La culture générale en politique

Le 23 janvier 2007, Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l’Intérieur et candidat à l’élection présidentielle, déclarait dans un discours de campagne : « L’autre jour, je m’amusais, on s’amuse comme on peut, à regarder le programme du concours d’attaché d’administration1. Un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d’interroger les concurrents sur La Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves… Imaginez un peu le spectacle ! ». Ce propos du futur Président de la République Française reflétait le déclin continu de la culture générale en France depuis plusieurs décennies. La Princesse de Clèves est un roman écrit par Madame de Lafayette au 17ème siècle qui figurait au rang des classiques de la littérature française que les candidats devaient connaître. Les étudiants qui faisaient leurs humanités à l’Université où à l’école Normale l’avaient généralement lu mais aussi ceux, comme Nicolas Sarkozy, qui reconnaîtra plus tard avoir souffert en l’étudiant à Sciences Po Paris, qui s’engageaient dans des études « politiques » avec l’ambition d’obtenir des positions élevées au sein de l’État ou des grandes administrations. Monsieur Sarkozy avait-il raison de juger parfaitement inutile de montrer sa maîtrise de la littérature française lorsque l’on veut devenir un cadre ou un chef en politique ?

Les décisions prises par nos dirigeants ces deux dernières décennies contribuent dans l’ensemble à diminuer toujours davantage la culture philosophique, historique et littéraire de nos futures élites. Le recrutement des professeurs de latin et de grec s’est tari, une réforme récente a réduit la place de la philosophie au baccalauréat et les épreuves de culture générale dans les Grandes Écoles et dans les concours de la Fonction Publique ont été progressivement supprimées. Surtout, les journalistes et autres sondeurs nous expliquent dans les médias que le peuple préférerait un chef « efficace » et « compétent » qui obtient les résultats qu’il promet plutôt qu’un homme politique lettré qui certes symboliserait la grandeur de la France mais ne répondrait pas forcément aux attentes concrètes des citoyens. Cette représentation contemporaine du chef a une influence forte sur l’idée que l’on peut se faire de sa formation initiale. Un chef efficace renvoie à la maîtrise de savoirs techniques (on dirait aujourd’hui de « management ») qui lui permettraient d’être performant dans le cours de l’action. Un chef lettré renverrait lui à la possession de nombreuses connaissances dont on imagine qu’elles peuvent faire la joie de l’esprit mais rarement une bonne capacité de réalisation.

L’ancien secrétaire particulier du Président de Gaulle, Pierre-Louis Blanc, a rapporté dans l’un de ses ouvrages2 un entretien qu’il eut avec André Malraux lors d’un déjeuner de décembre 1969. Celui qui était alors Ministre de la Culture lui confia au cours de la conversation : « Je me demande si le Général a bien approfondi saint Augustin » en évoquant un discours de Charles De Gaulle. Une telle interrogation d’un Ministre à l’endroit de son Président paraîtrait invraisemblable aujourd’hui tant les responsables politique ne veulent décider qu’à l’aune de critères scientifiques ou techniques. Elle ne l’était pas à l’époque. Les hauts fonctionnaires et les ministres avaient habituellement une solide culture classique et le Général De Gaulle avait lui-même écrit dans les années 30 que : « La véritable école du commandement est donc la Culture Générale. Par elle, la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, d’apercevoir les prolongements et les interférences. Bref, de s’élever à ce degré où les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances. Pas un illustre capitaine qui n’eût le goût et le sentiment du patrimoine de l’esprit humain. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote3. »4

Qu’est-ce que la culture générale ? Dans l’Antiquité, la culture est d’abord le soin de la terre pour qu’elle devienne habitable et produise de bons fruits. Cicéron parlera le premier de la cultura animi (la culture de l’esprit) qui fait référence, selon Roustan, à « cette qualité du jugement et du sentiment d’un homme que l’instruction a perfectionnée », c’est-à-dire un esprit patiemment façonné (comme la terre) par l’éducation et les bonnes mœurs. La culture est la formation de l’esprit, et comme le soulignait Mère Anne-Marie Simoulin5 dans une conférence à ses parents d’élèves, une bonne formation littéraire et philosophique « permet de mettre de l’ordre dans nos passions et dans le concret de notre existence, […] d’apprendre à penser droit, à s’exprimer clairement et le plus bellement possible, et à vivre droitement, c’est-à-dire en chrétiens. » Toutes choses que n’enseignent pas les seules études scientifiques et techniques, et encore moins les sciences du « management ».

La culture générale, par l’enseignement et l’exemple des plus illustres personnages de l’histoire humaine contenu dans les tragédies, les poésies, les fables et les belles lettres en général, nous fait concevoir les valeurs de noblesse et d’héroïsme inscrites dans la nature et nous montrent comment les vices peuvent la défigurer. Ces œuvres sont donc essentielles par les modèles d’exemplarité qu’elles peuvent transmettre au futur chef pendant son apprentissage. Mère Simoulin indiquait à ce propos que les œuvres littéraires « ont ce mérite, ce privilège de recréer la vie humaine, de nous présenter des exemples bons ou mauvais, que nous apprenons aux enfants à juger. » C’est pourquoi il n’est pas de chef vertueux sans une culture digne de ce nom qui lui permettra de penser la vérité et de prendre des décisions conformes à la justice et au bien commun.

Louis Lafargue

1 Les attachés d’administration relèvent du Premier Ministre et sont des agents de la fonction publique de l’État de « catégorie A », c’est-à-dire la catégorie de fonctionnaires la plus élevée (l’équivalent des cadres du privé) qui conçoit les politiques publiques. Ils ne forment donc en rien les « guichetières » dont parle plus loin Nicolas Sarkozy.

2 Pierre-Louis Blanc, Valise diplomatique : souvenirs, portraits, réflexions, Éditions du Rocher, 2004.

3 Aristote a été précepteur du futur Alexandre le Grand lorsque celui avait 13 ans, en 343 av. J-C.

4 Charles De Gaulle, Le Fil de l’épée, 1932.

5 Religieuse dominicaine, fondatrice et ancienne Prieure Générale des Dominicaines Enseignantes du Saint-Nom de Jésus de Fanjeaux

 

 

Mon enfant peut-il faire Sciences Po?

           Mercredi 22 janvier 2020, les inscriptions sur le site Parcoursup.fr se sont ouvertes pour les quelques 750 000 candidats au baccalauréat du mois de juin. Une nouveauté attend les élèves de terminale cette année : la plateforme d’orientation vers l’enseignement supérieur accueille dorénavant la totalité des formations reconnues par le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche et accessibles en post-bac, y compris les formations très sélectives que sont certaines écoles d’ingénieurs, de commerce, ou encore les études de santé (médecine, pharmacie, dentaire, etc.). Les « Grandes Écoles » dans le domaine des sciences sociales que sont les « Sciences Po » ont elles aussi intégré Parcoursup, ce qui pourrait attirer nombre de jeunes intéressés par la politique, le droit, l’économie, l’histoire, les sujets de société, et qui veulent se laisser la possibilité de choisir plus tard une carrière publique ou privée. La formation proposée par les Instituts d’Études Politiques1 offre dès le baccalauréat une voie distincte de celle des Classes Préparatoires aux Grandes Écoles (CPGE) pour laquelle les enseignants du secondaire ne poussent habituellement que ceux qui sont en tête de classe. L’année dernière, plus de 10 000 candidats ont ainsi présenté le concours commun des Sciences Po de province (Sciences Po Aix, Lille, Lyon, Rennes, Saint-Germain-en-Laye, Strasbourg et Toulouse) et plus de 7000 celui de Sciences Po Paris2. Cette année, le concours subsiste mais il faudra obligatoirement passer par Parcoursup au préalable pour s’y inscrire3.

 

Plusieurs objections pourraient être formulées contre ce type de cursus :

Ces écoles généralistes n’offriraient pas de métier précis à la sortie et bien des jeunes qui les intègrent ne savent pas ce qu’ils vont faire plus tard et ce quasiment jusqu’à la fin de leurs études, situation qui contribue à nourrir de légitimes inquiétudes sur leur avenir chez leurs parents ;

Ces écoles dispenseraient un enseignement fortement idéologique et « politiquement correct », c’est-à-dire de gauche ou d’extrême gauche et anti-chrétien. Il y a donc un risque à ce que le jeune perde la foi et devienne révolutionnaire ;

La grande majorité des jeunes de ces écoles est issue d’une couche sociale aisée, souvent bourgeoise et amorale. Un étudiant catholique plongé dans ce milieu risquerait de se retrouver confronté à des comportements toxiques voire immoraux (surtout lors de soirées étudiantes, de week-ends d’intégration, de sorties, etc.).

Ces écoles fournissent cependant l’une des meilleures préparations possibles aux concours de la fonction publique et aux fonctions de cadres supérieurs dans le secteur privé comme dans le secteur public. Faut-il alors envisager sérieusement d’intégrer ces écoles dont nous savons qu’elles forment « l’élite de la République française » ?

Voici quelques éléments factuels permettant d’aider les parents et le jeune à décider.

Observons tout d’abord que les IEP sont des établissements publics d’enseignement supérieur associés à des Universités publiques: les enseignants chercheurs qui y sont affectés sont tous des universitaires (Professeurs et Maîtres de Conférences) titulaires d’un doctorat et qui ont passé les concours les plus exigeants du Supérieur (agrégation de droit, de sciences politiques ou d’économie, normaliens de la rue d’Ulm en histoire, etc.). La qualité du corps professoral est donc généralement d’un excellent niveau.

De plus, comme il s’agit de l’enseignement supérieur public, les IEP sont accessibles à toutes les catégories sociales puisque les boursiers ne paieront pas de frais d’inscription et suivront gratuitement leur scolarité comme à l’Université publique.

Les IEP ont l’avantage de pouvoir sélectionner leurs étudiants à l’entrée du cursus. Cette sélection est basée sur un concours comprenant des épreuves de composition de culture générale, d’histoire et de langues. Les candidats admis ont le goût de la lecture, l’habitude des rédactions longues et font peu de fautes d’orthographe. C’est pourquoi ils ont eu dans leur très large majorité une mention très bien ou bien au baccalauréat (même si ce type de mention est largement attribué aujourd’hui, il est surreprésenté en IEP).

Le cursus classique en IEP dure 5 ans et repose nettement sur des méthodes traditionnelles d’apprentissage : cours magistraux, conférences de méthode, dissertations, commentaires de textes, grand oral. La qualité de l’expression écrite y est privilégiée. Les effectifs sont restreints (une promotion compte de 120 à 200 étudiants au maximum, les classes une vingtaine d’élèves) et les étudiants très encadrés. Il y a beaucoup de travail en commun (bien plus que dans les Universités) pour lequel il faut s’entendre un minimum avec les autres étudiants : en raison des nombreuses évaluations collectives, il est impossible de réussir Sciences Po seul.  Le cursus est découpé en 3 phases. La première consiste en 2 années de tronc commun présentant des questions contemporaines (à l’échelle de la France, de l’Europe, ou de l’international) par le prisme de grandes disciplines des sciences sociales (l’économie, le droit, la science politique, l’histoire). En 3ème année, les étudiants quittent l’établissement pour partir en échange académique dans une Université partenaire à l’étranger. Enfin les 2 dernières années (souvent accessibles par un concours d’entrée en 4ème année si l’on vient d’une licence à l’Université ou d’une autre formation) permettent de se spécialiser en choisissant un « Master » spécifique (comme les carrières publiques, les relations internationales, le journalisme, la stratégie d’entreprise, etc.). Notons que l’administration des IEP encourage les étudiants à faire de nombreux stages (pendant les vacances et en 3ème année, sans compter le stage obligatoire de fin d’études de 6 mois). De plus, les étudiants sont mieux suivis pour leur insertion professionnelle (ateliers de lettre de motivation, CV) que dans les Universités grâce notamment aux effectifs qui sont très réduits. Les étudiants peuvent alors développer une expertise dans un domaine particulier grâce aux connaissances pointues transmises tout en appréhendant les bases de la direction de projets et d’équipes. Quelques exemples de parcours : des élèves issus des écoles hors contrat sont devenus commissaire dans la Marine après l’IEP, responsables à la Fondation du Patrimoine de l’attribution des subventions aux châteaux, abbayes et églises de plusieurs départements, ou encore directeur d’hôpital. Nous connaissons nombre de hauts fonctionnaires (par exemple des diplomates, des officiers, des directeurs d’administration), des magistrats et des chefs d’entreprises passés par la voie des « Sciences Po ».

Comment tenir compte alors des objections formulées ?

Nous avons montré que les IEP dispensaient des connaissances solides dans des matières incontournables (comme le droit ou l’économie) et des enseignements qui forment la culture générale, la qualité de l’expression écrite et orale, la capacité à entreprendre des projets et à diriger des hommes. C’est justement ce dont ont besoin nos futures élites et dirigeants, plus encore que de l’apprentissage initial unique d’un métier technique ou d’une profession précise (pour ne prendre qu’un exemple : un bon médecin ne fait pas toujours un directeur d’hôpital compétent).

Rémi Brague¹ rappelait récemment que « Toute université est catholique. Si elle rejette le titre de catholique, elle cesse d’être une université. […] Certaines ne le savent pas, d’autres s’efforcent de l’oublier. Les universités européennes sont une création de l’Église, et plus spécialement rendue possible par la papauté. La corporation des maîtres et des étudiants se rattache directement au Pape de Rome, enjambant ainsi la juridiction de l’évêque local. En ce sens, <université catholique> est une tautologie. » Malheureusement, depuis la Révolution, les plus prestigieuses de nos universités (comme la Sorbonne) ont été laïcisées et ont oublié leur origine, raison pour laquelle les idéologies les plus diverses y ont cours. Que l’on soit en médecine ou en droit, en lettres ou en sciences, les études supérieures diffusent dans leur ensemble des enseignements d’État souvent contraires à la loi naturelle et au réalisme chrétien. Nous le déplorons, mais jusqu’à présent certains parviennent tout de même encore, à force de courage et grâce aux secours des sacrements à devenir de bons médecin, de bons avocats (ou juges) ou professeurs s’ils ont su se prémunir de ces erreurs (notamment par de bonnes lectures) en suivant ces études.

Quant aux Grandes Écoles, elles ont été créées à partir de la Révolution (l’une des premières est Polytechnique, fondée en 1794) pour permettre aux plus méritants de bénéficier des enseignements les plus exigeants et des meilleurs professeurs. À l’origine, les diplômés étaient souvent appelés à servir d’abord l’Empire puis la République. Cela n’a cependant pas rebuté certains des plus grands universitaires catholiques et royalistes à y enseigner ou y suivre des cours. Au XXe siècle, le philosophe thomiste Louis Jugnet enseignait la philosophie politique à Sciences Po Toulouse. Il a eu en cours l’étudiant Jean de Viguerie, lui-même devenu plus tard Professeur d’histoire à l’Université Lille III Charles de Gaulle. Ces grands noms du catholicisme traditionnel ont trouvé d’autres disciples qui enseignent encore aujourd’hui dans les IEP et les universités publiques. Il est ainsi possible de trouver dans ces écoles des antidotes aux idées révolutionnaires qui peuvent y être propagées. Signalons le véritable danger qui vient des autres élèves : ce sont avec eux que les étudiants catholiques devront travailler pour réussir leurs études. Ce sont les autres élèves qui les rejetteront et les excluront en cas de désaccords. Les Sciences Po, par leur mode de fonctionnement même (effectifs réduits, rapprochement par les travaux de groupes avec d’autres étudiants), amènent les étudiants à douter de leur foi et de leur mode de vie. Pour cette raison, il faudra vraiment déconseiller cette formation à des jeunes gens faibles, influençables et mondains.

Dans l’ensemble, quelques soient les études supérieures suivies, nos étudiants devront par nécessité acquérir une règle de vie solide pour résister au milieu moral comme aux problèmes intellectuellement délétères qu’ils seront amenés à rencontrer. Ils le pourront notamment grâce au moyen des retraites spirituelles, du suivi sacerdotal et des mouvements de jeunesse. Des jeunes gens, fermement attachés à leur foi, nourris de lectures fortes, puisant aux sources de la philosophie thomiste, proches d’un prêtre à qui ils pourront exposer leurs doutes, attachés à leur chapelet quotidien peuvent donc encore risquer cette formation.

 

Louis Lafargue 

1 IEP est l’acronyme d’Institut d’Études Politiques, nom historique de ces écoles qui ont adopté comme nom de marque « Sciences Po » suivi du nom de la ville où se trouve l’école.

2 Le taux de sélection de ces concours est d’un peu moins de 10%.

3 À partir de 2021, Sciences Po Paris, Grenoble et Bordeaux sélectionneront sur dossier et sur entretien. Les autres IEP gardent leur traditionnel concours d’entrée.

4 A l’exception notable de Sciences Po Paris, établissement public lui aussi mais qui est une « université de sciences sociales » à part entière avec près de 13000 étudiants.

1 philosophe et historien de la philosophie

 

 

 

Le concept d’ordre naturel chez Saint Thomas d’Aquin (suite et fin)

          De nos jours, certains catholiques, parfois même dans notre famille de pensée, tiennent qu’il n’a jamais existé d’ordre naturel ou qu’il n’en existe plus à cause de la Révolution et de la prise de pouvoir effective des nouveaux maîtres qui sont à la solde du pouvoir mondialiste. Certains soutiennent ainsi que notre régime politique, la démocratie (moderne), est un « ordre non-naturel » qui ne peut cohabiter avec l’ordre surnaturel et qu’il n’est pas possible dans ce nouvel ordre démocratique dans lequel nous vivons malgré nous, de poursuivre un quelconque bien. Saint Pie X écrivait pourtant dans sa Lettre sur le Sillon1 qu’« On ne bâtira pas la cité autrement que Dieu ne l’a bâtie : on n’édifiera pas la société, si l’Église n’en jette les bases et ne dirige les travaux ; non, la civilisation n’est plus à inventer ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est ; c’est la civilisation chrétienne, c’est la cité catholique. Il ne s’agit que de l’instaurer et la restaurer sans cesse sur ses fondements naturels et divins contre les attaques toujours renaissantes de l’utopie malsaine, de la révolte et de l’impiété : omnia instaurare in Christo2 ». Or ces fondements naturels et divins que rappelle Saint Pie X ne sont rien d’autre que l’ordre naturel3 qui n’a ni disparu ni changé et qui est bien le nôtre. Sans cet ordre qui est au principe de toute action politique, nous ne pourrions ni concevoir ni produire l’ordre politique voulu par Dieu.

La finalité voulue par Dieu dans l’ordre naturel d’une communauté comme la famille est par exemple d’assurer la conservation et la propagation du genre humain. Cette vérité n’est pas seulement connue du chrétien par la doctrine catholique traditionnelle du mariage – qui enseigne que sa fin première est la procréation4 – elle est aussi évidente pour le païen. Tout homme, qu’il soit chrétien ou non, peut en effet connaître la fin bonne qu’il doit chercher à atteindre en famille parce qu’il a inscrit en lui les lois de l’ordre naturel fixées par Dieu lors de la Création et qui lui sont accessibles par la raison.

Un autre exemple très significatif est pris par Saint Thomas dans la Somme Théologique: il s’agit de savoir si l’on peut baptiser malgré leurs parents les petits enfants des infidèles (c’est-à-dire de tous ceux qui ne sont pas catholiques : les juifs, les païens, etc.). Un avertissement important est soulevé : « on doit subvenir à l’homme bien plus s’il est en péril de mort éternelle que s’il est en péril de mort temporelle ». Or un petit enfant qui n’est pas baptisé par la faute de ses parents est en péril de mort éternelle et il semble justifié de l’enlever à ses parents pour le baptiser et l’instruire dans la foi catholique. Pourtant Saint Thomas explique que ce serait faire une grave injustice aux infidèles dans l’ordre naturel que de baptiser malgré eux leurs enfants.

Voici pourquoi : « Il est de droit naturel que le fils avant d’avoir l’usage de la raison demeure sous la tutelle du père. D’où il serait contre la justice naturelle que l’enfant, avant d’avoir l’usage de la raison, fût soustrait à la tutelle de ses parents ou qu’une disposition fût prise à son sujet malgré les parents. […] On ne doit donc pas, pour délivrer un enfant du péril de la mort éternelle, faire irruption dans l’ordre du droit naturel qui fait que le fils est sous la tutelle de son père. »

Saint Thomas nous montre que si la famille dépend de l’ordre naturel, il en est de même pour la politique. Parce que l’homme est naturellement sociable, l’ordre de la politique est une réalité  qui dépend de l’ordre naturel comme le souligne Thomas d’Aquin dans sa Somme contre les Gentils : « Ainsi deux ordres sont à considérer : l’un [l’ordre naturel] en dépendance de la cause première [Dieu] de toutes choses et de ce fait embrassant l’univers ; un autre, particulier, en dépendance d’une cause créée particulière, et s’étendant à tout ce qui ressortit à elle. La politique nous en offre un exemple. Tous les membres d’une famille sont unis entre eux dans cet ordre qui naît de leur sujétion au même père ; à son tour, tant le père de famille que ses concitoyens sont partie d’un ordre qui les unit entre eux et avec le chef de la cité ; celui-ci à son tour, avec tous ses compatriotes, est partie de l’ordre que préside le roi6. »

D’où l’importance capitale de ceux qui ont la charge de gouverner la Cité. Ils doivent en effet ordonner à sa fin fixée par Dieu, le bien commun dans l’ordre naturel, les communautés qui la composent. La liberté d’action de l’homme politique n’est donc pas pour lui le droit de choisir n’importe quelle fin (par exemple son intérêt particulier ou celui d’un petit groupe) selon son bon désir. La politique est en effet « la science qui traite de l’objet le plus noble et le plus parfait » que puisse atteindre l’homme en cette vie, « science principale et architectonique à l’égard de toutes les autres sciences pratiques », et qui nous permet d’accéder « au bien ultime et parfait dans les choses humaines », comme l’écrit saint Thomas à la suite d’Aristote7. De même que l’ordre naturel créé par Dieu est la cause de l’ordre politique, celui-ci est la cause des autres communautés humaines. Ainsi, de même que le péché originel n’a pas détruit la nature humaine, ni le mondialisme ni les lois iniques contre le mariage de notre société déchristianisée n’ont détruit l’ordre naturel. Une politique conforme à la nature humaine sera toujours non seulement possible tant que l’homme existera sur terre, mais nécessaire.

Louis Lafargue

1 C’est le 25 août 1910 que paraît la lettre Notre charge apostolique (appelée aussi Lettre sur le Sillon) adressée à l’épiscopat français. Le Pape Saint Pie X condamnait dans cette lettre l’intention des démocrates-chrétiens d’inféoder la religion catholique à la démocratie universelle qu’ils projetaient de construire.

2 Tout instaurer dans le Christ.

3 Comme le souligne l’abbé Julio Meinvielle, « Il y a un ordre divin naturel et un autre surnaturel. » (Meinvielle, Conception catholique de la politique, 1932, éditions Iris pour le texte français, 2009, p. 25 en note).

4 « Soyez féconds et multipliez … » sont les tous premiers mots que Dieu dit à l’homme après l’avoir créé (Genèse, I, 28).

5 Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIa IIae, qestion 10, article 12.

Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, livre III, c 98.

98.

7 Marcel De Corte, « Réflexions sur la nature de la Politique », revue L’Ordre Français, mai 1975.

 

 

Le concept d’ordre naturel chez Saint Thomas d’Aquin 1/2

De l’intérêt de se fier en science politique à Saint Thomas d’Aquin plutôt qu’à d’autres politologues

La première question qui vient à l’esprit est : pourquoi s’adresser, en science politique, à Saint Thomas d’Aquin plutôt qu’aux nombreux penseurs d’hier et d’aujourd’hui, spécialistes de cette discipline ? En effet il ne manque pas de scientifiques proposant une pensée politique bien structurée sur la Cité et sa finalité. Mais la plupart d’entre eux sont des idéologues[1] alors que Saint Thomas d’Aquin est le docteur réaliste par excellence. Il propose en outre un cursus politique cohérent et exhaustif. Mieux encore, Saint Thomas est le découvreur du concept de « bien commun » politique, en tant que finalité de la Cité. Tant qu’à dépenser un peu d’énergie intellectuelle pour se former à la science de la Cité on a donc tout intérêt à s’initier à la pensée de l’aquinate plutôt que de privilégier les modernes.

Un écueil à éviter avant de débuter une étude du concept de bien commun politique chez Saint Thomas d’Aquin

La compréhension du concept de bien commun implique le dépassement d’un infran[2], comme disent les varappeurs : la compréhension du concept d’ordre naturel. L’expérience montre que des trésors d’énergie et de pédagogie seront dépensés inutilement si l’étude de l’ordre naturel ne précède celle du bien commun. Et c’est à ce travail préalable auquel nous allons maintenant nous atteler.

L’existence d’un ordre naturel affirmée par Saint Thomas d’Aquin

Saint Thomas d’Aquin écrit dans la Somme contre les Gentils : « On voit par conséquent que ce n’est pas seulement en vertu de l’énonciation d’une loi qu’il y a du bien et du mal dans les actes humains, mais en vertu d’un ordre naturel. […] Cela coupe court à l’erreur de ceux qui prétendent qu’il n’y a rien de juste ni de droit qu’en vertu d’une loi positive. »[3]

La notion d’ordre est liée à la notion de finalité.

Qu’est-ce qu’un ordre ?

Le mot ordre désigne un ensemble cohérent (aux yeux de l’esprit), organisé, soumis à des règles, éventuellement régi par des lois, fondé sur un rapport quantitatif, qualitatif, mécanique ou téléologique[4]. Par exemple, l’ordre des outils dans un atelier mécanique.

Mais plus précisément et dans le cas qui nous intéresse ici : « Tout ordre peut donc se définir : La juste disposition de plusieurs choses relativement à leur fin. » [5]  Par exemple, l’ordre d’une armée rangée en bataille. Saint Thomas d’Aquin parle dans le proème[6] de la Somme contre les Gentils de « ceux qui ont charge d’ordonner à une fin » dans le but d’établir le lien qui existe entre la notion d’ordre et celle de finalité : « Tous ceux qui ont charge d’ordonner à une fin doivent emprunter à cette fin la règle de leur gouvernement et de l’ordre qu’ils créent. »[7]  On perçoit aisément l’importance de régler l’ordre que l’Autorité politique va créer, sur la finalité de la Cité, à savoir sur le bien commun politique.

On doit contredistinguer les ordres, simples créations de l’esprit humain, de l’Ordre naturel créé par Dieu.

Un ordre est une véritable création ; mais il n’est la plupart du temps qu’une simple création de l’esprit humain, purement formelle. C’est le cas de l’ordre dans une bibliothèque dont le principe peut être, chez l’un, le classement des livres par auteurs et, chez l’autre, leur classement par thèmes. Ce type d’ordres est bien, selon ce qu’en dit Pascal, une création : « Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle »[8]. À titre d’exemple, l’ordre des opérations en mathématique et l’ordre des flux physiques en logistique sont des éléments importants de ces sciences. Néanmoins, on peut dire sans risque de tous ces ordres : « il s’agit d’une création de l’esprit humain, dont il est difficile de tirer parti pour explorer les rapports de l’homme, tel qu’il est, à Dieu tel qu’il est ».[9] Ce type d’ordres, création de l’esprit humain, se contredistingue de l’Ordre naturel créé par Dieu. On ne doit pas concevoir l’Ordre naturel à la manière des ordres créés par l’esprit humain, qui sont comme « une classification effectuée a posteriori sur des objets préexistants »[10]. Par exemple, dans une bibliothèque il préexiste un donné, à savoir les livres.

L’Ordre naturel est un ordre intégralement réel

Il faut ajouter à tout ce qui vient d’être dit que l’Ordre naturel est intégralement réel. Cela est important car : « Dieu est ; les créatures sont, par la relation[1] qu’elles soutiennent avec lui : c’est la relation qui est ici logiquement antécédente au terme (la créature, c’est à dire l’être humain) dans lequel elle s’achève, et c’est cela qui donne la mesure de sa réalité. »[11]

Il faut donc restituer à la structure ternaire principe, relation, terme sa véritable économie :

« Le terme, c’est-à-dire la créature, n’étant au fond que ce qui termine la relation, est atteint au plus intime de lui-même par le principe de l’ordre, le Créateur : en sorte que l’ordre de la création est intégralement réel et formellement parfait.[12] »

L’enchaînement des causes

« La stabilité de l’univers, telle qu’elle est macroscopiquement constatable, étant rapportée à un déterminisme de nature, il resterait à expliquer comment ces différentes natures qui sont, chacune pour son compte, principe permanent d’un cycle d’opérations, sont également enchaînées les unes aux autres de telle manière que leur ensemble forme un tout organique. »[13] Une des caractéristiques de cet ordre naturel est cet enchaînement des causes, ce que l’on nomme, en terme technique, la concaténation, que l’on peut définir de la façon suivante : Concaténation, n. f. : Enchaînement, solide liaison, successions d’arguments, comme dans un syllogisme.[14] Cet enchaînement des causes aboutit à un ordre de finalités hiérarchisées nécessaire à la liberté humaine. Comme l’écrit J-H Nicolas : La liberté de l’homme « est fondée sur un déterminisme (l’ordre naturel), sans lequel elle serait impossible et vaine. »[15] Dit d’une autre manière, la liberté humaine – contrairement à ce que l’on peut croire en première approche – exige un ordre naturel. Si tout change tout le temps, la raison humaine ne peut produire la Cité.

 [à suivre…]

Bernard de Midelt et Louis Lafargue

[1] Idéologues professant l’idéalisme (par opposition aux réalistes) : En philosophie, l’idéalisme a désigné les systèmes qui faisaient consister le meilleur de la réalité des choses, ou même leur réalité tout entière, dans leur idée ou leur forme. Cf. A. Lalande, Vocabulaire de la philosophie, t. I, p. 318.

[2] Infran (-chissable) : Passage ou obstacle qui ne peut être franchi sans un entraînement approprié.

[3] Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, Livre III, Ch. 129.

[4] Téléologie : Étude des finalités. Mourral et Millet, Petite encyclopédie philosophique, éd. Universitaires, 1995, p. 362.

[5] Gaetano Sanseverino, Cosmologie, 1876, § 350.

[6] Proème : terme didactique. Préface, entrée en matière, exorde, argument. Étymologie : en latin proemium vient du grec et signifie « avant » et « chemin ».

[7] Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, proœmium. Par gentils, entendez païens. Attention, les païens ne sont pas, chez Thomas d’Aquin, des barbares.

[8] Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg n°22.

[9] M-L Guérard op, Dimensions de la Foi, éd. Cerf, 1952, Tome 2, p. 169.

[10] M-L Guérard op, op. cit., T 1, p 394.

[11] M-L Guérard op, op. cit., Tome 1, p 394 et sq.

[12] M-L Guérard op, op. cit., Tome 1, p 394 et sq.

[13] M-L Guérard op, op. cit., Tome 2, p 225.

[14] Mourral et Millet, op. cit., p. 56.

[15] J-H Nicolas op, Les profondeurs de la grâce, éd Beauchesne, 1968, p. 342.

Contempler, agir, faire

Quand il s’agit d’engagement pour la Cité, on entend souvent l’expression « faire de la politique », à l’image du monde économique dans lequel les entreprises sont appelées à « faire du profit », avec parfois à leur tête des hommes qui prétendent s’être « faits » tout seuls (les « self-made men »). Si l’actuel président de la République Française, Emmanuel Macron, avait sobrement intitulé « Révolution » son livre-programme lorsqu’il était candidat, celui de l’ancien Premier Ministre François Fillon, lorsqu’il s’est lancé dans la course à la primaire de la droite pour la dernière élection présidentielle, avait pour titre « Faire ». Ce n’est pas un hasard. Notre époque valorise tellement l’activité productrice que la mentalité ambiante considère que seuls ceux qui font, qui fabriquent, qui inventent, qui révolutionnent, qui réalisent, qui construisent, sont utiles à la société. Le grand penseur de la révolution industrielle, d’ailleurs parfois considéré comme le premier des socialistes, Claude-Henri Rouvroy de Saint-Simon, exprimait clairement cette idée dès 1817 : « la société est l’ensemble des hommes livrés à des travaux utiles. Tout homme qui produit utilement pour la société est, par cela seul, membre de la société ; tout homme qui ne produit rien est, pour cela seul, hors de la société et ennemi de la société ; tout ce qui gêne la production est mauvais ; tout ce qui la favorise est bon[1] ». Dans l’introduction célèbre de son ouvrage L’organisateur, Saint-Simon explique que si la France perdait subitement tous ses religieux et ses hommes politiques, elle n’en serait pas affectée outre mesure car ceux-ci sont par définition inutiles puisqu’ils ne « produisent rien » alors que si elle perdait ses entrepreneurs, ses producteurs et ses industriels, sa situation deviendrait catastrophique.

Qui ne dirait de même aujourd’hui ? Il n’est pas une élection en France où les questions économiques arrivent en tête des préoccupations, surtout dans notre pays touché par le chômage de masse. Les principaux mouvements et partis politiques, quelle que soit leur idéologie, s’accordent généralement pour promettre « de la croissance » et « de l’emploi » pour tous. Est-ce au responsable politique de rechercher avant toute chose la prospérité économique ? Est-ce vraiment son domaine d’activité normal ? Répondre à cette question suppose de distinguer les différents types d’activités humaines. Nous proposons pour cela de revenir à la sagesse aristotélicienne rappelée par Marcel De Corte dans son maître-ouvrage L’intelligence en péril de mort[2] :

« Trois activités sont propres à l’intelligence humaine et irréductibles les unes aux autres en raison de la spécificité de leurs objets respectifs : contempler, agir, faire. La première vise à connaître pour connaître, à découvrir les causes et la Cause première de toute réalité, à rassembler les résultats de sa recherche dans une conception globale de l’univers et à transmettre à autrui le contenu par un enseignement approprié. La seconde a pour fin la réalisation des biens propres à l’homme que la volonté éclairée par l’intelligence recherche inlassablement et dont le meilleur, humainement parlant, est le bien commun, lequel consiste dans l’union des divers membres de la société et dans sa protection contre les menaces de dissolution interne ou externe. La troisième a pour fonction de transformer le monde extérieur et de produire à partir de cette opération tout ce qui est indispensable à l’homme pour subsister ». Il n’y a pas d’autres activités spécifiquement humaines que celles-là et elles sont bien décrites chez les auteurs qui ont étudié l’organisation des sociétés traditionnelles. L’historien et anthropologue français Georges Dumézil a par exemple observé que nous retrouvons généralement trois fonctions dans toute civilisation : la fonction sacerdotale vouée à la prière, la fonction guerrière ordonnée à la défense de la Cité et la fonction productrice qui doit nourrir la société. Ces trois ordres étaient en France ceux qui constituaient l’Ancien Régime : le clergé, la noblesse et le tiers-état.

Nous résumons les activités correspondantes à ces ordres dans le tableau suivant :

Aristote

Dumézil

 

 

Theôria

Contempler

Fonction sacerdotale

Activité spéculative

 

Praxis
Agir

Fonction guerrière

Activité pratique

Action

 

Poiêsis
Faire

Fonction productrice

Art

 
 


Pour la philosophie aristotélicienne et thomiste, le savoir humain qui dirige les activités de contemplation, d’action et de fabrication se divise en trois parties
[3] :Hiérarchie des activités humaines

  1. Le savoir spéculatif, ou « théorique » (du mot grec theôria), qui a pour but la connaissance de la vérité : recta ratio speculabilium (la raison droite pour connaître ce que sont les choses).
  2. Le savoir pratique, ou « éthique », dirigeant l’action humaine au point de vue moral, au point de vue de l’« agir » ; ce savoir a pour but de nous rendre intérieurement bons (recta ratio agibilium : la raison droite des actions humaines) et son activité correspondante, la praxis (l’action en grec) qui vise le bien commun de la société dont l’individu fait partie ;
  3. – Le savoir technique dirigeant l’action humaine au point de vue de la réussite des œuvres produites, ou point de vue du « faire » ; ce savoir a pour but de nous rendre extérieurement efficaces (recta ratio factibilium : la raison droite de la fabrication, du travail humain) et de produire (en grec : poiein et poiêsis) une série d’objets artificiels et extérieurs à l’homme et dont ce dernier a besoin pour vivre.                                    Contempler et agir ne produisent pas d’objet extérieur à nous-mêmes : dans le premier cas nous nous tournons vers Dieu et sa Création pour mieux le connaître et l’aimer, dans le second nous posons des actes qui visent le bien (par exemple éduquer un enfant ou rendre la justice). Faire en revanche consiste bien à réaliser quelque chose qui est au dehors de nous-mêmes par le travail. Le problème est que notre époque a inversé depuis la révolution industrielle ces trois grandes catégories d’activité humaine. On peut résumer cette inversion avec le vœu que formulait Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer[4] ». Nous pouvons illustrer ce renversement par le schéma ci-dessous :

Comme la fabrication consiste à produire des choses pour soi-même, pour rendre la vie humaine plus agréable et que cette activité est devenue prédominante, les hommes oublient la contemplation de la vérité et l’action politique en vue du bien commun. On le constate aisément : les sociétés contemporaines ne cherchent qu’à produire toujours plus dans l’espoir de créer un paradis humain ici-bas. Partout la nature est transformée pour créer de vastes espaces faits de main d’homme (les grandes métropoles du monde en témoignent : les hommes ont massivement quitté les campagnes pour des univers de béton et de plastique). Par conséquent ce qui était le plus naturel à l’homme est devenu artificiel : nous pouvons citer la procréation, l’intelligence, la communication… Les conséquences de la prédominance du faire sont connues : montée de l’athéisme et disparition de la religion dans notre société, corruption du politique par le pouvoir de l’argent. Face à cette situation, il importe de retrouver la finalité de la politique qui n’est pas la même que celle de l’économie. C’est à cette condition que l’homme pourra ramener à leur juste place les moyens techniques et les subordonner à la poursuite du bien commun qui ne relève pas du faire mais bien de l’agir.

Louis Lafargue

[1] Claude-Henri de Saint-Simon, L’industrie, Œuvres complètes volume 2, Presses Universitaires de France, Paris, 2013, p. 1537.

[2] Marcel De Corte, L’intelligence en péril de mort, édition revue et corrigée par Jean-Claude Absil, L’Homme Nouveau, Paris, 2017.

[3] Marcel De Corte, De la prudence. La plus humaine des vertus, Dominique Martin Morin, 2019.

[4] Karl Marx, XIe thèse sur Feuerbach, 1888.