Le concept d’ordre naturel chez Saint Thomas d’Aquin 1/2

De l’intérêt de se fier en science politique à Saint Thomas d’Aquin plutôt qu’à d’autres politologues

La première question qui vient à l’esprit est : pourquoi s’adresser, en science politique, à Saint Thomas d’Aquin plutôt qu’aux nombreux penseurs d’hier et d’aujourd’hui, spécialistes de cette discipline ? En effet il ne manque pas de scientifiques proposant une pensée politique bien structurée sur la Cité et sa finalité. Mais la plupart d’entre eux sont des idéologues[1] alors que Saint Thomas d’Aquin est le docteur réaliste par excellence. Il propose en outre un cursus politique cohérent et exhaustif. Mieux encore, Saint Thomas est le découvreur du concept de « bien commun » politique, en tant que finalité de la Cité. Tant qu’à dépenser un peu d’énergie intellectuelle pour se former à la science de la Cité on a donc tout intérêt à s’initier à la pensée de l’aquinate plutôt que de privilégier les modernes.

Un écueil à éviter avant de débuter une étude du concept de bien commun politique chez Saint Thomas d’Aquin

La compréhension du concept de bien commun implique le dépassement d’un infran[2], comme disent les varappeurs : la compréhension du concept d’ordre naturel. L’expérience montre que des trésors d’énergie et de pédagogie seront dépensés inutilement si l’étude de l’ordre naturel ne précède celle du bien commun. Et c’est à ce travail préalable auquel nous allons maintenant nous atteler.

L’existence d’un ordre naturel affirmée par Saint Thomas d’Aquin

Saint Thomas d’Aquin écrit dans la Somme contre les Gentils : « On voit par conséquent que ce n’est pas seulement en vertu de l’énonciation d’une loi qu’il y a du bien et du mal dans les actes humains, mais en vertu d’un ordre naturel. […] Cela coupe court à l’erreur de ceux qui prétendent qu’il n’y a rien de juste ni de droit qu’en vertu d’une loi positive. »[3]

La notion d’ordre est liée à la notion de finalité.

Qu’est-ce qu’un ordre ?

Le mot ordre désigne un ensemble cohérent (aux yeux de l’esprit), organisé, soumis à des règles, éventuellement régi par des lois, fondé sur un rapport quantitatif, qualitatif, mécanique ou téléologique[4]. Par exemple, l’ordre des outils dans un atelier mécanique.

Mais plus précisément et dans le cas qui nous intéresse ici : « Tout ordre peut donc se définir : La juste disposition de plusieurs choses relativement à leur fin. » [5]  Par exemple, l’ordre d’une armée rangée en bataille. Saint Thomas d’Aquin parle dans le proème[6] de la Somme contre les Gentils de « ceux qui ont charge d’ordonner à une fin » dans le but d’établir le lien qui existe entre la notion d’ordre et celle de finalité : « Tous ceux qui ont charge d’ordonner à une fin doivent emprunter à cette fin la règle de leur gouvernement et de l’ordre qu’ils créent. »[7]  On perçoit aisément l’importance de régler l’ordre que l’Autorité politique va créer, sur la finalité de la Cité, à savoir sur le bien commun politique.

On doit contredistinguer les ordres, simples créations de l’esprit humain, de l’Ordre naturel créé par Dieu.

Un ordre est une véritable création ; mais il n’est la plupart du temps qu’une simple création de l’esprit humain, purement formelle. C’est le cas de l’ordre dans une bibliothèque dont le principe peut être, chez l’un, le classement des livres par auteurs et, chez l’autre, leur classement par thèmes. Ce type d’ordres est bien, selon ce qu’en dit Pascal, une création : « Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle »[8]. À titre d’exemple, l’ordre des opérations en mathématique et l’ordre des flux physiques en logistique sont des éléments importants de ces sciences. Néanmoins, on peut dire sans risque de tous ces ordres : « il s’agit d’une création de l’esprit humain, dont il est difficile de tirer parti pour explorer les rapports de l’homme, tel qu’il est, à Dieu tel qu’il est ».[9] Ce type d’ordres, création de l’esprit humain, se contredistingue de l’Ordre naturel créé par Dieu. On ne doit pas concevoir l’Ordre naturel à la manière des ordres créés par l’esprit humain, qui sont comme « une classification effectuée a posteriori sur des objets préexistants »[10]. Par exemple, dans une bibliothèque il préexiste un donné, à savoir les livres.

L’Ordre naturel est un ordre intégralement réel

Il faut ajouter à tout ce qui vient d’être dit que l’Ordre naturel est intégralement réel. Cela est important car : « Dieu est ; les créatures sont, par la relation[1] qu’elles soutiennent avec lui : c’est la relation qui est ici logiquement antécédente au terme (la créature, c’est à dire l’être humain) dans lequel elle s’achève, et c’est cela qui donne la mesure de sa réalité. »[11]

Il faut donc restituer à la structure ternaire principe, relation, terme sa véritable économie :

« Le terme, c’est-à-dire la créature, n’étant au fond que ce qui termine la relation, est atteint au plus intime de lui-même par le principe de l’ordre, le Créateur : en sorte que l’ordre de la création est intégralement réel et formellement parfait.[12] »

L’enchaînement des causes

« La stabilité de l’univers, telle qu’elle est macroscopiquement constatable, étant rapportée à un déterminisme de nature, il resterait à expliquer comment ces différentes natures qui sont, chacune pour son compte, principe permanent d’un cycle d’opérations, sont également enchaînées les unes aux autres de telle manière que leur ensemble forme un tout organique. »[13] Une des caractéristiques de cet ordre naturel est cet enchaînement des causes, ce que l’on nomme, en terme technique, la concaténation, que l’on peut définir de la façon suivante : Concaténation, n. f. : Enchaînement, solide liaison, successions d’arguments, comme dans un syllogisme.[14] Cet enchaînement des causes aboutit à un ordre de finalités hiérarchisées nécessaire à la liberté humaine. Comme l’écrit J-H Nicolas : La liberté de l’homme « est fondée sur un déterminisme (l’ordre naturel), sans lequel elle serait impossible et vaine. »[15] Dit d’une autre manière, la liberté humaine – contrairement à ce que l’on peut croire en première approche – exige un ordre naturel. Si tout change tout le temps, la raison humaine ne peut produire la Cité.

 [à suivre…]

Bernard de Midelt et Louis Lafargue

[1] Idéologues professant l’idéalisme (par opposition aux réalistes) : En philosophie, l’idéalisme a désigné les systèmes qui faisaient consister le meilleur de la réalité des choses, ou même leur réalité tout entière, dans leur idée ou leur forme. Cf. A. Lalande, Vocabulaire de la philosophie, t. I, p. 318.

[2] Infran (-chissable) : Passage ou obstacle qui ne peut être franchi sans un entraînement approprié.

[3] Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, Livre III, Ch. 129.

[4] Téléologie : Étude des finalités. Mourral et Millet, Petite encyclopédie philosophique, éd. Universitaires, 1995, p. 362.

[5] Gaetano Sanseverino, Cosmologie, 1876, § 350.

[6] Proème : terme didactique. Préface, entrée en matière, exorde, argument. Étymologie : en latin proemium vient du grec et signifie « avant » et « chemin ».

[7] Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, proœmium. Par gentils, entendez païens. Attention, les païens ne sont pas, chez Thomas d’Aquin, des barbares.

[8] Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg n°22.

[9] M-L Guérard op, Dimensions de la Foi, éd. Cerf, 1952, Tome 2, p. 169.

[10] M-L Guérard op, op. cit., T 1, p 394.

[11] M-L Guérard op, op. cit., Tome 1, p 394 et sq.

[12] M-L Guérard op, op. cit., Tome 1, p 394 et sq.

[13] M-L Guérard op, op. cit., Tome 2, p 225.

[14] Mourral et Millet, op. cit., p. 56.

[15] J-H Nicolas op, Les profondeurs de la grâce, éd Beauchesne, 1968, p. 342.

Contempler, agir, faire

Quand il s’agit d’engagement pour la Cité, on entend souvent l’expression « faire de la politique », à l’image du monde économique dans lequel les entreprises sont appelées à « faire du profit », avec parfois à leur tête des hommes qui prétendent s’être « faits » tout seuls (les « self-made men »). Si l’actuel président de la République Française, Emmanuel Macron, avait sobrement intitulé « Révolution » son livre-programme lorsqu’il était candidat, celui de l’ancien Premier Ministre François Fillon, lorsqu’il s’est lancé dans la course à la primaire de la droite pour la dernière élection présidentielle, avait pour titre « Faire ». Ce n’est pas un hasard. Notre époque valorise tellement l’activité productrice que la mentalité ambiante considère que seuls ceux qui font, qui fabriquent, qui inventent, qui révolutionnent, qui réalisent, qui construisent, sont utiles à la société. Le grand penseur de la révolution industrielle, d’ailleurs parfois considéré comme le premier des socialistes, Claude-Henri Rouvroy de Saint-Simon, exprimait clairement cette idée dès 1817 : « la société est l’ensemble des hommes livrés à des travaux utiles. Tout homme qui produit utilement pour la société est, par cela seul, membre de la société ; tout homme qui ne produit rien est, pour cela seul, hors de la société et ennemi de la société ; tout ce qui gêne la production est mauvais ; tout ce qui la favorise est bon[1] ». Dans l’introduction célèbre de son ouvrage L’organisateur, Saint-Simon explique que si la France perdait subitement tous ses religieux et ses hommes politiques, elle n’en serait pas affectée outre mesure car ceux-ci sont par définition inutiles puisqu’ils ne « produisent rien » alors que si elle perdait ses entrepreneurs, ses producteurs et ses industriels, sa situation deviendrait catastrophique.

Qui ne dirait de même aujourd’hui ? Il n’est pas une élection en France où les questions économiques arrivent en tête des préoccupations, surtout dans notre pays touché par le chômage de masse. Les principaux mouvements et partis politiques, quelle que soit leur idéologie, s’accordent généralement pour promettre « de la croissance » et « de l’emploi » pour tous. Est-ce au responsable politique de rechercher avant toute chose la prospérité économique ? Est-ce vraiment son domaine d’activité normal ? Répondre à cette question suppose de distinguer les différents types d’activités humaines. Nous proposons pour cela de revenir à la sagesse aristotélicienne rappelée par Marcel De Corte dans son maître-ouvrage L’intelligence en péril de mort[2] :

« Trois activités sont propres à l’intelligence humaine et irréductibles les unes aux autres en raison de la spécificité de leurs objets respectifs : contempler, agir, faire. La première vise à connaître pour connaître, à découvrir les causes et la Cause première de toute réalité, à rassembler les résultats de sa recherche dans une conception globale de l’univers et à transmettre à autrui le contenu par un enseignement approprié. La seconde a pour fin la réalisation des biens propres à l’homme que la volonté éclairée par l’intelligence recherche inlassablement et dont le meilleur, humainement parlant, est le bien commun, lequel consiste dans l’union des divers membres de la société et dans sa protection contre les menaces de dissolution interne ou externe. La troisième a pour fonction de transformer le monde extérieur et de produire à partir de cette opération tout ce qui est indispensable à l’homme pour subsister ». Il n’y a pas d’autres activités spécifiquement humaines que celles-là et elles sont bien décrites chez les auteurs qui ont étudié l’organisation des sociétés traditionnelles. L’historien et anthropologue français Georges Dumézil a par exemple observé que nous retrouvons généralement trois fonctions dans toute civilisation : la fonction sacerdotale vouée à la prière, la fonction guerrière ordonnée à la défense de la Cité et la fonction productrice qui doit nourrir la société. Ces trois ordres étaient en France ceux qui constituaient l’Ancien Régime : le clergé, la noblesse et le tiers-état.

Nous résumons les activités correspondantes à ces ordres dans le tableau suivant :

Aristote

Dumézil

 

 

Theôria

Contempler

Fonction sacerdotale

Activité spéculative

 

Praxis
Agir

Fonction guerrière

Activité pratique

Action

 

Poiêsis
Faire

Fonction productrice

Art

 
 


Pour la philosophie aristotélicienne et thomiste, le savoir humain qui dirige les activités de contemplation, d’action et de fabrication se divise en trois parties
[3] :Hiérarchie des activités humaines

  1. Le savoir spéculatif, ou « théorique » (du mot grec theôria), qui a pour but la connaissance de la vérité : recta ratio speculabilium (la raison droite pour connaître ce que sont les choses).
  2. Le savoir pratique, ou « éthique », dirigeant l’action humaine au point de vue moral, au point de vue de l’« agir » ; ce savoir a pour but de nous rendre intérieurement bons (recta ratio agibilium : la raison droite des actions humaines) et son activité correspondante, la praxis (l’action en grec) qui vise le bien commun de la société dont l’individu fait partie ;
  3. – Le savoir technique dirigeant l’action humaine au point de vue de la réussite des œuvres produites, ou point de vue du « faire » ; ce savoir a pour but de nous rendre extérieurement efficaces (recta ratio factibilium : la raison droite de la fabrication, du travail humain) et de produire (en grec : poiein et poiêsis) une série d’objets artificiels et extérieurs à l’homme et dont ce dernier a besoin pour vivre.                                    Contempler et agir ne produisent pas d’objet extérieur à nous-mêmes : dans le premier cas nous nous tournons vers Dieu et sa Création pour mieux le connaître et l’aimer, dans le second nous posons des actes qui visent le bien (par exemple éduquer un enfant ou rendre la justice). Faire en revanche consiste bien à réaliser quelque chose qui est au dehors de nous-mêmes par le travail. Le problème est que notre époque a inversé depuis la révolution industrielle ces trois grandes catégories d’activité humaine. On peut résumer cette inversion avec le vœu que formulait Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer[4] ». Nous pouvons illustrer ce renversement par le schéma ci-dessous :

Comme la fabrication consiste à produire des choses pour soi-même, pour rendre la vie humaine plus agréable et que cette activité est devenue prédominante, les hommes oublient la contemplation de la vérité et l’action politique en vue du bien commun. On le constate aisément : les sociétés contemporaines ne cherchent qu’à produire toujours plus dans l’espoir de créer un paradis humain ici-bas. Partout la nature est transformée pour créer de vastes espaces faits de main d’homme (les grandes métropoles du monde en témoignent : les hommes ont massivement quitté les campagnes pour des univers de béton et de plastique). Par conséquent ce qui était le plus naturel à l’homme est devenu artificiel : nous pouvons citer la procréation, l’intelligence, la communication… Les conséquences de la prédominance du faire sont connues : montée de l’athéisme et disparition de la religion dans notre société, corruption du politique par le pouvoir de l’argent. Face à cette situation, il importe de retrouver la finalité de la politique qui n’est pas la même que celle de l’économie. C’est à cette condition que l’homme pourra ramener à leur juste place les moyens techniques et les subordonner à la poursuite du bien commun qui ne relève pas du faire mais bien de l’agir.

Louis Lafargue

[1] Claude-Henri de Saint-Simon, L’industrie, Œuvres complètes volume 2, Presses Universitaires de France, Paris, 2013, p. 1537.

[2] Marcel De Corte, L’intelligence en péril de mort, édition revue et corrigée par Jean-Claude Absil, L’Homme Nouveau, Paris, 2017.

[3] Marcel De Corte, De la prudence. La plus humaine des vertus, Dominique Martin Morin, 2019.

[4] Karl Marx, XIe thèse sur Feuerbach, 1888.

Vie intérieure et action politique

« Vous, en Europe, vous êtes dans une éclipse de l’intelligence. Vous allez souffrir. Le gouffre est profond. Vous êtes malades. Vous avez la maladie du vide. Toutes vos élites ont perdu le sens des valeurs supérieures. Le système occidental va vers son état ultime d’épuisement spirituel : le juridisme sans âme, l’humanisme rationaliste, l’abolition de la vie intérieure. » Ces propos de Soljenitsyne confiés à Philippe de Villiers[1] situent avec exactitude le problème politique actuel que nous rencontrons. Face au nihilisme de nos contemporains et à la barbarie islamiste qui s’installe progressivement dans notre pays, nous n’avons plus le choix. Nous devons coûte que coûte maintenir notre vie intérieure pour ne jamais perdre de vue notre idéal et notre doctrine. Sinon nous n’échapperons pas à la sentence lapidaire du socialiste Jean Jaurès qui apostrophait ainsi les députés catholiques à l’Assemblée nationale peu après le vote de la loi de séparation de l’Église et de l’État en 1905 : « Nos adversaires nous ont-ils répondu ? Ont-ils opposé doctrine à doctrine, idéal à idéal ? Ont-ils eu le courage de dresser contre la pensée de la Révolution l’entière pensée catholique qui revendique pour Dieu, pour le Dieu de la révélation chrétienne, le droit non seulement d’inspirer et de guider la société spirituelle, mais de façonner la société civile ? Non, ils se sont dérobés ; ils ont chicané sur des détails d’organisation. Ils n’ont pas affirmé nettement le principe même qui est comme l’âme de l’Église.[2] » Nous avions rappelé dans notre article sur le Christ-Roi la nécessité pour les dirigeants politiques de protéger l’Église Catholique et de faire en sorte qu’un culte public à la vraie religion soit rendu dans la société. Nous voudrions insister ici sur l’importance de la vie intérieure, particulièrement pour celui qui veut se consacrer à la chose publique aujourd’hui. Car il est manifeste que les persécutions que les catholiques subissent dans notre société athée et matérialiste sont principalement morales et spirituelles. Or il est absolument nécessaire de se libérer en esprit du conditionnement et de l’idéologie globale de cette société pour pouvoir ensuite se consacrer au service du bien commun.

Une vie intérieure riche doit être la condition première de notre agir politique dans la Cité. On pourrait objecter : pourquoi cette primauté de la prière et de la contemplation si l’on est appelé au combat, à l’action ? Ne doit-ont pas laisser la contemplation aux hommes d’Église et à tous ceux qui consacrent leur vie au Seigneur ? C’est un lieu commun que de considérer que l’homme d’action, qu’il soit dans les affaires ou impliqué dans la vie politique de son pays, n’aurait pas le temps de méditer et d’avoir une vie intérieure. Mais ces raisonnements à courte vue passent à côté du lien fondamental entre l’accomplissement de ses devoirs de chrétien envers Dieu et l’engagement dans les œuvres temporelles[3]. L’ordre dans la charité exige que nous adorions Dieu en premier avant de nous consacrer aux travaux du jour. « Messire Dieu premier servi » disait Sainte Jeanne d’Arc. Il nous faut également d’abord marquer notre confiance en la Providence divine avant de compter sur l’usage de nos propres forces dans le combat politique. Le catholique connaît la condition première et dernière de son action : il s’agit de l’humilité. L’humilité provient du latin humus, la terre : « Souviens-toi homme que tu es poussière et que tu retourneras en poussière.[4] ». Raison pour laquelle tout le succès de nos actes ne revient qu’à Dieu qui le permet et le veut. Cette connaissance de notre état doit nous conduire à nous abandonner en sa toute puissance. Saint Ignace disait à ce titre qu’il nous faut prier comme si tout dépendait de Dieu et agir comme si tout dépendait de nous. De toute façon, tous nos savants calculs sur nos chances de l’emporter dans telle ou telle bataille ne sont rien au regard de ce que décide la volonté divine. Ce qui faisait dire à Chesterton : « Les plans de l’économiste distingué sont à chaque instant modifiés et remis en question par le soldat qui donne sa vie, par le laboureur qui aime sa terre, par le fidèle qui observe les règles et les défenses dictées par sa religion, – toutes gens qu’inspire non des calculs mathématiques, mais une vision intérieure. » Ainsi l’homme politique catholique ne recherche pas d’abord l’efficacité extérieure de son action, c’est-à-dire un résultat, un succès, quoiqu’il en coûte, mais à être vertueux, c’est-à-dire à entretenir une disposition intérieure stable, affermie, à rechercher et faire le bien. L’étude des vertus naturelles[5] (particulièrement les quatre vertus cardinales de justice, prudence, force et tempérance) est capitale à ce stade pour savoir de quoi il s’agit au plan politique. Voilà une proposition radicalement différente de celle à laquelle se range l’homme politique moderne, trop soucieux de « réussir dans la vie » par ses propres forces (de « faire carrière » pour le professionnel de la politique d’aujourd’hui en passant par le cursus honorum de Sciences Po, l’ENA puis la haute fonction publique), de rechercher dans les biens extérieurs la perfection pour elle-même et pour lui-même et non pour Dieu. À l’opposé, nous pouvons nous appuyer sur Dom Marmion qui écrivait que « la vie intérieure devient bien simple, du moment que l’on comprend qu’elle consiste toute entière à se perdre en Jésus Christ, ne faisant plus qu’un cœur, qu’une âme, qu’une volonté avec les siens ».

Bernanos affirmait dans La France contre les robots voilà plus de 70 ans que l’« on ne comprend rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » Le temps a passé et le constat s’est vérifié. Nous voyons chaque jour davantage le règne de la technique sur nos vies modernes au détriment de la vraie politique, phénomène qui s’accompagne du recul toujours plus marqué de la religion dans la société. Il suffit de prendre un métro ou un bus pour observer des foules entières d’individus la tête baissée vers un écran numérique, un casque vissé sur la tête, connectés en permanence et fascinés par le défilement continu de milliers d’informations. Nos contemporains vivent jour et nuit dans l’enfermement numérique de la tablette ou de la télévision chez eux, de l’écran d’ordinateur au travail, du téléphone partout. À l’illusion de la multitude « d’amis » ou de « contacts » avec lesquelles les relations sont généralement pauvres et bien souvent basées sur l’apparence fait en réalité place une véritable solitude qui ne masque pas le vide engendré par la perte de toute intériorité. Le silence a pratiquement disparu. Au mieux reste-t-il quelques exceptions, comme lors de l’hommage rendu aux morts : nos dirigeants sont alors bien en peine de proposer autre chose qu’une « minute de silence » en lieu et place d’une prière. Mais pour pouvoir se recueillir convenablement, encore faut-il pratiquer régulièrement le seul à seul avec Dieu, attitude contre laquelle luttent toutes les forces des médias. Dans ce tourbillon d’informations qui épuisent nos facultés de concentration et de méditation, il est plus que jamais facile d’oublier, de perdre de vue notre raison de vivre ici-bas et le sens ultime de notre destinée. Car le système en place veut que nous soyons correctement « adaptés », toujours « connectés » et prêts à répondre à toutes ses sollicitations. À l’inverse, si nous voulons faire renaître la chrétienté, il apparaît nécessaire de commencer par se libérer de l’asservissement dans lequel nous place cette société de l’information globale. Deux moyens peuvent nous être utiles pour cela :

  • La méditation sur les fins dernières
  • La pratique des exercices spirituels de Saint Ignace.

Nous pouvons nous souvenir de la sagesse des Empereurs romains qui, lors de leur triomphe, entendaient l’esclave brandissant le laurier au-dessus de leur tête leur répéter inlassablement : « cave ne cadas » et « memento mori », à savoir respectivement « prends garde de ne pas tomber » et « souviens-toi que tu vas mourir ». Penser en se levant le matin qu’il pourrait s’agir du dernier jour de notre vie est déjà un puissant moyen pour correctement évaluer si nos actions, nos engagements du jour ne sont pas vains au regard de notre fin naturelle et surnaturelle.

Quant aux Exercices spirituels de Saint Ignace, ramenés à 5 jours par le père Vallet, ils condensent l’enseignement et la pratique indispensables du soldat du Christ appelé à défendre la Cité. Ils nous apprennent à nous placer sous l’étendard du Christ-Roi pour libérer l’espace social de l’athéisme et lui faire retrouver l’amour de la loi de Dieu. Ils nous feront surtout entrer en dissidence pour devenir les Soljenitsyne de notre temps. Et la dissidence commence par la vie intérieure. – Car c’est d’abord dans les moments que nous consacrons à Dieu que nous échappons à l’emprise du système et que nous trouvons les ressources morales et spirituelles nécessaires au combat temporel.

Louis Lafargue


[1] Entretien de Philippe de Villiers au Figaro, journal du vendredi 3 août 2018.

[2] Chanoine A. Roul, L’Eglise Catholique et le Droit commun, Éditions Doctrine et Vérité, 1931, p. 521, repris dans Pour qu’Il Règne de Jean Ousset, éditions Dominique Martin Morin, 1998.

[3] On se reportera à ce sujet au n°73 de la revue Itinéraires paru en septembre 1963 et intitulé Primauté de la contemplation.

[4] Phrase prononcée lors de l’application des Cendres sur le front des fidèles le Mercredi des Cendres

[5] Nous recommandons ici les petits ouvrages de Marcel De Corte sur les vertus édités par Dominique Martin Morin et initialement parus sous la forme d’articles dans la revue Itinéraires.

Bibliographie politique pratico-pratique dans le domaine de la science politique

Dans le désordre politique actuel, des citoyens se demandent parfois s’il ne conviendrait pas de revenir aux principes fondamentaux de la science politique, en préalable à une restauration de la poursuite du bien commun temporel.

En vue de faciliter ce travail forcément studieux, nous proposons ci-dessous les références de cinq ouvrages de Saint Thomas d’Aquin. Ces documents que l’on peut se procurer aisément et sans investissement exagéré devraient permettre au débutant d’assimiler les jugements universels et permanents que le Docteur réaliste nous propose sur le politique, par-delà les siècles. Cette doctrine qui reste très actuelle permet de se dégager rapidement de l’interprétation journalistique des évènements politiques pour développer sa propre analyse politique ; dans un deuxième temps elle autorisera une renaissance de l’authentique action politique. Sauf mention contraire, tous ces ouvrages sont disponibles dans les librairies dont les adresses suivent (liste non exhaustive) :

DPF, BP 1, 86190 Chiré-en-Montreuil.

Tél: 05 49 51 83 04.

Librairie Duquesne, 27 avenue Duquesne, 75007 Paris.

Librairie Notre Dame de France, 33 rue Galande, 75005 Paris.

Librairie Dobrée, 14 rue Voltaire, 44000 Nantes

Des éditions numériques de certains textes proposés dans cet article sont disponibles par le canal de la Revue Foyers Ardents.

  1. Les textes fondateurs de la science politique traditionnelle
  2. De Regno, traduction, notes et annexes par le R.P. Bernard Rulleau. édition Civitas 2010.
  3. Les principes de la réalité naturelle, Nouvelles éditions latines, collection Docteur Commun, 1963.
  4. Commentaire du traité de la politique d’Aristote, traduction de Serge Pronovost, éditions Docteur Angélique, 2017.
  5. Commentaire de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, traduction d’Yvan Pelletier, 1999 [accessible sur le site docteurangelique.free.fr].
  6. Les lois[1], traduction et notes du père Jean de la Croix Kaelin, édition Téqui, 2003

Nous préconisons la lecture des ouvrages dans l’ordre où ils se trouvent cités ci-dessus.

II Les commentaires des ouvrages de Saint Thomas d’Aquin cités

Le professeur Jean-Marie Vernier[2] introduisait fréquemment ses cours par le conseil suivant, qui s’est avéré singulièrement fondé par la suite : « Méfiez-vous des commentateurs, lisez saint Thomas dans le texte ». Néanmoins il ne peut être question de lire seul, sans aucun guide, les traités de l’aquinate. « Méfiez-vous des commentateurs » ne signifie pas « Débrouillez-vous tout seul ». Examinons préalablement ce qui justifie la recommandation de J-M Vernier :

Premier motif de suspicion légitime des commentateurs : les disciples de saint Thomas, que l’on appelle les thomistes, sont majoritairement des thomistes démocrates : ceux-ci sont d’abord démocrates et ensuite, thomistes. Les « thomistes démocrates qui formeront le contingent le plus écouté des thomistes français dans les années 1930 et jusqu’à la disparition quasi complète du thomisme de la vie intellectuelle française[3] » sont finalement tous des disciples de Jacques Maritain. Or celui-ci est partisan d’un « humanisme théocentrique[4] ». Certes la Somme de saint Thomas est un traité éminemment théologique et l’ordre théologique comprend la totalité de l’ordre naturel. Mais pour autant la Somme n’est pas un cursus de science politique[5]. Un critère significatif qui permet de reconnaître facilement un thomiste démocrate, c’est sa ferveur pour la question 105 de la Somme Théologique : par des « artifices parfois divertissants, parfois agaçants[6] » il va s’appliquer à faire de saint Thomas un « génial précurseur de la démocratie moderne[7] ».

Deuxième motif : les thomistes… sont rarement d’authentiques disciples de saint Thomas. Comme l’explique Étienne Gilson, celui qui s’efforce de retrouver la vraie pensée du Docteur Commun se trouve appartenir à une minorité dans une minorité :

« Et je crois pouvoir assurer qu’il ne suffit pas qu’un maître se dise thomiste, ou même qu’il pense l’être, pour qu’on soit sûr d’avoir affaire avec un fidèle disciple de saint Thomas.[8] »

Combien de thomistes qui ne sont que disciples de François Suarez ou de Jacques Maritain. Or, pour se limiter à une seule illustration, Thomas d’Aquin et F. Suarez[9] n’ont pas la même définition de la loi civile.

« La loi n’est rien d’autre qu’une ordination de la raison en vue du bien commun, établie par celui qui a la charge de la communauté, et promulguée. » (Thomas d’Aquin, Somme théologique, q. 90 a. 4)[10]   La loi est un précepte commun, juste et stable, suffisamment promulgué. (Francisco Suarez, Des lois, De legibus).[11]

On imagine les conséquences politiques d’un tel désaccord principiel. Une fois supprimé le bien commun dans la définition de la loi, on aboutit inéluctablement à la conception moderne de la loi. D’où le volontarisme politique et l’impossibilité de fonder la légitimité d’exercice[12].

Considérons à présent les commentaires susceptibles de faciliter la compréhension des ouvrages de saint Thomas cités supra. Le plus simple étant de reprendre un à un les cinq titres d’ouvrages :

  1. : Du gouvernement royal (De regno)

La traduction conseillée du De Regno par le R.P. Bernard Rulleau comporte un commentaire détaillé de chaque chapitre avec une application proposée pour des questions actuelles de politique (dans la France d’aujourd’hui).

  • Les principes de la réalité naturelle

L’application des principes de cet opuscule à la politique – qui reste notre préoccupation dans cet article – est opérée dans la brochure de Midelt Bernard, Nature de la société politique, diffusion AFS ou DPF, 2003.

  • Commentaire de la Politique d’Aristote:

La traduction de Pronovost peut être accompagnée de la lecture du livre d’Hugues Kéraly, Préface à la politique, éd. Nouvelles éditions latines 1974 (réédité en 2018) qui propose un commentaire du proème de Saint Thomas. Mais celui-ci est insuffisant et il doit être absolument complété par l’article de Marcel De Corte, « Réflexions sur la nature de la Politique », revue L’Ordre Français, n° de mai 1975.

  • Commentaire de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote

Malgré son titre, cet ouvrage est un traité de Politique. Le Professeur Marcel De Corte a longuement commenté cet ouvrage de Saint Thomas d’Aquin dans le chapitre « L’Éthique à Nicomaque: Introduction à la politique », publié dans l’ouvrage Permanence de la philosophie : mélanges offerts à Joseph Moreau, édition La Baconnière, Neuchatel, 1977, à partir de la p.69.

  • Les lois

Il existe un commentaire exhaustif et technique de Laversin M-J dans le volume de la Somme Théologique intitulé « La Justice » de La Revue des Jeunes.

Bernard de Midelt  et Louis Lafargue


[1] Traité issu de la Somme Théologique, la Ilae, questions 90 à 97.

[2] Jean-Marie Vernier est l’auteur du texte français du Commentaire du Traité de l’âme d’Aristote par Thomas d’Aquin, Vrin, 2000.

[3] De Thieulloy Guillaume, Antihumanisme intégral. L’augustinisme de Jacques Maritain, édition Téqui 2006, p. 121.

[4] Maritain Jacques, dans Humanisme intégral. Un « Humanisme théocentrique » est un oxymore (figure de rhétorique caractérisée par un assemblage de mots apparemment contradictoires) qui a conduit Marcel de Corte à taxer Maritain d’angélisme.

[5] Meinvielle Julio, Critique de la conception de Maritain sur la personne humaine, édition Iris, 2011, pp. 54, 79 et 241.

[6] Jugnet Louis, Pour connaître la pensée de saint Thomas d’Aquin, Nouvelles Éditions Latines, 1999, chapitre « Le régime politique ».

[7] De Thieulloy Guillaume, op cit, p 121.

[8]  Gilson Etienne, Les tribulations de Sophie, éd Vrin 1967, pp 22 et 24.

[9] Ne pas s’imaginer un malentendu. F. Suarez s’inscrit ici ouvertement dans une critique de la conception de la loi de l’aquinate.

[10]  Bastit Michel, Naissance de la loi moderne, éd. Puf, col Léviathan 1990, p. 66

[11] Bastit Michel, Naissance de la loi moderne, éd. Puf, col Léviathan 1990, p. 312.

[12] Ne pas s’imaginer un malentendu. F. Suarez s’inscrit ici ouvertement dans une critique de la conception de la loi de l’aquinate.

Le devoir d’état et la politique

« Auparavant (c’est-à-dire sous l’Ancien Régime), chacun était à sa place et à son rang, chacun, du manant jusqu’au roi lui-même, faisait son devoir en fonction de son statut, la liberté signifiait non pas faire ce que l’on veut mais ce que l’on doit. On se trouvait bien dans son monde. Les âmes étaient moins troublées et moins tendues. Le Français suivait ses instincts aimables et sociables. Cette société a été détruite par la Révolution. Au nom de la liberté, de l’égalité, il n’y a plus de rang, plus de statut et donc plus d’honneur. A partir de 1789, parvenir devient la seule obsession. Ignorant les leçons de son histoire, la France a sabordé son État au nom de la liberté, son homogénéité culturelle au nom des droits de l’homme et l’unité de son peuple au nom de l’universalisme. Elle sacralise une république de principes et de valeurs sans ordre ni incarnation, sans hiérarchie ni verticalité. » Ce n’est pas un catholique qui écrit cela mais un juif, le journaliste Éric Zemmour, dans un ouvrage récemment paru sur l’histoire de France[1]. Il est roboratif de lire de telles analyses en 2018 car elles offrent un éclairage lucide sur la société issue des principes de 1789 dans laquelle nous vivons.

La démocratie française moderne est fondée sur l’autonomie radicale des individus : l’homme « libre » des « Droits de l’Homme » n’a aucune obligation vis-à-vis de rien ni de personne et s’émancipe toujours davantage des limites que Dieu lui a fixées dans la loi naturelle. A contrario, la valeur d’un homme, dit Saint-Exupéry, « se mesure au nombre et à la qualité de ses liens ». L’homme étant un animal politique, sa vie en société est constituée par un ensemble de liens, matérialisés par des devoirs et des obligations, qu’il entretient vis-à-vis de la cité et d’autrui (le mot obligation nous vient du latin obligare qui est dérivé de ligare, « attacher, lier » au moyen du préfixe ob- « devant, à cause de, pour »). Marcel De Corte écrit à ce titre que « Notre civilisation, c’est nous-mêmes, c’est un ensemble d’êtres humains organiquement reliés les uns aux autres et dont les relations réciproques de toute espèce constituent précisément la civilisation[2]. » Un homme délié, libéré de tous ses liens vis-à-vis de la cité comme vis-à-vis de la religion (étymologiquement le terme religion vient du latin « religare », relier, et signifiait le rattachement, la relation de l’homme à Dieu), est un homme qui se décivilise, qui se transforme en barbare car il refuse de rendre à Dieu, à la patrie (la « terre de nos pères ») et à sa famille la piété filiale qui leur est due[3]. Si nous voulons vivre en honnête homme dans la cité aujourd’hui, alors Jean Madiran a raison lorsqu’il affirme que « nous vivons dans une société systématiquement hostile à tout ce que nous faisons, à tout ce que nous voulons, à tout ce que nous aimons[4] ». Le chrétien sait qu’Il faut vivre dans ce monde comme n’en étant pas[5], c’est-à-dire vivre dans le monde mais pas selon le monde, et surtout pas selon son imagination et son bon vouloir. Pour cela il ne lui est sans doute pas de remède plus nécessaire aujourd’hui que celui de retrouver et pratiquer ses devoirs conformément à son état de vie personnel (qu’il soit étudiant, fils, époux, père ou mère de famille, citoyen, etc.). L’attachement à bien faire son devoir d’état est l’un des enseignements les plus importants de Notre Dame lors de ses apparitions à Fatima. Voici l’échange du 12 août 1946 entre John Haffert, l’un des fondateurs de l’Armée bleue, et Sœur Lucie :

  • « Quelle est la principale demande de Notre-Dame ?
  • Le sacrifice.
  • Et qu’entendez-vous par sacrifice ?
  • Par sacrifice, Notre-Dame a dit qu’elle entendait l’accomplissement loyal du devoir d’état quotidien de chacun.
  • Mais le Rosaire n’est-il pas important ?
  • Si, car nous devons prier afin d’obtenir les forces pour être capables d’accomplir notre devoir quotidien. »

Prenons l’exemple des attaques incessantes pour « libérer » l’homme de sa nature et des institutions qui lui sont conformes comme le mariage. La « libération » sexuelle des années 60 (avec la pilule et mai 68) puis des années 70 (avec la dépénalisation de l’avortement) jusqu’au mariage homosexuel en 2013 et aujourd’hui avec le lobbying pour la PMA et la GPA a conduit la société dans une sensualité débridée (sans même aller jusqu’à évoquer débauche et luxure avec la pornographie qui s’étale au grand jour). Le devoir qui s’oppose directement à cette révolution est celui d’être chaste. Ainsi nous faut-il lutter quotidiennement contre ces tendances néfastes à l’œuvre dans la société en observant la chasteté relative à notre état (qui n’est pas le même que l’on soit célibataire ou marié).

Comme le souligne Louis Jugnet, « l’idée de devoir naît de la nécessité où nous sommes de lutter contre nos tendances mauvaises et de faire des sacrifices en faveur de notre recherche du bien. Il faut faire le bien parce qu’il est désirable, parce qu’il est notre bien et assure notre béatitude sinon sur la terre, où la chose est parfois précaire et traversée de contradictions, du moins dans la vie future.[6] » La fidélité au devoir d’état, en particulier dans les petites choses banales, répétitives, voire usantes qui font notre journée,  est l’unique voie pour parvenir à la sainteté, ainsi que nous l’a enseigné Notre Seigneur Jésus Christ : « Parce que tu as été fidèle dans les petites choses, entre dans la joie de ton Maître. » (Mt XV, 23). Fait par amour de Notre Seigneur, tout travail est méritoire pour le ciel, nous a enseigné Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus.

Il est une catégorie de devoirs qui plonge aujourd’hui le catholique qui veut être fidèle à son état dans la confusion : il s’agit de ses devoirs de citoyen. Comment accomplir ses devoirs dans ce domaine pour permettre de restaurer la Cité Catholique, comme nous l’a enjoint Saint Pie X, sans tomber dans l’adhésion à l’organisation politique issue de la Révolution ? Faut-il utiliser systématiquement le « droit » de vote, quels que soient les choix proposés ? Faut-il manifester chaque fois qu’une mauvaise loi est promulguée, usant alors d’un autre droit « démocratique » ? Les échecs répétés depuis deux siècles de ces modes d’action politique sont souvent une source de désespoir et de pessimisme face à la situation présente qui peuvent nous conduire à la passivité et une vie dans l’« entre-soi » catholique des paroisses et des écoles. Une telle attitude n’est pourtant pas conforme à l’accomplissement de notre devoir d’état de citoyen. Si Dieu a fait notre nature humaine « politique », ainsi que l’avaient relevé Aristote et Saint Thomas, nous devons poursuivre le bien commun de la cité politique dans laquelle nous vivons aujourd’hui et maintenant, quand bien même les dirigeants comme les structures de cette cité ne poursuivraient pas cette finalité. Examinons le cas du père de famille à notre époque (l’exemple est proposé par un animateur de cellule de la Cité Catholique). Celui-ci a le devoir relatif à son état d’éduquer ses enfants. Lorsque l’ordre politique existe, comme la famille n’est pas une société parfaite, il est normal de voir le père de famille confier une grande partie de cette éducation à des personnes dont les métiers, complémentaires entre eux, sont précisément l’éducation des enfants. Cette assistance subsidiaire couvre un large domaine de l’éducation mais rien n’empêche l’autorité familiale d’exercer un contrôle rigoureux. En période de désordre, les métiers d’éducation étant peu ou prou exercés (même dans les meilleures écoles), le père doit pallier cette carence et contribuer à son niveau à faire en sorte que ces métiers complémentaires soient à nouveau exercés (il peut le faire en soutenant la fondation d’écoles vraiment catholiques et libres). Il lui faudra aussi assurer lui-même, pour la plus grande part possible, l’éducation des enfants au bien commun de la cité en leur enseignant le rôle de l’État et, par exemple, la raison pour laquelle nous payons des impôts. Ainsi, dans l’état de citoyen qui est le nôtre, les devoirs correspondants à la poursuite du bien commun impliquent :

  • la connaissance de la science et de l’art politique pour ce qu’ils sont (et non pas pour ce que l’on souhaiterait qu’ils soient),
  • une connaissance de la politique aujourd’hui en France, c’est-à-dire une pratique de l’analyse politique à partir de l’observation des phénomènes qui se déroulent sous nos yeux,
  • une approche de l’action politique qui tienne compte de cette analyse aujourd’hui  (par exemple au moyen de groupes de travail).

C’est pourquoi nous proposerons dans le cadre de cette rubrique de formation à la politique des connaissances et des analyses à discuter en famille ou entre amis afin de s’exercer à la pratique de l’art politique chrétien qui demeure non seulement possible mais plus que jamais nécessaire en nos temps troublés.

Louis Lafargue


[1] Éric Zemmour, Destin français, Albin Michel, Paris, 2018. Il est à noter que cet essai comporte de graves lacunes et erreurs historiques car l’auteur n’a pas compris ce qu’était réellement la chrétienté en France. Voir à ce sujet la recension de l’ouvrage sur http://laportelatine.org/publications/presse/2018/fideliter2018/fideliter246_1811_12_zemmour_renaud_de_sainte_marie.php

[2] Marcel De Corte, Essai sur la fin d’une civilisation, Librairie de Médicis, Paris, 1949.

[3] Cette exigence nous est rappelée par les quatre premiers Commandements. Leur hiérarchie nous montre par ailleurs qu’il y un ordre dans la charité dont nous devons faire preuve vis-à-vis de Dieu et des hommes.

[4] Jean Madiran, Itinéraires n°278, p. 10.

[5] Ephésien 5 – 16

[6] Louis Jugnet, Pour connaître la pensée de Saint Thomas d’Aquin, Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1999.