La mixité sociale comme moyen de résoudre les problèmes de l’éducation nationale ?

Dans une tribune publiée par le journal Le Monde du 22 décembre 2022, le ministre français de l’éducation nationale, Pap Ndiaye, a exposé les défis que doivent relever les pouvoirs publics dans le domaine de l’éducation. Le constat qu’il dresse n’est pas brillant : un français sur deux ne fait pas confiance à l’institution scolaire. Le niveau des élèves dans les comparaisons internationales révèle de préoccupantes lacunes. Il aurait pu ajouter que 27 % des élèves ne savent pas lire correctement en classe de 6ème. On assiste, reconnaît le ministre, à une montée en puissance du secteur privé et sans doute vise-t-il là les établissements hors contrat. Enfin, il faut rendre, dit-il, l’école suffisamment efficace pour répondre aux besoins du pays dans le contexte des bouleversements climatiques.

Si nous laissons de côté les bouleversements climatiques dont il est permis de se demander ce qu’ils viennent faire dans ce débat, le mauvais niveau moyen des écoliers français est, en effet, un des traits qui, à côté de la violence à l’école, caractérise aujourd’hui la situation de l’éducation nationale. En revanche, la priorité que s’est fixée le ministre pour résoudre les problèmes de l’école n’apparaît pas adaptée puisqu’elle vise à lutter contre la ségrégation sociale et favoriser une plus grande mixité scolaire. Cette référence à la mixité sociale et scolaire n’est pas une nouveauté sortie du chapeau de l’actuel gouvernement. Ce thème est depuis longtemps présent dans le discours des ministres qui se sont succédés rue de Grenelle. Lors des débats préalables à l’adoption de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, les établissements privés sous contrat se sont vus reprocher un recrutement socialement trop élitiste car ils n’accueillent que 13 % d’élèves issus des milieux défavorisés contre 39 % d’élèves issus de milieux très favorisés. Aussi la loi impartit-elle pour mission à des commissions instituées dans chaque académie de veiller à la mixité sociale au sein de ces établissements. La mixité scolaire pourrait bien devenir un critère que fixerait l’Etat pour la signature d’un contrat avec un établissement privé.

Cette priorité donnée à la mixité scolaire et à la lutte contre la ségrégation sociale apparaît pour le moins décalée. Le but de l’école n’est pas, en effet, d’assurer la mixité sociale mais de transmettre à l’élève des savoirs et de contribuer au développement de sa personnalité. Les dégâts qu’a causés, depuis sa mise en place en 1975, le collège unique, qui voulait assurer la mixité scolaire et donc sociale, devraient inciter le ministre à plus de prudence. Le nivellement par le bas de la grande majorité des établissements publics est aujourd’hui un constat largement partagé et fait fuir vers le secteur privé les familles qui peuvent assumer les frais de scolarité mis à leur charge. Cette tendance s’est accentuée avec l’augmentation des « incivilités » et des problèmes liés à l’islamisme dans beaucoup d’écoles publiques. Le mouvement ne s’arrête pas là puisque de plus en plus de familles quittent le public ou le privé sous contrat pour rejoindre, voire même fonder, des écoles hors contrat dont le ministre a remarqué la progression. Plus de 120 écoles ont été créées en 2022 et l’on en compte 2 500 en tout en y incluant l’enseignement professionnel. 100 000 élèves étaient scolarisés dans le hors contrat en 2022 contre 50 000 il y a dix ans. Dans ces écoles, un des traits saillants est le rôle donné  à la direction de définir la vision que doit poursuivre l’ensemble de la communauté éducative et de créer avec les parents le lien que justifie leur  qualité de premiers éducateurs de leurs enfants.

Certaines mesures techniques proposées par le ministre, telles que la publication d’un indice de positionnement social pour les élèves des collèges et des classes de CM2 déterminé en fonction des catégories socio-professionnelles des parents, apparaissent contestables – pourquoi l’agriculteur serait-il par principe moins bien considéré que l’ingénieur ? –  et pourraient préparer des réformes de plus grande ampleur en généralisant par exemple les expérimentations qui ont eu lieu depuis 2017 à Paris pour mélanger de façon autoritaire des élèves appartenant à des « binômes » de collèges publics. Les résultats ont été jugés satisfaisants par le ministre qui veut étendre un tel brassage. Cela dit, le rapport d’évaluation ne dit rien des conséquences sur le niveau scolaire des classes ainsi rendues hétérogènes, pas plus que sur la discipline alors que ce sujet est très important pour les conditions d’apprentissage et le développement de la vie sociale des élèves. Quand de nombreux professeurs expliquent qu’ils font cours au maximum pendant 15 minutes par heure de présence dans leur classe, cette question ne peut être passée sous silence. De nombreux parents cherchent l’établissement qui permettra à leurs enfants d’échapper au déterminisme des quartiers défavorisés et de trouver des relations amicales choisies.      

Le collège unique qui va bientôt fêter ses cinquante ans d’existence est devenu un totem du système scolaire français. Il faudra bien un jour procéder à une évaluation honnête de ce dispositif et envisager de vrais remèdes à la situation de l’éducation nationale, autrement plus pertinents que ceux que promeut le ministre. Le respect du principe de subsidiarité devrait conduire l’Etat à accorder une plus grande autonomie aux établissements publics et privés sous contrat à qui serait reconnue la liberté de choisir les professeurs, le personnel éducatif et administratif et, dans le cadre de procédures ad hoc, de se séparer des élèves récalcitrants. D’autres voies pourraient être utilement explorées comme l’extension aux classes secondaires d’un contrat simple donnant un peu plus d’autonomie aux établissements dans la définition des programmes, ou bien la création à titre expérimental d’écoles à l’autonomie renforcée dans le cadre d’une convention passée entre l’établissement et la collectivité territoriale de rattachement. Pour les écoles hors contrat, l’Etat devrait mettre fin aux mesures  pédagogiques et administratives qui les discriminent injustement par rapport aux autres établissements. Toutes ces solutions auraient plus de chances de résoudre les problèmes qui se posent à l’éducation nationale que la priorité donnée à la mixité sociale. 

 

Thierry de la Rollandière

 

Le phénomène Woke  

L’apparition en France du terme woke date d’il y a un peu plus de deux ans mais le mot et son contenu nous sont devenus – hélas – familiers. Plusieurs articles et ouvrages lui sont consacrés et beaucoup de modes de pensée et d’action peuvent s’y apparenter, qu’il s’agisse de mouvements étudiants, de propos de Sandrine Rousseau contre le virilisme et les barbecues, les études décoloniales, les discours antispécistes, le comité justice pour Adama (Traoré), les groupes écologistes radicaux, la lutte LGBTQ+ etc. Être woke peut revêtir une pluralité de sensibilités. Bien que le wokisme soit dépourvu de toute forme d’organisation unique et centralisée, il se développe dans les amphis des universités et des grandes écoles, sur les réseaux sociaux, dans les entreprises et les administrations publiques. Il ne s’agit pas d’une mode passagère mais d’un phénomène durable.

 

Le wokisme vient des Etats-Unis où il est apparu dans les années 1960, porté par le slogan stay woke. Ce terme signifie à la fois être éveillé, conscient, vigilant et lucide. Le regard porté par les woke leur permet d’apercevoir des injustices inaperçues dont la révélation provoque une conversion mentale qui donne à « l’éveillé » la capacité de dénoncer et de s’opposer à toutes formes de discrimination sexuelle ou raciale, ethnique ou culturelle, réelle ou symbolique.      

La diversité des formes d’expression du wokisme masque des sentiments, des tournures d’esprit et des modes d’action convergents. Sous couvert d’un moralisme apparent, le wokisme est animé par quatre idées-forces : la première, une vision binaire de la société qui fait en sorte que rien n’existe qui ne soit dominé ou dominant, victime ou coupable ; la seconde idée-force est que, s’agissant du grand dominateur qu’est l’Occident, la colonisation est le crime suprême car elle rassemble toutes les oppressions, celle du monde blanc sur les peuples colonisés, de l’homme sur la femme (patriarcat), de la technique sur la nature (productivisme aux dépens de l’environnement), celle des riches sur les pauvres (capitalisme), celle des vieux sur les jeunes (conservatisme) ; la troisième idée-force est que la suprême ruse de la domination est, comme le diable de Faust, de faire croire qu’elle n’existe plus alors que le capitalisme survit au développement durable, les riches s’enrichissent de plus en plus malgré l’Etat providence, la fin de la colonisation s’accompagne d’une exploitation accrue des pays du Tiers monde et le mâle blanc est un polyprédateur qui opprime les femmes, les migrants, les racisés, les LGBTQ+, la planète, etc. ; la quatrième idée-force est qu’en face d’un tel scandale, il faut absolument « se réveiller » et combattre une telle oppression, notamment en faisant table-rase du passé qui l’a produite, d’où la cancel culture ou culture de l’effacement. 

 

Être woke, c’est être conscient que le monde est divisé en deux camps, celui des dominants et celui des dominés. Ceux qui font partie du camp du mal, c’est à dire des dominants, qu’ils en soient conscients ou pas, doivent commencer par faire la liste de leurs « privilèges » et les avouer publiquement : il leur faut en effet « se déconstruire » avant de se « reconstruire » sur des bases assainies. L’hétérosexualité qui reste un fait ultra majoritaire dans nos sociétés est dénoncée comme une norme qui opprime la minorité. L’antiracisme, par ailleurs critiquable de SOS Racisme, qui permet à des blancs, des noirs et des arabes de militer ensemble doit être rejeté : les blancs ne peuvent en aucun cas parler au nom des noirs et des arabes car ils appartiennent au camp des dominants qui sont donc forcément responsables du racisme et de la colonisation. Les minorités noires et arabes doivent donc s’organiser entre elles et tenir des réunions « en non-mixité » interdites aux dominants, donc aux blancs, ainsi qu’à toute personne n’appartenant pas à une minorité sexuelle ou raciale. Le wokisme qui se présente comme le nouvel antiracisme, n’est donc rien d’autre qu’un véritable racisme antiblanc.   

Il faut tout déconstruire. Au nom de la culture de l’effacement, il ne suffit pas de modifier les lois mais de s’en prendre aux prétendus responsables de l’oppression dénoncée par le wokisme. Nos ancêtres, au nom de la prétendue supériorité de leur civilisation, sont responsables de l’asservissement des minorités et des cultures indigènes. Il faut en finir avec les racines chrétiennes de l’Occident et l’honneur rendu aux héros de notre histoire. Les statues de ceux-ci sont mutilées ou déboulonnées comme celles de Colbert et de Napoléon. Les titres des livres sont modifiés : les « dix petits nègres » d’Agatha Christie sont devenus « ils étaient dix ». Les éditeurs exercent des pressions sur les auteurs pour que ceux-ci suppriment de leurs ouvrages les passages qui pourraient heurter la sensibilité, peut-être un peu vite exacerbée, de certains lecteurs. Des œuvres plus anciennes sont rééditées après avoir été expurgées. Dans la même ligne de pensée et d’action, il faut changer le nom des rues portant le nom de personnages qui se sont illustrés dans le camp du mal. Les œuvres musicales n’échappent pas à cette révision : l’hymne à la joie de Beethoven est interprété par un rapper. Une réécriture de Blanche-Neige serait en préparation. Le wokisme est une idéologie à sens unique et les minorités sont toujours excusées : l’esclavage est devenu un crime contre l’humanité mais pas la traite arabo-musulmane afin de ne pas en faire porter la responsabilité par les jeunes arabes des banlieues.

Le wokisme a surtout pénétré les universités et grandes écoles mais les entreprises sont aussi atteintes par cette fièvre inclusive. Le New-York Times a décidé d’imprimer le mot « Black » avec un b majuscule alors que le w de « white » s’écrit avec une minuscule. L’Oréal a décidé de retirer le mot « blanc » de ses publicités et de ses emballages. La responsabilité sociétale et environnementale, les critères ESG (environnement, sociétal et gouvernance) sont autant d’occasions d’afficher un comportement inclusif pour les minorités dites visibles. Des quotas, plus ou moins avoués, sont mis en place pour favoriser l’accès des « minorités » aux postes de direction.

Au centre du wokisme, il y a la théorie du genre qui conduit à sensibiliser dès le plus jeune âge l’esprit des élèves à l’inclusion des minorités et surtout à l’idéologie selon laquelle les genres masculin et féminin ne correspondent pas à une réalité biologique mais à une construction sociale qui peut être remise en cause. Cela se traduit par une inversion des modèles donnés aux jeunes élèves pour les métiers et les héros afin de brouiller leurs repères. Ce mouvement est ancien : déjà, en 1949, Simone de Beauvoir, dans « le deuxième sexe » affirmait « on ne naît pas femme, on le devient ».  Au-delà de cette négation de la réalité biologique, le féminisme va évoluer d’un combat pour l’égalité hommes et femmes vers une lutte des femmes contre les hommes en ciblant le mâle blanc hétéro tout en jetant un voile pudique sur la condition féminine dans les pays musulmans.

Comme cela arrive souvent à ceux qui veulent déstabiliser la société, l’attitude des wokistes est dépourvue de toute logique parce que leur idéologie dénie à leurs opposants la liberté d’expression qui leur a permis d’exister. Plus encore, des thématiques comme l’émancipation des femmes, l’abolition de l’esclavage, la critique de la décolonisation, l’antiracisme, la non-discrimination de l’homosexualité, l’accueil des migrants sont devenues des valeurs éminentes promues – à tort, mais ce n’est pas le sujet – par les démocraties occidentales. Le wokisme est bien une atteinte aux fondements de la philosophie et de la science qui se sont construites sur la raison, la vérité, l’objectivité, l’argumentation et la clarté du langage. Les discours militants, voire haineux, s’opposent aujourd’hui à chacun de ces éléments en disqualifiant tout point de vue objectif, toute connaissance qui ne serait pas « située », c’est-à-dire enracinée dans un vécu singulier, et en s’en prenant même à la langue. L’abandon de l’idée même de vérité, la disparition de l’esprit scientifique, la porte close à tout débat et à toute objection font que le wokisme apparaît comme une nouvelle dimension de la Révolution en marche.    

 

Thierry de la Rollandière

 

A propos de l’arrêt rendu le 24 juin 2022 par la Cour suprême des Etats-Unis sur une loi restreignant le droit à l’avortement  

Enfin une bonne nouvelle et elles ne sont hélas pas nombreuses dans le combat mené en faveur de la défense de la vie et contre la culture de mort.  L’arrêt rendu le 24 juin de cette année par la Cour suprême fédérale a pris le contrepied des précédentes décisions prises sur le même sujet par la plus haute juridiction américaine. Celle-ci s’est en effet prononcée en faveur de la conformité à la Constitution d‘une loi de l’Etat du Mississippi interdisant l’avortement non médical au-delà d’un délai de 15 semaines suivant la conception aux motifs que la législation sur l’avortement relève de la compétence des Etats fédérés et que le droit à l’avortement n’est ni garanti ni interdit par la Constitution de l’Etat fédéral. C’est un débat technique en apparence, très classique dans un Etat fédéral comme les Etats-Unis, portant sur la répartition des compétences entre l’Etat central et les entités fédérées mais les motifs de la décision de la Cour Suprême vont donner à celle-ci une portée politique qui explique son retentissement aux Etats-Unis et dans de nombreux pays dans le monde.        

 

L’état du droit antérieur à juin 2022 était fixé par deux arrêts de la Cour suprême rendus respectivement en 1973 et en 1992. Dans la première décision, la Cour avait affirmé le principe selon lequel le droit à l’avortement était garanti par la Constitution au titre de la protection de la vie privée, ce concept ayant été considéré comme « suffisamment large pour inclure le droit d’une femme à décider si elle peut mettre un terme à sa grossesse ». Par voie de conséquence, les lois des Etats fédérés portant atteinte à une telle liberté devaient être annulées. La seconde décision confirma cette solution au prix d’un raisonnement complexe qui laissait une plus grande marge de manœuvre aux Etats, surtout lorsque le fœtus était considéré comme viable.  

 

L’arrêt de 2022 remet en cause ces décisions en se basant sur une interprétation plus stricte, certains diraient plus littérale, de la Constitution : après avoir indiqué que l’avortement posait un grave problème moral, la Cour a relevé que « la Constitution ne faisait aucune référence à l’avortement et aucun de ses articles ne protège implicitement ce droit (…) il est temps de remettre la question de l’avortement aux représentants élus du peuple dans les parlements des Etats ». La loi de l’Etat du Mississippi – que l’on peut considérer comme très libérale – se trouve donc confirmée.   

L’intérêt de la décision réside surtout dans les motifs qui l’ont inspirée : le droit à l’avortement n’est pas protégé au niveau constitutionnel car il n’est pas enraciné dans l’histoire et les traditions de la nation américaine ; c’est aux Etats fédérés qu’il revient de déterminer l’équilibre à respecter entre le droit de la femme à avorter et les droits de l’enfant à naître et un tel équilibre peut être apprécié de façon différente de celle retenue par la Cour en 1973 et en 1992. Cette référence de la Cour suprême au droit de l’enfant à naître est intéressante car elle pourrait légitimer sa prise en compte dans une législation à venir. Contrairement à la situation qui prévalait jusqu’au mois de juin 2022, les Etats ont pleine compétence pour autoriser ou interdire l’avortement.            >>>                       >>> L’arrêt du 24 juin 2022 a été approuvé par six voix contre trois. On retrouve dans cette répartition l’appartenance politique des juges et des présidents qui les ont désignés : six républicains et trois démocrates. Ces derniers ont émis une opinion dissidente qui tendait à invalider la loi du Mississippi. Le président de la Cour, bien qu’il se soit prononcé en faveur de la décision, s’est écarté des motifs de celle-ci qui n’ont été adoptés que par cinq juges sur les neuf composant la juridiction. Il a, en effet, déclaré vouloir soutenir une approche plus mesurée approuvant la conformité à la Constitution de la loi du Mississippi en se bornant à constater que celle-ci n’interdit l’avortement qu’au-delà de 15 semaines, sans remettre expressément en cause les décisions de 1973 et de 1992.  Si ce raisonnement avait été suivi par la majorité des juges, la portée de l’arrêt aurait été considérablement réduite, de même que la liberté conférée aux Etats pour légiférer sur ce sujet. Au lieu d’un arrêt de principe, nous n’aurions eu qu’un arrêt de circonstance.   

 

A l’heure où ces lignes sont écrites, l’avortement est légal dans 26 Etats américains sur 50, principalement situés à l’est et à l’ouest du pays. D’autres Etats sont en pleine bataille judiciaire comme l’Arizona, le Dakota du nord, l’Idaho, l’Indiana, la Virginie occidentale, le Wisconsin et le Wyoming où les lois restreignant le droit à l’avortement n’ont pu entrer en vigueur car elles ont été déférées devant les tribunaux. D’autres Etats interdisent l’avortement dans tous les cas (Alabama, Arkansas, Dakota du sud, Kentucky, Missouri, Tennessee et Texas) ou bien prévoient des exceptions ou des délais pour l’autoriser.  

  

Le retentissement de l’arrêt du 24 juin 2022 a été considérable. Même s’il n’interdit pas l’avortement, le seul fait qu’il permette aux Etats fédérés de le faire a été considéré par les démocrates et les républicains libéraux aux Etats-Unis, et par presque toute la classe politique européenne, comme un retour en arrière inacceptable remettant en cause le droit des femmes à disposer de leur corps. Aux Etats-Unis, le président Biden a même menacé d’augmenter le nombre de juges siégeant à la Cour suprême afin de diluer sa majorité conservatrice. De grandes entreprises comme Netflix, Disney, Tesla, Amazon, Starbucks et Apple ont annoncé qu’elles prendraient en charge les dépenses engagées pour avorter par leurs employées vivant dans des Etats qui interdisent cette pratique. En Europe, les élus de tous bords soutiennent une protection constitutionnelle du droit à l’avortement. Au mois de janvier 2022, Emmanuel Macron, avant même que ne fût rendue la décision américaine, avait proposé d’inscrire ce droit dans la Charte des droits fondamentaux de l’union européenne.  Cela ne changerait pas grand-chose en pratique, sauf en Pologne ou à Malte, mais l’effet d’affichage serait bien sûr désastreux.  

 

Y a-t-il des enseignements à tirer de cette décision ? Oui, bien sûr. Cette victoire, relative, mais réelle, n’aurait pas été possible sans le combat courageux mené depuis de longues années par la société civile aux Etats-Unis pour le droit à la vie.  Cela doit nous encourager à agir en ce sens même si l’absence quasi-totale de relais politiques dans la plupart des pays européens rend une telle action très difficile. Il faut saluer le rôle joué dans ce combat par l’Eglise catholique américaine à côté de certains groupes protestants et déplorer l’absence de soutien romain sous l’actuel pontificat aux évêques qui se sont engagés en sa faveur. Ajoutons que la laïcisation des Etats promue par le concile Vatican II se traduit par le vote de lois contraires à la morale naturelle. L’avortement n’est malheureusement qu’un des éléments – sans doute l’un des plus importants – de la déchristianisation de la société et c’est pour cette raison que toute atteinte à ce droit est autant vilipendée aujourd’hui. Le vote de l’assemblée générale de l’ONU du 2 septembre 2022 assimilant l’avortement sûr à un droit de l’homme ne doit pas nous décourager. Le combat pour la vie sera long mais ce n’est pas une raison pour ne pas le mener jusqu’au bout.              

Thierry de la Rollandière

 

La Fin de la Chrétienté

Par Chantal Delsol(suite et fin)

Vous pouvez retrouver la première partie de l’analyse du livre de Chantal Delsol dans le précédent numéro (FA 34) ou sur notre site : https://foyers-ardents.org/category/actualite-litteraire-et-juridique/

 L’inversion ontologique

L’inversion normative décrite dans le précédent numéro de Foyers Ardents repose sur une inversion ontologique. Chaque civilisation se construit sur des principes fondamentaux qui vont inspirer les lois et les mœurs, et s’enracine dans des croyances. Lorsque celles-ci s’effacent, les lois et les mœurs peuvent se maintenir pendant quelque temps par la force de l’habitude mais elles vont s’effondrer faute de légitimité.    

Une première inversion ontologique eut lieu à l’origine du judaïsme lorsque Moïse fit passer le peuple juif du polythéisme au monothéisme. Cela eut pour effet de distinguer Dieu du monde et par conséquent d’établir un monde séparé de Dieu. Le cosmothéisme se trouvait ainsi condamné mais n’a jamais complètement disparu de la scène occidentale. Il va inspirer des courants d’idées animés par Spinoza, la franc-maçonnerie, Freud etc.  Le paganisme cosmique répond aux préoccupations du courant écologique radical qui, en magnifiant la terre, donne la priorité à l’espace sur le temps.  L’homme va se sentir chez lui sur terre alors que le monothéisme le pousse à aspirer vers l’autre monde. Nietzsche reprochait aux chrétiens d’être étrangers à ce monde. L’homme post-moderne veut vivre dans un monde autosuffisant qui abolit les distinctions entre le ciel et la terre, la foi et la raison, le vrai et le faux.    

L’écologie s’apparente à une religion, à une croyance. Même si les questions écologiques peuvent être scientifiquement démontrées, elles vont donner lieu à des convictions qui prennent la forme de certitudes irrationnelles qui sont en réalité des croyances nanties de toutes les manifestations apparentes de la religion. L’écologie est devenue un dogme consensuel qui ne peut être remis en cause. Au-delà de la légitime protection de l’environnement, la pensée écologique développe une véritable philosophie de la vie, la nature devient l’objet d’un culte, la terre-mère devient une déesse païenne et le pape François va parler de « notre mère la Terre ».    

Les chrétiens pensent que l’effacement du monothéisme va entraîner la disparition de toute morale. Pourtant, dans les temps anciens, ce n’étaient pas les religions qui engendraient les morales, celles-ci étaient produites par la société. Avec le judéochristianisme, la morale vient de Dieu. Aujourd’hui, elle vient de l’Etat. La nouvelle morale s’inspire de l’Evangile tout en le dénaturant. La modernité va revenir à l’agnosticisme des anciens sur les origines et les finalités existentielles de l’homme et du monde pour promouvoir une morale évolutive, débarrassée de toute transcendance, basée sur l’espoir d’une vie meilleure sur terre qui tend à devenir un absolu. Elle remplace la religion par une morale et fait de cette morale une religion. 

 

Que va devenir l’Eglise sans la Chrétienté ?

Les réactions de l’institution ecclésiale sont diverses mais les plus courantes sont la résignation et la renonciation. Le personnel de l’Eglise est atteint par les maladies de l’époque que sont la mauvaise conscience et la honte du passé. Cela se traduit par un ralliement aux courants de pensée qui combattent le Christianisme, d’où la connivence hier avec le marxisme, aujourd’hui avec l’écologie. Les catholiques qui promeuvent l’ancien ordre des choses sont laissés de côté. Il s’agit d’un rejet de soi qui d’après Chantal Delsol illustre l’inadaptation de l’Eglise au monde présent. Réduits à la situation de témoins impuissants, les chrétiens sont voués à devenir les soldats d’une cause perdue.  Les combats sociétaux comme celui mené contre l’avortement ne peuvent aboutir sans une conversion des peuples au christianisme et à la conviction de la dignité intrinsèque de chaque embryon. La croyance et l’adhésion aux principes précèdent le vote des lois. A vue humaine, il n’y a pas de renaissance possible de la Chrétienté.  

La fin de la Chrétienté n’est-elle pas une chance pour l’Eglise ? D’après notre auteur, ce qu’elle appelle la mainmise de l’Eglise sur la civilisation n’était pas bonne et était exclusivement la marque des époques fondées sur la conquête. L’institutionnalisation tue le message, le Christianisme doit se contenter d’une influence indirecte, celle des « sans pouvoirs ». Les catholiques doivent jouer un rôle de témoins muets, voire d’agents secrets de Dieu. Etre minoritaire conduit à défendre un catholicisme plus exigeant. Renoncer à la chrétienté n’est pas un exercice douloureux puisque l’histoire nous enseigne la disparition des sociétés où l’Evangile inspire le gouvernement des Etats. 

Au-delà de cette vision très protestante de la religion qui devient une affaire personnelle et presque désincarnée, la thèse défendue par l’auteur, dans ce livre très intéressant à lire et fort bien documenté, bute sur une contradiction et semble se satisfaire d’un échec assuré. Une contradiction car s’il est exact que les combats sociétaux requièrent une conversion des peuples, une conversion des institutions n’en est pas moins nécessaire. Les deux devraient aller de pair et cela n’est pas compatible avec la théorie de l’enfouissement, promue après le concile Vatican II, que Mme Delsol reprend à son compte. Un échec assuré aussi car si, à vue humaine, la déchristianisation peut sembler inéluctable, l’auteur manque singulièrement d’esprit surnaturel et d’espérance. Raisonner de façon purement humaine sur des réalités métaphysiques s’avère un exercice périlleux. L’ouvrage traduit un manque de confiance en la Providence : « J’ai vaincu le monde » (Jn XVI, 33) a dit Notre-Seigneur. J’ai vaincu, cela veut dire que c’est déjà fait.         

          

Thierry de la Rollandière

 

La Fin de la Chrétienté

Par Chantal Delsol1

La Fin de la Chrétienté. J’aurais aimé mettre un point d’interrogation après le titre de cet article mais il n’y en a pas dans celui du livre. Au contraire, le constat dressé par l’auteur se veut implacable et la Chrétienté est pour lui bel et bien terminée, elle ne reviendra pas et il ne faut pas le regretter2. Une prise de position aussi radicale peut surprendre de la part de Chantal Delsol, membre de l’Institut, philosophe de renom, catholique revendiquée, chroniqueur au Figaro et figure éminente de l’establishment conservateur. Elle n’en est que plus inquiétante et révélatrice à la fois de l’état d’esprit qui anime nos élites et contre lequel nous nous devons de réagir.   

Pour l’auteur, la Chrétienté, qui peut se définir comme la civilisation inspirée, guidée et ordonnée par l’Eglise, aura duré près de 16 siècles : il la fait commencer en 394 à la bataille de la Rivière froide (Frigidus), dans l’actuelle Slovénie, qui a vu la victoire de l’empereur romain d’Orient, le chrétien Théodose, sur le représentant de l’empire romain d’Occident, le païen Eugène. Elle se termine au milieu de la seconde moitié du XXème siècle avec le vote dans à peu près tous les pays occidentaux de lois autorisant l’avortement. Son agonie aura duré deux siècles pendant lesquels l’Eglise s’est battue pour ne pas la faire mourir. Si les premiers assauts contre la Chrétienté commencent au XVIème siècle avec Montaigne, la Renaissance et les Réformateurs, c’est la Révolution de 1789 qui va lui porter les coups décisifs. Celle-ci n’a pu, en effet s’accomplir que parce qu’elle s’est placée en opposition frontale avec le Christianisme. C’est ce qui la différencie des révolutions survenues aux XVIIème et au XVIIIème siècles aux Pays-Bas, en Angleterre et aux Etats-Unis qui se sont appuyées sur un socle religieux, la religion protestante n’offrant que peu d’obstacles à l’éclosion des idées nouvelles. La Révolution française débouche sur une guerre entre l’Eglise et l’Etat et pendant le XIXème siècle et la première moitié du XXème siècle, l’Eglise va s’ériger en rempart contre la modernité avant de progressivement perdre de sa puissance et de son influence.  

Sur le plan des idées, la liberté et l’individualisme, érigés en principes quasi-absolus, s’opposent à la Chrétienté qui défend une société basée sur des liens organiques et ordonnée vers le bien commun et sa fin spirituelle. Même si l’Eglise, avec le concile Vatican II, a voulu se réconcilier avec le monde, celui-ci la considère comme une institution obsolète car elle repose sur la vérité et use d’autorité pour maintenir ses positions. Aujourd’hui, la très grande majorité du clergé et des fidèles est attachée aux principes modernes de liberté de conscience et de religion, à contre-courant des thèses qu’ont défendues les papes au XIXème siècle. Du Sillon de Marc Sangnier au personnalisme de Jacques Maritain et d’Emmanuel Mounier, le Christianisme veut s’adapter à la modernité et espérer ainsi sauver l’essentiel. La démocratie chrétienne qui sera très influente en Europe après 1945 n’offrira pourtant à la Chrétienté qu’un sursis limité. La condamnation de l’Action française en 1926 pointe un agnosticisme revendiqué et pénétrant l’Eglise, voyant en Charles Maurras celui qui pratique sans croire et privilégie ainsi les rites sur la foi. Plus tard, à l’opposé du spectre politico-religieux, le   dépouillement qui relègue également la foi à la remorque des gestes censés l’illustrer va être très présent dans la crise des années 1960. La révolte des mœurs qui va éradiquer la Chrétienté se double d’une réduction des vérités de foi à des symboles. La transsubstantiation est mise en cause, y compris dans les séminaires. Une large partie du catholicisme se protestantise. La fin de la Chrétienté s’accompagne d’une altération de la foi en plus d’une baisse drastique du nombre de pratiquants. 

 

L’inversion normative

La fin de la Chrétienté est illustrée par l’inversion normative que nous connaissons depuis deux siècles et qui rappelle, dans le sens exactement contraire, celle qui s’est produite à Rome au IVème siècle après Jésus-Christ lorsque les chrétiens ont orienté la législation sur les mœurs dans le sens indiqué par l’Evangile à l’encontre de celui inspiré par le paganisme. Depuis la Révolution française, en effet, le droit de la famille a été bouleversé et même retourné vers ce qui prévalait dans l’empire romain décadent.  L’Eglise s’y est fermement opposée, ce qui a pu entraîner quelques allers-retours, mais la tendance de fond demeure : si l’on prend l’exemple du divorce en France, il est institué en 1792, aboli en 1816, rétabli en 1884, légèrement restreint en 1941, pleinement rétabli en 1945, libéralisé en 1975 et rendu encore plus facile en 2016, au point d’être dans certains cas déjudiciarisé. La législation sur l’avortement a aussi connu au XXème siècle quelques soubresauts mais nous sommes passés en moins d’un siècle à ce qui passait pour un acte criminel à quasiment un droit de l’homme. Le mariage contre nature, de même que la reconnaissance de ce mode de vie, constitue une étape supplémentaire dans cette inversion normative et les débats qui l’ont entouré en 2012 ont mis en lumière le fait que la plupart des catholiques s’y sont opposés sans invoquer les principes chrétiens : l’épiscopat français a invoqué des arguments sociologiques, psychologiques et naturalistes sans faire référence au décalogue. Ce fut vain car nos contemporains n’écoutent plus la loi naturelle dont ils contestent jusqu’à l’existence. Les rares pays qui s’opposent à une libéralisation totale des mœurs sont considérés par les autres comme des attardés. Les Etats-Unis où l’avortement est un sujet de débat dans la vie publique constituent une rare exception.

 

L’homme moderne, libéré des croyances, n’a plus aucune raison de contraindre sa liberté individuelle. Ce ne sont pas tant les principes chrétiens en tant que tels qui sont mis en cause que leur prétention à s’imposer sur les âmes puis dans les lois des Etats. L’Eglise emboîtera le pas au XXème siècle et abandonnera toute prétention à peser sur la société. L’ordre moral voulu par Dieu est devenu pour beaucoup de clercs un fantôme du passé. L’inversion normative suit un processus cohérent : elle est la conséquence de la transformation des croyances. Les anciennes mœurs sont liquidées parce qu’elles ne sont plus portées par des croyances. L’inversion normative est le reflet de l’inversion ontologique que nous présenterons dans le prochain numéro de cette revue avant une analyse critique de l’ouvrage.  

          Thierry de la Rollandière

1 Editions du Cerf, 2021
2 Comme nous le verrons dans la seconde partie de cet article, à paraître dans le prochain numéro.