Contempler, agir, faire

Quand il s’agit d’engagement pour la Cité, on entend souvent l’expression « faire de la politique », à l’image du monde économique dans lequel les entreprises sont appelées à « faire du profit », avec parfois à leur tête des hommes qui prétendent s’être « faits » tout seuls (les « self-made men »). Si l’actuel président de la République Française, Emmanuel Macron, avait sobrement intitulé « Révolution » son livre-programme lorsqu’il était candidat, celui de l’ancien Premier Ministre François Fillon, lorsqu’il s’est lancé dans la course à la primaire de la droite pour la dernière élection présidentielle, avait pour titre « Faire ». Ce n’est pas un hasard. Notre époque valorise tellement l’activité productrice que la mentalité ambiante considère que seuls ceux qui font, qui fabriquent, qui inventent, qui révolutionnent, qui réalisent, qui construisent, sont utiles à la société. Le grand penseur de la révolution industrielle, d’ailleurs parfois considéré comme le premier des socialistes, Claude-Henri Rouvroy de Saint-Simon, exprimait clairement cette idée dès 1817 : « la société est l’ensemble des hommes livrés à des travaux utiles. Tout homme qui produit utilement pour la société est, par cela seul, membre de la société ; tout homme qui ne produit rien est, pour cela seul, hors de la société et ennemi de la société ; tout ce qui gêne la production est mauvais ; tout ce qui la favorise est bon[1] ». Dans l’introduction célèbre de son ouvrage L’organisateur, Saint-Simon explique que si la France perdait subitement tous ses religieux et ses hommes politiques, elle n’en serait pas affectée outre mesure car ceux-ci sont par définition inutiles puisqu’ils ne « produisent rien » alors que si elle perdait ses entrepreneurs, ses producteurs et ses industriels, sa situation deviendrait catastrophique.

Qui ne dirait de même aujourd’hui ? Il n’est pas une élection en France où les questions économiques arrivent en tête des préoccupations, surtout dans notre pays touché par le chômage de masse. Les principaux mouvements et partis politiques, quelle que soit leur idéologie, s’accordent généralement pour promettre « de la croissance » et « de l’emploi » pour tous. Est-ce au responsable politique de rechercher avant toute chose la prospérité économique ? Est-ce vraiment son domaine d’activité normal ? Répondre à cette question suppose de distinguer les différents types d’activités humaines. Nous proposons pour cela de revenir à la sagesse aristotélicienne rappelée par Marcel De Corte dans son maître-ouvrage L’intelligence en péril de mort[2] :

« Trois activités sont propres à l’intelligence humaine et irréductibles les unes aux autres en raison de la spécificité de leurs objets respectifs : contempler, agir, faire. La première vise à connaître pour connaître, à découvrir les causes et la Cause première de toute réalité, à rassembler les résultats de sa recherche dans une conception globale de l’univers et à transmettre à autrui le contenu par un enseignement approprié. La seconde a pour fin la réalisation des biens propres à l’homme que la volonté éclairée par l’intelligence recherche inlassablement et dont le meilleur, humainement parlant, est le bien commun, lequel consiste dans l’union des divers membres de la société et dans sa protection contre les menaces de dissolution interne ou externe. La troisième a pour fonction de transformer le monde extérieur et de produire à partir de cette opération tout ce qui est indispensable à l’homme pour subsister ». Il n’y a pas d’autres activités spécifiquement humaines que celles-là et elles sont bien décrites chez les auteurs qui ont étudié l’organisation des sociétés traditionnelles. L’historien et anthropologue français Georges Dumézil a par exemple observé que nous retrouvons généralement trois fonctions dans toute civilisation : la fonction sacerdotale vouée à la prière, la fonction guerrière ordonnée à la défense de la Cité et la fonction productrice qui doit nourrir la société. Ces trois ordres étaient en France ceux qui constituaient l’Ancien Régime : le clergé, la noblesse et le tiers-état.

Nous résumons les activités correspondantes à ces ordres dans le tableau suivant :

Aristote

Dumézil

 

 

Theôria

Contempler

Fonction sacerdotale

Activité spéculative

 

Praxis
Agir

Fonction guerrière

Activité pratique

Action

 

Poiêsis
Faire

Fonction productrice

Art

 
 


Pour la philosophie aristotélicienne et thomiste, le savoir humain qui dirige les activités de contemplation, d’action et de fabrication se divise en trois parties
[3] :Hiérarchie des activités humaines

  1. Le savoir spéculatif, ou « théorique » (du mot grec theôria), qui a pour but la connaissance de la vérité : recta ratio speculabilium (la raison droite pour connaître ce que sont les choses).
  2. Le savoir pratique, ou « éthique », dirigeant l’action humaine au point de vue moral, au point de vue de l’« agir » ; ce savoir a pour but de nous rendre intérieurement bons (recta ratio agibilium : la raison droite des actions humaines) et son activité correspondante, la praxis (l’action en grec) qui vise le bien commun de la société dont l’individu fait partie ;
  3. – Le savoir technique dirigeant l’action humaine au point de vue de la réussite des œuvres produites, ou point de vue du « faire » ; ce savoir a pour but de nous rendre extérieurement efficaces (recta ratio factibilium : la raison droite de la fabrication, du travail humain) et de produire (en grec : poiein et poiêsis) une série d’objets artificiels et extérieurs à l’homme et dont ce dernier a besoin pour vivre.                                    Contempler et agir ne produisent pas d’objet extérieur à nous-mêmes : dans le premier cas nous nous tournons vers Dieu et sa Création pour mieux le connaître et l’aimer, dans le second nous posons des actes qui visent le bien (par exemple éduquer un enfant ou rendre la justice). Faire en revanche consiste bien à réaliser quelque chose qui est au dehors de nous-mêmes par le travail. Le problème est que notre époque a inversé depuis la révolution industrielle ces trois grandes catégories d’activité humaine. On peut résumer cette inversion avec le vœu que formulait Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer[4] ». Nous pouvons illustrer ce renversement par le schéma ci-dessous :

Comme la fabrication consiste à produire des choses pour soi-même, pour rendre la vie humaine plus agréable et que cette activité est devenue prédominante, les hommes oublient la contemplation de la vérité et l’action politique en vue du bien commun. On le constate aisément : les sociétés contemporaines ne cherchent qu’à produire toujours plus dans l’espoir de créer un paradis humain ici-bas. Partout la nature est transformée pour créer de vastes espaces faits de main d’homme (les grandes métropoles du monde en témoignent : les hommes ont massivement quitté les campagnes pour des univers de béton et de plastique). Par conséquent ce qui était le plus naturel à l’homme est devenu artificiel : nous pouvons citer la procréation, l’intelligence, la communication… Les conséquences de la prédominance du faire sont connues : montée de l’athéisme et disparition de la religion dans notre société, corruption du politique par le pouvoir de l’argent. Face à cette situation, il importe de retrouver la finalité de la politique qui n’est pas la même que celle de l’économie. C’est à cette condition que l’homme pourra ramener à leur juste place les moyens techniques et les subordonner à la poursuite du bien commun qui ne relève pas du faire mais bien de l’agir.

Louis Lafargue

[1] Claude-Henri de Saint-Simon, L’industrie, Œuvres complètes volume 2, Presses Universitaires de France, Paris, 2013, p. 1537.

[2] Marcel De Corte, L’intelligence en péril de mort, édition revue et corrigée par Jean-Claude Absil, L’Homme Nouveau, Paris, 2017.

[3] Marcel De Corte, De la prudence. La plus humaine des vertus, Dominique Martin Morin, 2019.

[4] Karl Marx, XIe thèse sur Feuerbach, 1888.