2005, avait pour objet d’empêcher également l’acharnement thérapeutique, qualifié d’« obstination déraisonnable » dans le traitement des malades en fin de vie et permettait ainsi au patient de demander, dans un cadre défini, l’arrêt d’un traitement médical trop lourd. Cette volonté peut notamment être exprimée par le biais de directives anticipées ou par le recours à une personne de confiance. Onze ans plus tard, la loi Léonetti-Clayes, du nom des parlementaires UMP et PS qui en furent à l’origine, promulguée le 2 février 2016, instaure un droit à la « sédation profonde et continue jusqu’à la mort » pour les malades en phase terminale, ainsi que des directives anticipées contraignantes pour le médecin. En 2024, la suppression par la commission spéciale de l’Assemblée Nationale de beaucoup des timides garde-fous présents dans le projet du gouvernement montre que celui-ci n’est qu’une nouvelle étape vers une plus grande libéralisation. Humainement parlant, l’histoire est malheureusement déjà écrite. 

Thierry de la Rollandière