L’Etape par Paul Bourget

L’Etape fait partie des premiers romans de la seconde partie de la carrière littéraire de Paul Bourget (1852-1935). Cette dernière commence au tout début du XXe siècle au moment de son retour au catholicisme qu’il avait abandonné à l’adolescence. Sa conversion lui a permis, après qu’il eut étudié les maladies de l’âme, d’en indiquer les remèdes. Hostile au scientisme et à l’incroyance, il prône le retour au catholicisme et s’en prend à la démocratie qu’il accuse de niveler élites et fortunes, d’opposer les classes sociales entre elles et de former des caractères individualistes, ambitieux et aigris. Paul Bourget prend également position en faveur des écoles catholiques, attaquées par le gouvernement de l’époque, qu’il considère comme indispensables à la cohésion nationale et à la morale. Dans ses romans, il s’affiche comme un défenseur de l’ordre social, pour la famille, contre le divorce (dans Le Divorce), pour l’ancienne noblesse (dans L’Emigré) et n’admettra qu’une mobilité sociale progressive dans son roman intitulé L’Etape, publié en 1902.

L’Etape est considéré comme l’archétype de l’œuvre de combat. Le professeur Joseph Monneron, libre penseur, anticlérical, promoteur des principes de la Révolution française, est malheureux dans son ménage mal assorti et déçu par ses enfants. Son fils aîné, Antoine, fréquente les courses et les lieux de plaisir et, pour se procurer de l’argent, en arrive à faire des faux en écritures. Sa fille, Julie, se laisse séduire par un ami de ses frères, Adhémar de Rumesnil, et tire un coup de revolver sur son amant qui l’a abandonnée enceinte. Son dernier fils est un gamin vicieux et mal élevé. Seul le second de ses enfants, Victor, montre une âme élevée mais, fils d’un père anticlérical et jacobin, il est porté vers des idées religieuses qui sont odieuses à celui-ci. De plus, il s’est épris de Brigitte, fille du philosophe catholique Ferrand qui a été autrefois condisciple de son père à l’Ecole normale supérieure. A la fin, l’honnêteté intellectuelle de Joseph Monneron va lui faire admettre la valeur et la générosité de Victor et ne pas s’opposer au bonheur de son fils. Entre temps, le professeur Ferrand va expliquer à son ancien camarade, et c’est la thèse du roman, la cause profonde de ses malheurs. Fils de paysans, Joseph Monneron a voulu s’élever trop vite dans l’échelle sociale pour atteindre une situation à laquelle aucune hérédité, aucune tradition, aucune éducation ne l’avait préparé, au risque de brûler les étapes.

Cette thèse du roman qui lui a donné son titre a, il faut le reconnaître, plutôt mal que bien affronté l’épreuve du temps, au moins dans son côté le plus péremptoire. Fort heureusement, elle ne représente pas, à supposer qu’elle l’ait jamais représenté, l’aspect le plus intéressant de l’ouvrage. Le roman est très bien construit et le lecteur se laisse facilement prendre au jeu de l’intrigue. Paul Bourget y fait preuve de ses qualités d’analyse psychologique de ses personnages. Pour le lecteur du XXIe siècle qui observe les conséquences de la déchristianisation des cadres de la société depuis la fin du XIXe siècle, la description de la famille Monneron montre, au-delà de la réussite universitaire du père de famille, la faillite des illusions rousseauistes des doctrinaires de la Révolution de 1789 et les limites d’une morale qui se refuse à admettre un fondement transcendant. La mauvaise appréhension de la réalité qui en résulte entraîne de nombreuses déconvenues dans l’éducation des enfants. La grandeur d’âme et la générosité des héros catholiques du roman forment un vif contraste avec les traits moins flatteurs des personnages non catholiques. Le roman contient également une description intéressante de la société parisienne du début du siècle dernier et fait aussi croiser le lecteur avec un abbé démocrate qui essaye, avec une bonne foi à toute épreuve, de réconcilier le catholicisme avec les principes de 1789, ainsi qu’avec le fondateur d’une université populaire, type intéressant du juif idéaliste absorbé par des rêves de régénération sociale.

Paul Bourget rejette le déterminisme physiologique d’Emile Zola et explique la psychologie des individus par leur vie intérieure. Pour lui, la vie n’apparaît incohérente qu’aux esprits incapables d’identifier les causes de leurs comportement. Cette anatomie morale, si on poussait ce concept jusqu’à son point extrême, réduirait à peu de choses le rôle de la liberté et de la volonté des personnes et contribuerait à rétablir le déterminisme que l’auteur entend combattre. Les personnages de L’Etape peuvent en ressortir très, voire trop construits, ce qui donne une certaine visibilité mais peut-être un peu de lourdeur à ce qui peut légitimement apparaître comme un parti-pris du romancier. L’ouvrage souligne enfin le rôle essentiel joué dans la société par la famille que l’auteur conçoit comme un relais indispensable entre la Nation et les individus qui la composent. 

 

Thierry de la Rollandière

 

La conquête du pouvoir, itinéraire d’un pape sous influence par Jean-Pierre Moreau, éditions Contretemps 2022

Dire que le pape François intrigue relève du truisme mais la question qui vient vite à l’esprit, lorsque l’on essaye de comprendre le sens de l’actuel pontificat consiste à se demander si les actions entreprises suivent un plan déterminé pour adapter l’Eglise à la modernité ou bien sont l’illustration d’un certain empirisme sans projet préconçu. Que peut-il y avoir de commun entre le document d’Abou Dhabi sur la fraternité humaine (Dieu a voulu la diversité des religions), Amoris Laetitia et la quasi-reconnaissance des divorcés remariés, le synode sur l’Amazonie, les restrictions apportées à la célébration des sacrements selon le rite tridentin, l’écologie érigée en valeur suprême sans parler du synode à venir sur la synodalité dont la finalité est pour le moins à ce stade encore difficile à cerner ?

Si le début de recul que donnent les dix années écoulées de l’actuel pontificat fait pencher la balance en faveur du premier terme de l’alternative, encore faut-il préciser de quel plan il s’agit. Pour Jean-Pierre Moreau, journaliste, spécialiste de l’Amérique latine, la réponse est claire : le pape François met en œuvre la théologie du peuple, concept dérivé de la théologie de la libération, en s’inspirant de personnalités telles que dom Helder Camara, archevêque de Recife au Brésil dont le procès de béatification a été ouvert en 2015, de Juan Domingo Peron, président à deux reprises dans l’immédiat après guerre et dans les années 1970, et du réformateur très progressiste et fortement influencé par le marxisme, de la Compagnie de Jésus, le père Pedro Arrupe, préposé général de l’ordre des Jésuites de 1965 à 1983 dont il est issu. En quelque sorte, l’Amérique latine a été un laboratoire où ont été préparées les réformes de l’Eglise de ce début du XXIème siècle. De ce livre très intéressant à lire et faisant preuve d’une profonde érudition, nous essaierons de tirer quelques idées-force.

La théologie du peuple, qui est la marque de fabrique de l’actuel pontificat, est une variante de la théologie de la libération qui aura été expurgée de ses aspects les plus évidemment marxistes. Elle met au centre le peuple de Dieu, et surtout le peuple des pauvres, qui remplace la classe opprimée des communistes et qui est promu au rang de lieu théologique, c’est-à-dire de source éminente de connaissance de Dieu et de sa parole. Le lien peut facilement être établi entre cette théologie du peuple et le modernisme condamné par Saint Pie X au début du XXème siècle. La théologie classique est déductive dans la mesure où elle part de la révélation divine contenue dans les textes sacrés pour en tirer toutes les applications logiques et concrètes au niveau de la réalité. A contrario, la théologie du peuple suit une démarche inductive qui l’amène à construire une pensée religieuse en partant du réel et de la pratique sociale. Une telle démarche introduit inévitablement un élément de relativité dans le discours théologique et moral. Ce n’est plus l’Eglise qui est dépositaire de l’enseignement reçu des apôtres, c’est l’histoire vécue par le peuple qui reçoit, à la lumière de l’esprit, un sens religieux adapté aux circonstances. Nous nageons ici en plein modernisme. A la lutte des classes de la théologie de la libération, la théologie du peuple substitue un avenir eschatologique : le Royaume de Dieu vécu par les pauvres par anticipation. Ce courant de pensée s’inspire du concile Vatican II prolongé à la conférence du Conseil des épiscopats d’Amérique latine, tenue à Medellin en 1968, en présence du pape Paul VI, où l’Eglise peuple de Dieu a supplanté l’Eglise hiérarchique. 

Dans sa première exhortation apostolique Evangelii Gaudium de 2013, le pape François énonce les quatre principes qui vont sous-tendre ses discours et documents. Ces principes sont présentés à tort comme étant ceux de la doctrine sociale de l’Eglise alors qu’ils sont issus du péronisme. Ces quatre principes sont : (1) le temps est supérieur à l’espace, (2) l’unité prévaut sur le conflit, (3) la réalité est plus importante que l’idée, (4) le tout est supérieur à la partie. Ces principes n’ont que peu à voir avec ceux de la doctrine sociale de l’Eglise qui reposent sur (a) la dignité de la présence de la personne humaine, (b) les principes du bien commun, (c) de subsidiarité, et (d) de solidarité.

Les applications des principes du pape François sont nombreuses. Dans Amoris Laetitia, le pape évoque le premier de ces principes : en rappelant que le temps est supérieur à l’espace, je voudrais rappeler que tous les débats doctrinaux, moraux ou pas, ne doivent pas être tranchés par des interventions magistérielles. Bien entendu, dans l’Eglise, une unité de pensée et de doctrine et de praxis est nécessaire mais cela n’empêche pas que subsistent différentes interprétations de certains aspects de la doctrine ou de certaines conclusions qui en dérivent. Sur l’œcuménisme, c’est le tout supérieur à la partie qui remet en cause l’identification faite par Pie XII dans Mystici Corporis de l’Eglise catholique au Corps mystique du Christ. Il en est de même pour l’immigration avec les litanies de ND de Lorette complétées en 2020 pour invoquer Marie en tant que Réconfort des migrants et le synode sur l’Amazonie où la bénédiction de la divinité païenne, la Pachamama, dans les jardins du Vatican, masque l’effondrement du catholicisme dans cette région du monde ; l’Amazonie a été présentée comme un lieu théologique où s’élabore la nouvelle foi. Pendant ce synode, il est intéressant de noter l’intervention du cardinal Hummes, symboliquement revêtu, comme d’une relique, de l’étole de dom Helder Camara, qui en soulignait la filiation conciliaire en citant expressément le supérieur de la Fraternité Saint-Pie X qui avait ironisé contre ceux qui critiquaient ce synode : « vous ne pouvez pas être contre ce synode puisque ce synode est le fruit légitime de Vatican II ». Ce à quoi le cardinal Hummes a répondu « quant à nous, nous devons rendre grâces à Dieu pour ce beau fruit de Vatican II. »

Pour quel avenir ? Une interview de Leonardo Boff, ancien franciscain maintenant défroqué, donnée en mars 2015 au journal argentin Clarin donne un élément de réponse : « le pape François va créer une dynastie de papes du Tiers monde d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine qui va apporter du sang neuf à la chrétienté européenne quasi moribonde. Cet héritage sera une Eglise non centralisée à Rome mais un immense réseau de communautés du monde entier. Deux modèles s’affrontent : le modèle doctrinal avec les dogmes du droit canonique, c’est ainsi que cela a fonctionné jusqu’à présent, et l’autre, celui du peuple de Dieu qui respecte la faillibilité de l’être humain et qu’un véritable pasteur accompagne. » Le meilleur est à venir.   

 

Thierry de la Rollandière

 

La mixité sociale comme moyen de résoudre les problèmes de l’éducation nationale ?

Dans une tribune publiée par le journal Le Monde du 22 décembre 2022, le ministre français de l’éducation nationale, Pap Ndiaye, a exposé les défis que doivent relever les pouvoirs publics dans le domaine de l’éducation. Le constat qu’il dresse n’est pas brillant : un français sur deux ne fait pas confiance à l’institution scolaire. Le niveau des élèves dans les comparaisons internationales révèle de préoccupantes lacunes. Il aurait pu ajouter que 27 % des élèves ne savent pas lire correctement en classe de 6ème. On assiste, reconnaît le ministre, à une montée en puissance du secteur privé et sans doute vise-t-il là les établissements hors contrat. Enfin, il faut rendre, dit-il, l’école suffisamment efficace pour répondre aux besoins du pays dans le contexte des bouleversements climatiques.

Si nous laissons de côté les bouleversements climatiques dont il est permis de se demander ce qu’ils viennent faire dans ce débat, le mauvais niveau moyen des écoliers français est, en effet, un des traits qui, à côté de la violence à l’école, caractérise aujourd’hui la situation de l’éducation nationale. En revanche, la priorité que s’est fixée le ministre pour résoudre les problèmes de l’école n’apparaît pas adaptée puisqu’elle vise à lutter contre la ségrégation sociale et favoriser une plus grande mixité scolaire. Cette référence à la mixité sociale et scolaire n’est pas une nouveauté sortie du chapeau de l’actuel gouvernement. Ce thème est depuis longtemps présent dans le discours des ministres qui se sont succédés rue de Grenelle. Lors des débats préalables à l’adoption de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, les établissements privés sous contrat se sont vus reprocher un recrutement socialement trop élitiste car ils n’accueillent que 13 % d’élèves issus des milieux défavorisés contre 39 % d’élèves issus de milieux très favorisés. Aussi la loi impartit-elle pour mission à des commissions instituées dans chaque académie de veiller à la mixité sociale au sein de ces établissements. La mixité scolaire pourrait bien devenir un critère que fixerait l’Etat pour la signature d’un contrat avec un établissement privé.

Cette priorité donnée à la mixité scolaire et à la lutte contre la ségrégation sociale apparaît pour le moins décalée. Le but de l’école n’est pas, en effet, d’assurer la mixité sociale mais de transmettre à l’élève des savoirs et de contribuer au développement de sa personnalité. Les dégâts qu’a causés, depuis sa mise en place en 1975, le collège unique, qui voulait assurer la mixité scolaire et donc sociale, devraient inciter le ministre à plus de prudence. Le nivellement par le bas de la grande majorité des établissements publics est aujourd’hui un constat largement partagé et fait fuir vers le secteur privé les familles qui peuvent assumer les frais de scolarité mis à leur charge. Cette tendance s’est accentuée avec l’augmentation des « incivilités » et des problèmes liés à l’islamisme dans beaucoup d’écoles publiques. Le mouvement ne s’arrête pas là puisque de plus en plus de familles quittent le public ou le privé sous contrat pour rejoindre, voire même fonder, des écoles hors contrat dont le ministre a remarqué la progression. Plus de 120 écoles ont été créées en 2022 et l’on en compte 2 500 en tout en y incluant l’enseignement professionnel. 100 000 élèves étaient scolarisés dans le hors contrat en 2022 contre 50 000 il y a dix ans. Dans ces écoles, un des traits saillants est le rôle donné  à la direction de définir la vision que doit poursuivre l’ensemble de la communauté éducative et de créer avec les parents le lien que justifie leur  qualité de premiers éducateurs de leurs enfants.

Certaines mesures techniques proposées par le ministre, telles que la publication d’un indice de positionnement social pour les élèves des collèges et des classes de CM2 déterminé en fonction des catégories socio-professionnelles des parents, apparaissent contestables – pourquoi l’agriculteur serait-il par principe moins bien considéré que l’ingénieur ? –  et pourraient préparer des réformes de plus grande ampleur en généralisant par exemple les expérimentations qui ont eu lieu depuis 2017 à Paris pour mélanger de façon autoritaire des élèves appartenant à des « binômes » de collèges publics. Les résultats ont été jugés satisfaisants par le ministre qui veut étendre un tel brassage. Cela dit, le rapport d’évaluation ne dit rien des conséquences sur le niveau scolaire des classes ainsi rendues hétérogènes, pas plus que sur la discipline alors que ce sujet est très important pour les conditions d’apprentissage et le développement de la vie sociale des élèves. Quand de nombreux professeurs expliquent qu’ils font cours au maximum pendant 15 minutes par heure de présence dans leur classe, cette question ne peut être passée sous silence. De nombreux parents cherchent l’établissement qui permettra à leurs enfants d’échapper au déterminisme des quartiers défavorisés et de trouver des relations amicales choisies.      

Le collège unique qui va bientôt fêter ses cinquante ans d’existence est devenu un totem du système scolaire français. Il faudra bien un jour procéder à une évaluation honnête de ce dispositif et envisager de vrais remèdes à la situation de l’éducation nationale, autrement plus pertinents que ceux que promeut le ministre. Le respect du principe de subsidiarité devrait conduire l’Etat à accorder une plus grande autonomie aux établissements publics et privés sous contrat à qui serait reconnue la liberté de choisir les professeurs, le personnel éducatif et administratif et, dans le cadre de procédures ad hoc, de se séparer des élèves récalcitrants. D’autres voies pourraient être utilement explorées comme l’extension aux classes secondaires d’un contrat simple donnant un peu plus d’autonomie aux établissements dans la définition des programmes, ou bien la création à titre expérimental d’écoles à l’autonomie renforcée dans le cadre d’une convention passée entre l’établissement et la collectivité territoriale de rattachement. Pour les écoles hors contrat, l’Etat devrait mettre fin aux mesures  pédagogiques et administratives qui les discriminent injustement par rapport aux autres établissements. Toutes ces solutions auraient plus de chances de résoudre les problèmes qui se posent à l’éducation nationale que la priorité donnée à la mixité sociale. 

 

Thierry de la Rollandière

 

Le phénomène Woke  

L’apparition en France du terme woke date d’il y a un peu plus de deux ans mais le mot et son contenu nous sont devenus – hélas – familiers. Plusieurs articles et ouvrages lui sont consacrés et beaucoup de modes de pensée et d’action peuvent s’y apparenter, qu’il s’agisse de mouvements étudiants, de propos de Sandrine Rousseau contre le virilisme et les barbecues, les études décoloniales, les discours antispécistes, le comité justice pour Adama (Traoré), les groupes écologistes radicaux, la lutte LGBTQ+ etc. Être woke peut revêtir une pluralité de sensibilités. Bien que le wokisme soit dépourvu de toute forme d’organisation unique et centralisée, il se développe dans les amphis des universités et des grandes écoles, sur les réseaux sociaux, dans les entreprises et les administrations publiques. Il ne s’agit pas d’une mode passagère mais d’un phénomène durable.

 

Le wokisme vient des Etats-Unis où il est apparu dans les années 1960, porté par le slogan stay woke. Ce terme signifie à la fois être éveillé, conscient, vigilant et lucide. Le regard porté par les woke leur permet d’apercevoir des injustices inaperçues dont la révélation provoque une conversion mentale qui donne à « l’éveillé » la capacité de dénoncer et de s’opposer à toutes formes de discrimination sexuelle ou raciale, ethnique ou culturelle, réelle ou symbolique.      

La diversité des formes d’expression du wokisme masque des sentiments, des tournures d’esprit et des modes d’action convergents. Sous couvert d’un moralisme apparent, le wokisme est animé par quatre idées-forces : la première, une vision binaire de la société qui fait en sorte que rien n’existe qui ne soit dominé ou dominant, victime ou coupable ; la seconde idée-force est que, s’agissant du grand dominateur qu’est l’Occident, la colonisation est le crime suprême car elle rassemble toutes les oppressions, celle du monde blanc sur les peuples colonisés, de l’homme sur la femme (patriarcat), de la technique sur la nature (productivisme aux dépens de l’environnement), celle des riches sur les pauvres (capitalisme), celle des vieux sur les jeunes (conservatisme) ; la troisième idée-force est que la suprême ruse de la domination est, comme le diable de Faust, de faire croire qu’elle n’existe plus alors que le capitalisme survit au développement durable, les riches s’enrichissent de plus en plus malgré l’Etat providence, la fin de la colonisation s’accompagne d’une exploitation accrue des pays du Tiers monde et le mâle blanc est un polyprédateur qui opprime les femmes, les migrants, les racisés, les LGBTQ+, la planète, etc. ; la quatrième idée-force est qu’en face d’un tel scandale, il faut absolument « se réveiller » et combattre une telle oppression, notamment en faisant table-rase du passé qui l’a produite, d’où la cancel culture ou culture de l’effacement. 

 

Être woke, c’est être conscient que le monde est divisé en deux camps, celui des dominants et celui des dominés. Ceux qui font partie du camp du mal, c’est à dire des dominants, qu’ils en soient conscients ou pas, doivent commencer par faire la liste de leurs « privilèges » et les avouer publiquement : il leur faut en effet « se déconstruire » avant de se « reconstruire » sur des bases assainies. L’hétérosexualité qui reste un fait ultra majoritaire dans nos sociétés est dénoncée comme une norme qui opprime la minorité. L’antiracisme, par ailleurs critiquable de SOS Racisme, qui permet à des blancs, des noirs et des arabes de militer ensemble doit être rejeté : les blancs ne peuvent en aucun cas parler au nom des noirs et des arabes car ils appartiennent au camp des dominants qui sont donc forcément responsables du racisme et de la colonisation. Les minorités noires et arabes doivent donc s’organiser entre elles et tenir des réunions « en non-mixité » interdites aux dominants, donc aux blancs, ainsi qu’à toute personne n’appartenant pas à une minorité sexuelle ou raciale. Le wokisme qui se présente comme le nouvel antiracisme, n’est donc rien d’autre qu’un véritable racisme antiblanc.   

Il faut tout déconstruire. Au nom de la culture de l’effacement, il ne suffit pas de modifier les lois mais de s’en prendre aux prétendus responsables de l’oppression dénoncée par le wokisme. Nos ancêtres, au nom de la prétendue supériorité de leur civilisation, sont responsables de l’asservissement des minorités et des cultures indigènes. Il faut en finir avec les racines chrétiennes de l’Occident et l’honneur rendu aux héros de notre histoire. Les statues de ceux-ci sont mutilées ou déboulonnées comme celles de Colbert et de Napoléon. Les titres des livres sont modifiés : les « dix petits nègres » d’Agatha Christie sont devenus « ils étaient dix ». Les éditeurs exercent des pressions sur les auteurs pour que ceux-ci suppriment de leurs ouvrages les passages qui pourraient heurter la sensibilité, peut-être un peu vite exacerbée, de certains lecteurs. Des œuvres plus anciennes sont rééditées après avoir été expurgées. Dans la même ligne de pensée et d’action, il faut changer le nom des rues portant le nom de personnages qui se sont illustrés dans le camp du mal. Les œuvres musicales n’échappent pas à cette révision : l’hymne à la joie de Beethoven est interprété par un rapper. Une réécriture de Blanche-Neige serait en préparation. Le wokisme est une idéologie à sens unique et les minorités sont toujours excusées : l’esclavage est devenu un crime contre l’humanité mais pas la traite arabo-musulmane afin de ne pas en faire porter la responsabilité par les jeunes arabes des banlieues.

Le wokisme a surtout pénétré les universités et grandes écoles mais les entreprises sont aussi atteintes par cette fièvre inclusive. Le New-York Times a décidé d’imprimer le mot « Black » avec un b majuscule alors que le w de « white » s’écrit avec une minuscule. L’Oréal a décidé de retirer le mot « blanc » de ses publicités et de ses emballages. La responsabilité sociétale et environnementale, les critères ESG (environnement, sociétal et gouvernance) sont autant d’occasions d’afficher un comportement inclusif pour les minorités dites visibles. Des quotas, plus ou moins avoués, sont mis en place pour favoriser l’accès des « minorités » aux postes de direction.

Au centre du wokisme, il y a la théorie du genre qui conduit à sensibiliser dès le plus jeune âge l’esprit des élèves à l’inclusion des minorités et surtout à l’idéologie selon laquelle les genres masculin et féminin ne correspondent pas à une réalité biologique mais à une construction sociale qui peut être remise en cause. Cela se traduit par une inversion des modèles donnés aux jeunes élèves pour les métiers et les héros afin de brouiller leurs repères. Ce mouvement est ancien : déjà, en 1949, Simone de Beauvoir, dans « le deuxième sexe » affirmait « on ne naît pas femme, on le devient ».  Au-delà de cette négation de la réalité biologique, le féminisme va évoluer d’un combat pour l’égalité hommes et femmes vers une lutte des femmes contre les hommes en ciblant le mâle blanc hétéro tout en jetant un voile pudique sur la condition féminine dans les pays musulmans.

Comme cela arrive souvent à ceux qui veulent déstabiliser la société, l’attitude des wokistes est dépourvue de toute logique parce que leur idéologie dénie à leurs opposants la liberté d’expression qui leur a permis d’exister. Plus encore, des thématiques comme l’émancipation des femmes, l’abolition de l’esclavage, la critique de la décolonisation, l’antiracisme, la non-discrimination de l’homosexualité, l’accueil des migrants sont devenues des valeurs éminentes promues – à tort, mais ce n’est pas le sujet – par les démocraties occidentales. Le wokisme est bien une atteinte aux fondements de la philosophie et de la science qui se sont construites sur la raison, la vérité, l’objectivité, l’argumentation et la clarté du langage. Les discours militants, voire haineux, s’opposent aujourd’hui à chacun de ces éléments en disqualifiant tout point de vue objectif, toute connaissance qui ne serait pas « située », c’est-à-dire enracinée dans un vécu singulier, et en s’en prenant même à la langue. L’abandon de l’idée même de vérité, la disparition de l’esprit scientifique, la porte close à tout débat et à toute objection font que le wokisme apparaît comme une nouvelle dimension de la Révolution en marche.    

 

Thierry de la Rollandière

 

A propos de l’arrêt rendu le 24 juin 2022 par la Cour suprême des Etats-Unis sur une loi restreignant le droit à l’avortement  

Enfin une bonne nouvelle et elles ne sont hélas pas nombreuses dans le combat mené en faveur de la défense de la vie et contre la culture de mort.  L’arrêt rendu le 24 juin de cette année par la Cour suprême fédérale a pris le contrepied des précédentes décisions prises sur le même sujet par la plus haute juridiction américaine. Celle-ci s’est en effet prononcée en faveur de la conformité à la Constitution d‘une loi de l’Etat du Mississippi interdisant l’avortement non médical au-delà d’un délai de 15 semaines suivant la conception aux motifs que la législation sur l’avortement relève de la compétence des Etats fédérés et que le droit à l’avortement n’est ni garanti ni interdit par la Constitution de l’Etat fédéral. C’est un débat technique en apparence, très classique dans un Etat fédéral comme les Etats-Unis, portant sur la répartition des compétences entre l’Etat central et les entités fédérées mais les motifs de la décision de la Cour Suprême vont donner à celle-ci une portée politique qui explique son retentissement aux Etats-Unis et dans de nombreux pays dans le monde.        

 

L’état du droit antérieur à juin 2022 était fixé par deux arrêts de la Cour suprême rendus respectivement en 1973 et en 1992. Dans la première décision, la Cour avait affirmé le principe selon lequel le droit à l’avortement était garanti par la Constitution au titre de la protection de la vie privée, ce concept ayant été considéré comme « suffisamment large pour inclure le droit d’une femme à décider si elle peut mettre un terme à sa grossesse ». Par voie de conséquence, les lois des Etats fédérés portant atteinte à une telle liberté devaient être annulées. La seconde décision confirma cette solution au prix d’un raisonnement complexe qui laissait une plus grande marge de manœuvre aux Etats, surtout lorsque le fœtus était considéré comme viable.  

 

L’arrêt de 2022 remet en cause ces décisions en se basant sur une interprétation plus stricte, certains diraient plus littérale, de la Constitution : après avoir indiqué que l’avortement posait un grave problème moral, la Cour a relevé que « la Constitution ne faisait aucune référence à l’avortement et aucun de ses articles ne protège implicitement ce droit (…) il est temps de remettre la question de l’avortement aux représentants élus du peuple dans les parlements des Etats ». La loi de l’Etat du Mississippi – que l’on peut considérer comme très libérale – se trouve donc confirmée.   

L’intérêt de la décision réside surtout dans les motifs qui l’ont inspirée : le droit à l’avortement n’est pas protégé au niveau constitutionnel car il n’est pas enraciné dans l’histoire et les traditions de la nation américaine ; c’est aux Etats fédérés qu’il revient de déterminer l’équilibre à respecter entre le droit de la femme à avorter et les droits de l’enfant à naître et un tel équilibre peut être apprécié de façon différente de celle retenue par la Cour en 1973 et en 1992. Cette référence de la Cour suprême au droit de l’enfant à naître est intéressante car elle pourrait légitimer sa prise en compte dans une législation à venir. Contrairement à la situation qui prévalait jusqu’au mois de juin 2022, les Etats ont pleine compétence pour autoriser ou interdire l’avortement.            >>>                       >>> L’arrêt du 24 juin 2022 a été approuvé par six voix contre trois. On retrouve dans cette répartition l’appartenance politique des juges et des présidents qui les ont désignés : six républicains et trois démocrates. Ces derniers ont émis une opinion dissidente qui tendait à invalider la loi du Mississippi. Le président de la Cour, bien qu’il se soit prononcé en faveur de la décision, s’est écarté des motifs de celle-ci qui n’ont été adoptés que par cinq juges sur les neuf composant la juridiction. Il a, en effet, déclaré vouloir soutenir une approche plus mesurée approuvant la conformité à la Constitution de la loi du Mississippi en se bornant à constater que celle-ci n’interdit l’avortement qu’au-delà de 15 semaines, sans remettre expressément en cause les décisions de 1973 et de 1992.  Si ce raisonnement avait été suivi par la majorité des juges, la portée de l’arrêt aurait été considérablement réduite, de même que la liberté conférée aux Etats pour légiférer sur ce sujet. Au lieu d’un arrêt de principe, nous n’aurions eu qu’un arrêt de circonstance.   

 

A l’heure où ces lignes sont écrites, l’avortement est légal dans 26 Etats américains sur 50, principalement situés à l’est et à l’ouest du pays. D’autres Etats sont en pleine bataille judiciaire comme l’Arizona, le Dakota du nord, l’Idaho, l’Indiana, la Virginie occidentale, le Wisconsin et le Wyoming où les lois restreignant le droit à l’avortement n’ont pu entrer en vigueur car elles ont été déférées devant les tribunaux. D’autres Etats interdisent l’avortement dans tous les cas (Alabama, Arkansas, Dakota du sud, Kentucky, Missouri, Tennessee et Texas) ou bien prévoient des exceptions ou des délais pour l’autoriser.  

  

Le retentissement de l’arrêt du 24 juin 2022 a été considérable. Même s’il n’interdit pas l’avortement, le seul fait qu’il permette aux Etats fédérés de le faire a été considéré par les démocrates et les républicains libéraux aux Etats-Unis, et par presque toute la classe politique européenne, comme un retour en arrière inacceptable remettant en cause le droit des femmes à disposer de leur corps. Aux Etats-Unis, le président Biden a même menacé d’augmenter le nombre de juges siégeant à la Cour suprême afin de diluer sa majorité conservatrice. De grandes entreprises comme Netflix, Disney, Tesla, Amazon, Starbucks et Apple ont annoncé qu’elles prendraient en charge les dépenses engagées pour avorter par leurs employées vivant dans des Etats qui interdisent cette pratique. En Europe, les élus de tous bords soutiennent une protection constitutionnelle du droit à l’avortement. Au mois de janvier 2022, Emmanuel Macron, avant même que ne fût rendue la décision américaine, avait proposé d’inscrire ce droit dans la Charte des droits fondamentaux de l’union européenne.  Cela ne changerait pas grand-chose en pratique, sauf en Pologne ou à Malte, mais l’effet d’affichage serait bien sûr désastreux.  

 

Y a-t-il des enseignements à tirer de cette décision ? Oui, bien sûr. Cette victoire, relative, mais réelle, n’aurait pas été possible sans le combat courageux mené depuis de longues années par la société civile aux Etats-Unis pour le droit à la vie.  Cela doit nous encourager à agir en ce sens même si l’absence quasi-totale de relais politiques dans la plupart des pays européens rend une telle action très difficile. Il faut saluer le rôle joué dans ce combat par l’Eglise catholique américaine à côté de certains groupes protestants et déplorer l’absence de soutien romain sous l’actuel pontificat aux évêques qui se sont engagés en sa faveur. Ajoutons que la laïcisation des Etats promue par le concile Vatican II se traduit par le vote de lois contraires à la morale naturelle. L’avortement n’est malheureusement qu’un des éléments – sans doute l’un des plus importants – de la déchristianisation de la société et c’est pour cette raison que toute atteinte à ce droit est autant vilipendée aujourd’hui. Le vote de l’assemblée générale de l’ONU du 2 septembre 2022 assimilant l’avortement sûr à un droit de l’homme ne doit pas nous décourager. Le combat pour la vie sera long mais ce n’est pas une raison pour ne pas le mener jusqu’au bout.              

Thierry de la Rollandière