Euthanasie saison IV

La quatrième tentative sera-t-elle la bonne ? Après un premier débat engagé à l’Assemblée nationale sur une proposition de loi déposée en 2020 par Olivier Falorni, député de la Charente-Maritime, dont seul a été adopté en avril 2021 l’article premier qui définissait les conditions d’accès à une « assistance médicalisée active à mourir » avant que la discussion ne s’interrompe en raison de l’opposition, purement opportuniste, du gouvernement, puis une proposition de loi sénatoriale émanant du groupe socialiste  « visant à établir le droit à mourir dans la dignité », rejetée  à une courte majorité par le Sénat en mars 2021, vint le « projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie » déposé par le gouvernement, après la mobilisation d’une convention citoyenne, dont la discussion et le vote en mai et juin 2024 étaient presque achevés avant que la dissolution de l’Assemblée nationale ne le rende caduc. 

L’idée de légiférer sur la « fin de vie » ne fut pas abandonnée, loin de là, et en 2025, le projet de loi de 2024 a été scindé en deux textes distincts correspondant chacun à une proposition de loi, l’une relative aux soins palliatifs qui a été votée à l’unanimité, l’autre relative à la fin de vie. Ce dernier texte a d’ailleurs vu son titre modifié au cours des débats en proposition de loi relative au « droit à l’aide à mourir ». Au-delà des variations sémantiques qui traduisent sans doute un certain embarras du législateur pour appréhender le sujet, c’est bien à chaque fois de l’euthanasie qu’il s’agit. Le fait que le texte fasse l’objet de deux propositions de loi (d’origine parlementaire) distinctes et pas d’un projet de loi (d’origine gouvernementale) résulte de la distance personnelle qu’a voulu prendre le Premier ministre par rapport au second texte. Cela dit, Mme Catherine Vautrin, ministre des affaires sociales, qui représentait par ailleurs la France à la messe d’intronisation du pape Léon XIV, a joué, au nom du gouvernement, un rôle très actif dans la discussion et la promotion de la proposition de loi à l’Assemblée nationale. 

Le soutien le plus emblématique à cette proposition de loi est venu du chef de l’Etat dans un discours prononcé à la Grande Loge de France le 5 mai 2025 à l’occasion du 120ème anniversaire de la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Après avoir rappelé que « le dialogue entre la République et la franc-maçonnerie est une conversation, si je puis dire, polie par des siècles de combats, par la communion de pensée et par une connivence qui n’a rien d’un complot » et que « la franc-maçonnerie est aux avant-postes de la bataille qui importe si nous voulons façonner le siècle pour le bien de l’humanité », le président a souligné les enjeux de la proposition de loi : « Que les francs-maçons portent cette ambition de faire de l’homme la mesure du monde, le libre acteur de sa vie, de la naissance à la mort, qui peut s’en étonner ? »

La proposition de loi sur le droit à l’aide à mourir a été adoptée le 27 mai 2025 par l’Assemblée nationale en première lecture par 305 voix contre 199 et 57 abstentions. Elle a été transmise au Sénat qui l’examinera en séance publique à partir du 7 octobre 2025. Une seconde lecture dans chaque assemblée précèdera un examen de la proposition par la commission mixte paritaire et le texte devrait, sauf accident de parcours, être définitivement adopté avant la fin de l’année 2026. 

Les débats à l’Assemblée nationale ont peu porté sur les principes (« Tu ne tueras pas », « l’indisponibilité de la vie humaine ») rappelés par Pie XII en 1957 : « Dieu seul est maître de la vie et de l’existence. L’homme n’est donc pas maître ni possesseur mais seulement usufruitier de son corps et de son existence. » Ils ont porté sur les « garde-fous » mis en place par les auteurs du texte pour tenter d’en limiter les abus et rendre celui-ci acceptable pour la majorité des députés.

Une première série de garde-fous a consisté à fixer des critères d’éligibilité : la personne concernée, curieusement désignée « patient », doit être majeure et de nationalité française ou résider de façon stable et régulière en France. Elle doit être atteinte d’une « affection grave et incurable, quelle qu’en soit la cause, qui engage le pronostic vital, en phase avancée » ou « terminale ». Cela signifie qu’elle est entrée « dans un processus irréversible marqué par l’aggravation de son état de santé qui affecte sa qualité de vie ». Le malade doit également présenter une « souffrance physique et psychologique constante » qui est « soit réfractaire au traitement, soit insupportable selon la personne » lorsqu’elle a « choisi de ne pas recevoir ou d’arrêter » un traitement. Une souffrance psychologique n’est pas suffisante pour « bénéficier » de « l’aide à mourir ». Enfin, la personne concernée doit « être apte à manifester sa volonté de façon libre et éclairée ».

Une certaine confusion est entretenue entre l’arrêt des traitements pénibles lorsqu’il n’y a pas d’espoir de guérison, ce qui est moralement licite, et le prétendu droit à mourir. Les auteurs de la proposition de loi veulent se placer dans le sillage de la loi Claeys-Leonetti de 2016 qui autorise dans certains cas la sédation profonde jusqu’au décès, ce qui peut constituer une forme d’euthanasie car elle associe un arrêt des soins de base que sont l’hydratation et l’alimentation à une sédation profonde qui n’est pas toujours indispensable. La Conférence des évêques de France, tout en « s’inquiétant profondément » du vote de la nouvelle loi, s’est arc-boutée sur la loi Claeys-Leonetti qui ouvrait pourtant la voie à la réforme en cours. Quant aux souffrances physiques ou psychologiques réfractaires au traitement, la quasi totalité des demandes d’euthanasie disparaît lorsque la prise en charge d’un patient présentant des grandes souffrances morales et psychologiques est faite correctement grâce aux soins palliatifs.

Quoi qu’il en soit, ces critères d’éligibilité sont pour le moins flous et peuvent donner lieu à interprétation. En tout état de cause, comme ce fut le cas pour le droit à l’avortement, ce texte est une première étape qui ne demandera qu’à être dépassée le moment venu. L’essentiel est d’opérer la bascule anthropologique que constitue la reconnaissance du « droit à mourir ».

 

Les garanties procédurales constituent la seconde catégorie des garde-fous mis en place par la proposition de loi. La demande d’aide à mourir doit être expresse et adressée à un médecin qui a quinze jours pour se prononcer et notifier sa décision. Celui-ci peut en référer à un spécialiste ayant accès au dossier médical du patient et à un professionnel de santé impliqué dans le traitement en cours mais la décision finale, qui devra être rédigée et motivée, lui appartient. Le texte prévoit que l’auto-administration de la substance létale est la règle, ce qui correspond au suicide assisté, mais, si le « patient » n’est pas en mesure d’y procéder, l’administration pourra être effectuée par un médecin ou un infirmier. Une clause de conscience spécifique aux professionnels de santé leur permettra de refuser de réaliser ce geste. Cette clause ne s’appliquera pas aux pharmaciens, comme c’est déjà le cas pour les produits abortifs, car ils ne sont pas considérés comme des « auxiliaires médicaux ».

Un amendement à la proposition de loi instaure un « délit d’entrave à l’aide à mourir » visant à sanctionner le fait d’empêcher une personne de s’informer sur cette loi ou d’en « bénéficier ». Un tel délit pourra conduire à sanctionner ceux qui proposent des soins palliatifs aux candidats au « suicide médicalisé ». Un amendement proposant la création d’un délit d’incitation à l’euthanasie a été repoussé. Pour les députés, il est plus grave d’empêcher de tuer que d’y inciter. D’ailleurs, l’aide à mourir sera prise en charge par la sécurité sociale.

 

Il est difficile de conclure sans faire le parallèle, à cinquante ans de distance, entre la proposition de loi sur le droit à l’aide à mourir et le projet de loi libéralisant l’avortement. L’opposition à la réforme de 2025 semble peut-être un peu plus forte que celle de 1975 mais elle ne porte pas vraiment sur les principes des promoteurs du texte et qui sont peu ou prou considérés comme acquis. Or, c’est en défendant les nôtres que nous ferons un jour tomber les leurs.

Thierry de la Rollandière

 

Quand le juge fait la loi : vers un gouvernement des juges ?

La question peut sembler surprenante : les juges, à première vue, n’exercent aucun pouvoir de gouvernement. Leur rôle ne consiste pas à prendre, comme peuvent le faire un gouvernement ou un parlement, des mesures de portée générale, mais à appliquer la loi aux situations particulières dont ils sont saisis. Et pourtant les exemples abondent d’affaires où les juges prennent des décisions qui sortent de ce cadre : lorsque la Cour suprême de Roumanie invalide un candidat arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle en décembre 2024 et annule le scrutin, lorsque le tribunal judiciaire de Paris condamne en mars 2025 une candidate déclarée à l’élection présidentielle française de 2027 à une peine d’inéligibilité avec application immédiate nonobstant appel, lorsque le Conseil constitutionnel censure en janvier 2024 les mesures les plus emblématiques d’une loi sur l’immigration votée par le Parlement français, lorsqu’un tribunal administratif annule la construction d’une autoroute au motif que celle-ci ne répondrait pas à un objectif d’intérêt général impérieux, il est difficile de ne pas y voir des décisions dont la portée politique est indéniable. 

La tentation du juge de sortir d’un cadre qu’il considère comme trop étroit a été longtemps illustrée par la harangue prononcée en 1968 par le magistrat Oswald Baudot à l’attention des jeunes juges : « Soyez partiaux. (…) Examinez toujours où sont le fort et le faible qui ne se confondent pas nécessairement avec le délinquant et sa victime. Ayez un préjugé favorable pour la femme contre le mari, pour l’enfant contre le père, pour le débiteur contre le créancier, pour l’ouvrier contre le patron, pour l’assuré contre la compagnie d’assurance, pour le malade contre la sécurité sociale, pour le voleur contre la police, pour le plaideur contre la justice. » Il s’agissait à cette époque de porter atteinte à l’impartialité des magistrats par la prise en compte de préjugés socio-culturels qui devait infléchir l’interprétation de la loi applicable.  Aujourd’hui, le gouvernement des juges concerne surtout les décisions des cours suprêmes qui ont plus de chances d’interférer dans le champ politique que les jugements des tribunaux et des cours d’appel.

L’apparition du gouvernement des juges peut être fixée à 1803 avec l’arrêt rendu par la Cour suprême des Etats-Unis dans une affaire Marbury contre Madison dans laquelle la Cour s’est proclamée compétente pour annuler les lois qu’elle considérait comme contraires à la Constitution alors que celle-ci ne lui conférait pas un tel pouvoir. Le président en exercice des Etats-Unis, Thomas Jefferson, a critiqué cette décision qui place l’Amérique « sous le despotisme d’une oligarchie ». Ce pouvoir de la Cour suprême américaine n’a pas été remis en cause et cette juridiction a montré l’usage qu’elle pouvait en faire pour limiter les pouvoirs du Président et du Congrès.

Une telle conception a longtemps heurté la conception française de la justice héritée de la Révolution. Dès avant celle-ci, Montesquieu affirmait que les juges ne sont que « la bouche de la loi » alors que les parlements de l’ancienne France voulaient s’ériger en cours souveraines empiétant sur le pouvoir législatif qui appartenait au roi. La Révolution et l’Empire ont limité les pouvoirs des juges en leur retirant dès 1790 la compétence de juger des litiges dans lesquels sont parties l’Etat et des personnes de droit public, et ont diminué leur statut en en faisant des fonctionnaires assez peu considérés et soumis pour leur avancement au pouvoir exécutif.

Cette position subordonnée des juges français a évolué sous l’influence de plusieurs facteurs au premier rang desquels figure l’influence anglo-saxonne. Dans le système juridique anglo-américain, la loi joue un rôle limité en tant que source du droit. Le fondement du droit anglais, et de façon dérivée du droit américain, est la coutume, interprétée par les tribunaux, sur laquelle ils vont bâtir leur jurisprudence. Avec la règle du « précédent », les juges anglais et américains sont liés par les décisions antérieures prises par les tribunaux sur le même sujet alors que l’article 5 du code civil, dans sa version de 1804 toujours en vigueur, interdit « aux juges de se prononcer par voie de décision générale ou règlementaire sur les causes qui leur sont soumises ». Parallèlement, le statut des juges anglo-américains est bien supérieur à celui des juges français : ce sont les meilleurs avocats qui deviennent magistrats au Royaume-Uni tandis qu’aux Etats-Unis, l’élection de nombre d’entre eux leur donne une légitimité qui fait défaut à leurs homologues français même si des modifications législatives ont renforcé l’indépendance des magistrats français à l’égard du pouvoir exécutif. 

Le second facteur ayant favorisé une telle évolution est la multiplication des normes auxquelles doit se référer le juge. Des lois et décrets de plus en plus nombreux entraînent des risques de contradiction qui donnent au juge une marge de manœuvre dans la détermination du texte applicable. Ce risque s’est trouvé accru avec l’internationalisation du droit, le développement considérable du droit européen et la jurisprudence abondante, voire discordante, des cours suprêmes internationales que sont la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme. Pour un litige donné, les tribunaux auront le choix entre des normes internes et des normes internationales et pourront ainsi tirer parti de cette complexité pour orienter leur décision dans le sens qu’ils tiendront pour équitable. En outre, la Cour de justice de l’Union européenne, et plus encore la Cour européenne des droits de l’homme, font prévaloir des thèses clairement favorables à l’immigration, à une certaine défense de l’environnement et aux minorités de tous genres.

Le troisième facteur est, bien sûr, le rôle joué en France par le Conseil constitutionnel. Cette institution de la Vème République avait été créée pour limiter les empiètements du Parlement sur les prérogatives de l’exécutif. Son rôle a complètement changé lorsqu’il s’est arrogé, dans une décision rendue le 16 juillet 1971 le pouvoir de juger de la conformité des lois non seulement à la Constitution elle-même mais au bloc de constitutionnalité constitué par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, le préambule de la Constitution de 1946 qui y a ajouté des droits économiques et sociaux et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Ces principes ont été « découverts » par le Conseil constitutionnel lui-même qui a inclus dans cette notion la liberté d’association, la liberté des cultes, la liberté d’enseignement, les droits de la défense, l’indépendance des juridictions administratives, la fraternité etc. A la suite de la révision constitutionnelle de 2005, ce bloc de constitutionnalité a été renforcé par la Charte de l’environnement que le Conseil constitutionnel a complétée en y rattachant la lutte contre le changement climatique. Ce pouvoir que s’est reconnu le juge de déterminer la loi qu’il a vocation à appliquer est à la fois critiquable et source d’abus.  Un ancien membre du Conseil constitutionnel, Georges Vedel, ne s’y est d’ailleurs pas trompé lorsqu’il a affirmé : « Le juge constitutionnel ne dit pas le droit, il fait la loi. » 

Cette intervention du juge dans des décisions politiques au nom de l’« Etat de droit » résulte d’un renoncement du gouvernement et du parlement à remettre en cause un tel empiètement. Elle traduit aussi la volonté de certains lobbies de faire prévaloir leur volonté en dehors du cadre électoral.  Elle pose de sérieuses questions sur les véritables titulaires du pouvoir. La démocratie apparente masquerait-elle une oligarchie qui dirige le peuple plus soumis que souverain ? Une modification de la Constitution ne devrait-elle pas limiter le pouvoir que les juges se sont octroyé ?

Thierry de la Rollandière

Wokisme quand tu nous tiens : Quand le sujet du genre s’invite dans la réservation d’un billet de train

Un récent arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) nous invite à nous pencher sur le sujet du genre. Pour nous, cette question ne devrait pas en être une puisque nous nous référons au texte de la Genèse « Homme et femme il les créa ». Il, c’est Dieu, bien sûr et cela devrait nous conduire à arrêter ici le présent article.  La CJUE – qui siège à Luxembourg, à ne pas confondre avec la Cour européenne des droits de l’homme dont le siège est à Strasbourg, et qui statue aussi sur ce type de sujet – aborde le sujet d’une manière différente. La question à laquelle devait répondre la CJUE dans sa décision du 31 janvier 2025 portait sur la compatibilité avec le droit européen de la pratique de la SNCF consistant à demander à ses clients d’indiquer leur « civilité », autrement dit s’ils souhaitent se faire appeler « Monsieur » ou « Madame », lorsqu’ils réservent un billet de train sur l’application SNCF Connect. L’association Mousse, qui se présente comme fer de lance des justiciers LGBT+, s’est émue de cette question qu’elle juge inquisitoire et susceptible de donner lieu à des actes discriminatoires de la part de l’entreprise ferroviaire.

Le fondement juridique invoqué par l’association pour s’insurger contre cette demande ainsi faite aux clients de décliner leur « identité de genre » est le « Règlement (UE) 2016/769 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation des données » plus connu sous le nom de RGPD. Pour l’association plaignante, obliger les clients à cocher la case « Monsieur » ou « Madame » serait en contradiction avec le principe de « minimisation des données » figurant à l’article 5 du RGPD, la mention de la « civilité » n’étant pas nécessaire à l’achat d’un titre de transport.       

L’association a saisi la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) qui a rejeté la réclamation au motif que la personnalisation de ses relations commerciales avec les usagers justifiait pour la SNCF la mention du genre de la personne. La décision de la CNIL a été déférée au Conseil d’Etat par l’association requérante. En juin 2023, le Conseil d’Etat, avant de statuer sur cette question jugée pour le moins délicate, a préféré saisir la CJUE à titre préjudiciel et a décidé de surseoir à statuer en attendant la réponse. Celle-ci est arrivée avec l’arrêt Mousse contre la SNCF rendu le 31 janvier 2025, qui donne en grande partie raison à l’association requérante sans toutefois mettre un terme à la disputatio car elle renvoie l’affaire au Conseil d’Etat avec de nouvelles questions. 

La Cour commence par affirmer que le principe de la minimisation des données personnelles collectées en vue de mettre en œuvre un traitement automatisé des données implique que celles-ci « soient adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées ». Le RGPD prévoit bien quelques dérogations au principe dont la nécessité du traitement pour l’exécution du contrat, ainsi que les « intérêts légitimes » du responsable du traitement. La Cour écarte, en l’espèce, la première possibilité de dérogation car le recueil de la « civilité » n’est pas « objectivement indispensable » à l’exécution du contrat de transport. Quant au second motif de dérogation basé sur l’intérêt légitime du responsable de traitement qu’est la SNCF, la CJUE invite le Conseil d’Etat à vérifier que la demande d’indication de  l’identité de genre satisfait à trois conditions : précision, nécessité et respect des droits fondamentaux. La Cour fait entendre les doutes qu’elle nourrit sur la troisième condition compte-tenu du risque de discrimination fondée sur l’identité de genre. Les juges n’ont pas explicité le risque de discrimination encouru et nous ne pouvons que nous fier à leur autorité pour le considérer comme réel et sérieux. La CJUE recommande d’abandonner les appellations « Monsieur » et « Madame » et d’« opter pour une communication reposant sur des formules de politesse génériques inclusives » sans lien avec l’identité de genre présumée des clients. La Cour ne donne malheureusement pas de précisions sur ce que pourraient être ces formules de politesse mais les considère, et c’est après tout l’essentiel, « moins intrusives » pour les personnes transgenres ou non binaires.

Cette décision de justice, qui s’impose à toutes les juridictions de l’Union européenne et à laquelle aucune législation d’un Etat membre, fût-elle constitutionnelle, ne saurait faire obstacle, peut avoir pour conséquence la suppression des cases « Monsieur » et « Madame » dans tous les formulaires des organismes publics et privés lorsque la « civilité » ne constitue pas une donnée « objectivement indispensable » à la finalité du traitement.

Au-delà du caractère risible de cette polémique, le droit et la pratique décisionnelle des institutions européennes continuent ainsi à servir de cheval de Troie aux activistes en se fondant sur une vision extensive et déformée des droits individuels et en exaltant la lutte contre les discriminations qui sert de point d’appui au wokisme. Le Conseil d’Etat répondra-t-il aux questions posées par la CJUE de façon à donner raison à la SNCF ? C’est malheureusement loin d’être sûr tant les élites judiciaires, mais pas seulement elles, de notre pays sont gagnées par l’idéologie woke. Il n’est même pas certain que la SNCF ne veuille, en fin de compte, y céder.

Quelques jours avant cet arrêt de la Cour de Luxembourg, de l’autre côté de l’océan Atlantique, le président Trump, dans le discours inaugural de son second mandat le 20 janvier dernier, rappelait l’évidence biologique selon laquelle « Il n’y a que deux genres, le masculin et le féminin ». L’énoncé d’une telle évidence est devenu transgressif aux yeux des Européens dont les pays s’enfoncent dans une décadence institutionnellement organisée. Nous pouvons au contraire espérer voir dans ce rappel une promesse de renouveau.     

 

Thierry de la Rollandière

 

Instruction en famille – Une éclaircie dans un ciel toujours sombre ?

Il peut être un peu optimiste, voire présomptueux, d’annoncer une éclaircie dans le ciel toujours sombre de l’interdiction de l’école à la maison. Cette mesure phare de la loi contre le « séparatisme » est toujours en vigueur et aucun projet de modification pouvant effectivement la remettre en cause n’apparaît à l’horizon. Pourtant, l’instruction en famille était sortie indemne de la réforme de Jules Ferry créant l’instruction laïque, gratuite et obligatoire en 1882 et en 2017, le Conseil d’Etat l’avait même érigée comme une composante de la liberté d’enseignement constitutionnellement protégée. L’école à la maison n’a pas été remise en cause dans les régimes totalitaires. La France se singularise dans le monde en appliquant un régime d’interdiction.

 

La loi du 24 août 2021, confortant le respect des principes de la République, soumet l’instruction à la maison à une autorisation préalable de l’Etat qui est accordée si la famille peut invoquer l’un des quatre cas de dérogation : i) l’état de santé de l’enfant ou son handicap, (ii) la pratique d’activités sportives ou artistiques intensives, (iii) l’itinérance de la famille ou l’éloignement de tout établissement scolaire public, et (iv) « l’existence d’une situation propre à l’enfant motivant le projet éducatif sous réserve que les personnes responsables de l’enfant justifient de la capacité de la personne chargée d’instruire l’enfant à assurer l’instruction en famille dans l’intérêt supérieur de l’enfant ». Les trois premiers cas n’ont pas soulevé de difficultés majeures. Il n’en est pas de même pour le quatrième car l’obscurité de la loi laisse à l’administration une grande latitude pour l’interpréter. Le Conseil constitutionnel a dû se livrer à des contorsions juridiques pour valider la loi en tentant d’encadrer la pratique de l’administration. Ainsi, les rectorats ne devaient fonder leurs décisions sur les dérogations à l’interdiction de l’instruction en famille que sur les seuls critères que sont (i) la capacité des parents à permettre aux enfants d’acquérir le socle commun de connaissances, de compétences et de culture prévu par la règlementation, et (ii) la présentation d’un projet pédagogique comprenant les éléments essentiels de l’enseignement et de la pédagogie adaptés aux capacités et au rythme d’apprentissage de l’enfant.

L’administration ne s’est pas satisfaite de la limitation ainsi apportée à ses pouvoirs et a estimé qu’il lui revenait d’apprécier quel était l’intérêt supérieur de l’enfant au terme d’une d’analyse mettant en balance les avantages et les inconvénients résultant pour l’enfant de l’école à la maison par rapport à l’école à l’école. Elle substitue son appréciation à celle des parents qui sont les premiers éducateurs de leurs enfants et à qui devrait revenir le choix de leur mode d’instruction. Cette position tout à fait abusive a été soutenue par le Conseil d’Etat. Les dérogations pour ce motif n’ont été accordées qu’au compte-goutte pour les années scolaires 2022-2023 et 2023-2024, et de façon très variable d’une académie à l’autre.

 

Une timide éclaircie est venue de façon inattendue avec l’intervention du Comité des droits économiques, sociaux et culturels du Conseil économique et social de l’Organisation des Nations-Unies. En octobre 2023, le Comité s’est dit « préoccupé par les informations sur les dispositions introduites par la loi du 24 août 2021 qui limiteraient la possibilité d’accéder à l’instruction en famille ». Dans sa réponse embarrassée, le gouvernement français a assuré le Comité du caractère effectif de l’instruction en famille en fournissant des statistiques biaisées mélangeant les chiffres afférents aux quatre motifs de dérogation et en y incluant celles accordées de plein droit à titre transitoire pour les frères et sœurs des enfants scolarisés à la maison avant l’entrée en vigueur de la loi. Ce comité n’a pas de pouvoir coercitif mais son intervention confirme le caractère liberticide de la législation française dans ce domaine.

 

Lors d’une audition organisée le 18 septembre 2024 par la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale, Mme Caroline Pascal, directrice générale de l’enseignement scolaire, a été interrogée sur l’instruction en famille. Elle a donné quelques chiffres : 35 000 enfants bénéficiaient de ce régime pendant l’année 2018-2019, chiffre porté à 72 000 à la sortie du Covid – en 2021-2022 avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi – et 35 000 en 2023-2024. L’administration a reçu 52 000 demandes pour l’année 2023-2024 dont 88,4 % ont reçu une réponse positive, tous motifs confondus. Elle n’a pas donné de chiffre pour le quatrième motif tout en admettant qu’il concentrait le plus de refus. Elle a aussi reconnu que le taux de refus variait d’un département à l’autre. Elle a insisté sur la baisse du nombre des demandes de dérogation en y voyant un signe de confiance dans l’institution scolaire alors que le fort taux de refus des années précédentes a découragé de nombreuses familles de tenter leur chance. Lors d’un débat à l’Assemblée nationale tenu le 16 janvier 2025 sur l’évaluation de la loi de 2021, M. Xavier Breton, député de l’Ain, a soulevé la question du bien-fondé du régime actuel qui fait de l’interdiction de l’instruction en famille le principe et la liberté l’exception, le risque de voir l’école à la maison renforcer le communautarisme invoqué n’ayant pas été selon lui établi. Le ministre délégué auprès du ministre de l’Intérieur qui représentait le gouvernement s’est contenté d’indiquer que le nombre d’enfants scolarisés en famille était en baisse et s’élevait à 30 644 pour l’année scolaire 2024-2025. Il est très vraisemblable que ce chiffre soit bien inférieur à la réalité, beaucoup de parents pour des raisons diverses préfèrent, en effet, ne pas demander une autorisation qu’ils ont toutes les chances de se voir refuser.   

 

Une proposition de loi a été déposée à l’Assemblée nationale le 17 septembre 2024 par les députés du Rassemblement National afin de rétablir le régime précédent de la déclaration préalable qui remplacerait celui de l’autorisation préalable actuellement en vigueur. Cette proposition se fonde sur le Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, que la France a ratifié le 3 mai 1974 selon lequel « nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’État, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. » Même si cette proposition n’a malheureusement que peu de chances d’aboutir, le débat n’est pas clos sur le sujet et il nous appartient de l’entretenir en attendant des jours meilleurs.

 

Thierry de la Rollandière

 

De l’Europe à l’Union Européenne (fin)

Nous avons laissé la construction européenne à la signature du traité de Maastricht en février 1992. Celui-ci n’est entré en vigueur qu’en décembre 1993. Un traité doit, pour entrer en vigueur, être signé, bien sûr, puis ratifié par chacun des Etats Membres. L’absence de ratification par l’un d’entre eux rend le traité inopérant. La ratification du traité a été longue car, dans plusieurs pays, la ratification doit non seulement être autorisée par le Parlement ou par un référendum, mais être précédée par une révision de la Constitution dans la mesure où le traité entraîne des transferts de souveraineté. Ce qui était en jeu dans le traité de Maastricht était la création de la monnaie unique dont la gestion était confiée à une banque indépendante et le droit de vote aux élections municipales reconnu à des personnes autres que des citoyens français. La Constitution française a été modifiée pour permettre un tel transfert par la loi constitutionnelle du 25 juin 1992, précédant un référendum qui a conclu de justesse à la ratification du traité le 20 septembre suivant. Le Danemark avait, quelques mois auparavant, organisé un référendum qui a conclu au rejet de cette ratification. Le processus de ratification aurait alors dû être interrompu mais le gouvernement français l’a poursuivi. Le gouvernement danois a fait l’objet de pressions pour faire revoter ses ressortissants sur le même traité mais cette fois assorti d’une déclaration des autres Etats qui donnait au Danemark le droit de ne pas appliquer certaines stipulations du traité. Le peuple danois, à nouveau consulté, a alors approuvé la ratification. Comme devait le dire quelques années plus tard Jean-Claude Juncker alors président de la Commission, « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». 

En 2004 a été signé à Rome un nouveau traité plus ambitieux intitulé « traité établissant une Constitution pour l’Europe » qui allait plus loin dans le sens du fédéralisme et donnait à l’Union européenne les attributs d’un Etat avec une Constitution. Ce traité a été soumis à un référendum en France et aux Pays-Bas qui l’ont respectivement rejeté en mai et en juin 2005. Le processus de ratification a alors été immédiatement interrompu et le traité n’est jamais entré en vigueur.

 

C’est Nicolas Sarkozy qui a débloqué la situation d’une façon peu respectueuse du suffrage universel après son élection en 2007. Le nouveau président a négocié avec ses homologues européens ce qu’il a appelé un mini traité signé à Lisbonne en décembre 2007 et reprenant l’essentiel des stipulations du traité rejeté. Le traité sera ratifié très discrètement par le Parlement français au début de l’année 2018 à une forte majorité. L’Irlande sera le seul pays qui soumettra la ratification du traité à un référendum qui sera négatif mais les Irlandais seront priés de revoter et l’adopteront au second essai. Le traité entra en vigueur le 1er décembre 2019. En France, la ratification a été précédée par une révision de la Constitution en raison des transferts de souveraineté que prévoit le traité dans le domaine de la libre circulation des personnes, la lutte contre le terrorisme, la création d’un parquet européen, la coopération en matière pénale et l’extension de la règle de l’unanimité à celle de la majorité au conseil des ministres.  

 

Le sujet marquant de la décennie écoulée fut le départ de la Grande-Bretagne de l’Union, à la suite d’un référendum, qui sera effectif en février 2020. Ce fut le premier départ d’un Etat  >>>  >>> membre, et non des moindres, depuis la création du Marché commun, dont la langue était devenue la langue de travail et dont la qualité du personnel diplomatique a contribué à étendre l’influence dans les institutions et lui a permis d’y relayer les positions défendues par les États-Unis.

 

L’Europe pour quoi faire ?

Le premier objectif affiché par les pères fondateurs de la CECA, puis du marché commun fut la paix. La création d’une situation d’interdépendance entre les Etats devait rendre tout conflit armé impossible. Cet objectif fut atteint mais on peut se demander si ce n’est pas plutôt la paix qui a permis la création et le développement de l’Union.

 

Le second objectif fut la prospérité économique que devait permettre la protection de l’agriculture et de l’industrie européennes grâce à un tarif extérieur commun. La création d’un marché entre Etats ayant atteint un développement économique homogène a favorisé la croissance économique dans les années 1960 et 1970. Le moteur a déraillé après l’arrivée de la Grande-Bretagne et des pays du nord de l’Europe. Ces pays ont, en effet, promu la transformation du marché commun en une zone de libre-échange ouverte aux flux de marchandises, de capitaux non seulement en provenance des Etats membres mais aussi des pays tiers. L’Union européenne est devenue la zone la plus ouverte au monde sans s’occuper de savoir s’il y a ou non réciprocité. L’ouverture concerne aussi les personnes et l’Union est une terre d’immigration, avec le soutien du patronat : pami les cinq priorités de Business Europe (le Medef européen), il y a l’augmentation du nombre d’immigrés. L’Union apparaît comme une étape régionale dans la construction d’un ensemble plus vaste, plus ouvert au reste du monde, d’un gouvernement mondial sous influence américaine.

 

L’Europe a adopté tous les codes mondialistes : le droit de la concurrence appliqué de façon dogmatique, la responsabilité sociétale et environnementale des entreprises imprégnée de l’idéologie woke, la lutte contre le réchauffement climatique où elle veut être première de classe alors qu’elle ne représente que 7 % des émissions mondiales de CO2, la protection des minorités et la promotion de comportements déviants.  

 

L’Union Européenne traverse incontestablement une crise d’identité. Son poids économique relatif diminue par rapport aux Etats-Unis et à la Chine. La médiocrité de son personnel politique, l’isolement de la sphère bruxelloise, la mauvaise gestion des crises (financière, migratoire, sanitaire) la font rejeter par les peuples. Elle a longtemps cru pouvoir compenser son absence de vision par un élargissement mal maîtrisé et une activité législative intensive. Les dernières élections européennes ont montré qu’il était difficile de faire bouger les institutions. Les Etats membres sont trop divisés pour imposer leurs vues. La France dont l’influence a fortement décru est à la remorque de cette embarcation. Les difficultés ne font sans doute que commencer.

 

Thierry de la Rollandière