La conquête du pouvoir, itinéraire d’un pape sous influence par Jean-Pierre Moreau, éditions Contretemps 2022

Dire que le pape François intrigue relève du truisme mais la question qui vient vite à l’esprit, lorsque l’on essaye de comprendre le sens de l’actuel pontificat consiste à se demander si les actions entreprises suivent un plan déterminé pour adapter l’Eglise à la modernité ou bien sont l’illustration d’un certain empirisme sans projet préconçu. Que peut-il y avoir de commun entre le document d’Abou Dhabi sur la fraternité humaine (Dieu a voulu la diversité des religions), Amoris Laetitia et la quasi-reconnaissance des divorcés remariés, le synode sur l’Amazonie, les restrictions apportées à la célébration des sacrements selon le rite tridentin, l’écologie érigée en valeur suprême sans parler du synode à venir sur la synodalité dont la finalité est pour le moins à ce stade encore difficile à cerner ?

Si le début de recul que donnent les dix années écoulées de l’actuel pontificat fait pencher la balance en faveur du premier terme de l’alternative, encore faut-il préciser de quel plan il s’agit. Pour Jean-Pierre Moreau, journaliste, spécialiste de l’Amérique latine, la réponse est claire : le pape François met en œuvre la théologie du peuple, concept dérivé de la théologie de la libération, en s’inspirant de personnalités telles que dom Helder Camara, archevêque de Recife au Brésil dont le procès de béatification a été ouvert en 2015, de Juan Domingo Peron, président à deux reprises dans l’immédiat après guerre et dans les années 1970, et du réformateur très progressiste et fortement influencé par le marxisme, de la Compagnie de Jésus, le père Pedro Arrupe, préposé général de l’ordre des Jésuites de 1965 à 1983 dont il est issu. En quelque sorte, l’Amérique latine a été un laboratoire où ont été préparées les réformes de l’Eglise de ce début du XXIème siècle. De ce livre très intéressant à lire et faisant preuve d’une profonde érudition, nous essaierons de tirer quelques idées-force.

La théologie du peuple, qui est la marque de fabrique de l’actuel pontificat, est une variante de la théologie de la libération qui aura été expurgée de ses aspects les plus évidemment marxistes. Elle met au centre le peuple de Dieu, et surtout le peuple des pauvres, qui remplace la classe opprimée des communistes et qui est promu au rang de lieu théologique, c’est-à-dire de source éminente de connaissance de Dieu et de sa parole. Le lien peut facilement être établi entre cette théologie du peuple et le modernisme condamné par Saint Pie X au début du XXème siècle. La théologie classique est déductive dans la mesure où elle part de la révélation divine contenue dans les textes sacrés pour en tirer toutes les applications logiques et concrètes au niveau de la réalité. A contrario, la théologie du peuple suit une démarche inductive qui l’amène à construire une pensée religieuse en partant du réel et de la pratique sociale. Une telle démarche introduit inévitablement un élément de relativité dans le discours théologique et moral. Ce n’est plus l’Eglise qui est dépositaire de l’enseignement reçu des apôtres, c’est l’histoire vécue par le peuple qui reçoit, à la lumière de l’esprit, un sens religieux adapté aux circonstances. Nous nageons ici en plein modernisme. A la lutte des classes de la théologie de la libération, la théologie du peuple substitue un avenir eschatologique : le Royaume de Dieu vécu par les pauvres par anticipation. Ce courant de pensée s’inspire du concile Vatican II prolongé à la conférence du Conseil des épiscopats d’Amérique latine, tenue à Medellin en 1968, en présence du pape Paul VI, où l’Eglise peuple de Dieu a supplanté l’Eglise hiérarchique. 

Dans sa première exhortation apostolique Evangelii Gaudium de 2013, le pape François énonce les quatre principes qui vont sous-tendre ses discours et documents. Ces principes sont présentés à tort comme étant ceux de la doctrine sociale de l’Eglise alors qu’ils sont issus du péronisme. Ces quatre principes sont : (1) le temps est supérieur à l’espace, (2) l’unité prévaut sur le conflit, (3) la réalité est plus importante que l’idée, (4) le tout est supérieur à la partie. Ces principes n’ont que peu à voir avec ceux de la doctrine sociale de l’Eglise qui reposent sur (a) la dignité de la présence de la personne humaine, (b) les principes du bien commun, (c) de subsidiarité, et (d) de solidarité.

Les applications des principes du pape François sont nombreuses. Dans Amoris Laetitia, le pape évoque le premier de ces principes : en rappelant que le temps est supérieur à l’espace, je voudrais rappeler que tous les débats doctrinaux, moraux ou pas, ne doivent pas être tranchés par des interventions magistérielles. Bien entendu, dans l’Eglise, une unité de pensée et de doctrine et de praxis est nécessaire mais cela n’empêche pas que subsistent différentes interprétations de certains aspects de la doctrine ou de certaines conclusions qui en dérivent. Sur l’œcuménisme, c’est le tout supérieur à la partie qui remet en cause l’identification faite par Pie XII dans Mystici Corporis de l’Eglise catholique au Corps mystique du Christ. Il en est de même pour l’immigration avec les litanies de ND de Lorette complétées en 2020 pour invoquer Marie en tant que Réconfort des migrants et le synode sur l’Amazonie où la bénédiction de la divinité païenne, la Pachamama, dans les jardins du Vatican, masque l’effondrement du catholicisme dans cette région du monde ; l’Amazonie a été présentée comme un lieu théologique où s’élabore la nouvelle foi. Pendant ce synode, il est intéressant de noter l’intervention du cardinal Hummes, symboliquement revêtu, comme d’une relique, de l’étole de dom Helder Camara, qui en soulignait la filiation conciliaire en citant expressément le supérieur de la Fraternité Saint-Pie X qui avait ironisé contre ceux qui critiquaient ce synode : « vous ne pouvez pas être contre ce synode puisque ce synode est le fruit légitime de Vatican II ». Ce à quoi le cardinal Hummes a répondu « quant à nous, nous devons rendre grâces à Dieu pour ce beau fruit de Vatican II. »

Pour quel avenir ? Une interview de Leonardo Boff, ancien franciscain maintenant défroqué, donnée en mars 2015 au journal argentin Clarin donne un élément de réponse : « le pape François va créer une dynastie de papes du Tiers monde d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine qui va apporter du sang neuf à la chrétienté européenne quasi moribonde. Cet héritage sera une Eglise non centralisée à Rome mais un immense réseau de communautés du monde entier. Deux modèles s’affrontent : le modèle doctrinal avec les dogmes du droit canonique, c’est ainsi que cela a fonctionné jusqu’à présent, et l’autre, celui du peuple de Dieu qui respecte la faillibilité de l’être humain et qu’un véritable pasteur accompagne. » Le meilleur est à venir.   

 

Thierry de la Rollandière