L’éloge de la force

           « Tu crois avoir à peu près tout connu de cette France à l’agonie, et ce n’est encore rien, rien face au désastre qui vient. La crise finale approche. Tu le sens. Tu le sais. Il faut quand même qu’on en parle. Tu vas rester assis chez toi sans rien faire, et laisser la fin venir te trouver, c’est ça ton projet ? »

           C’est par ces mots que commence le dernier ouvrage de Monsieur Laurent Obertone. Cet auteur se propose, page après page, à la manière d’un traité ascétique naturel ou d’un programme de musculation éthique, de reconstruire l’homme en lui injectant, « une ampoule de réel à très haute dose ». Le titre de ce livre, c’est « Eloge de la force ». La vertu de force a fait l’objet du n°23 de Foyers Ardents et elle est tellement importante à l’heure actuelle que nous voudrions vous proposer une réflexion supplémentaire à ce sujet.

 

  Ce monde ne vous convient pas, cher lecteur ? Changez le vous-même. Il y en a assez de se lamenter dans son coin ou de passer son temps à pleurnicher sur les réseaux sociaux ou en sortie de messe. Mais attention au « sursaut en forme de rage de dents1 ». Sinon nos ennemis vous briseront net. Comme on l’a souvent répété dans cette chronique, il vous faut réfléchir avant d’agir. Et pour réfléchir correctement, il vous faut commencer par vous mettre à l’école de maîtres et d’auteurs de qualité. Vous serez alors armés (intellectuellement) pour commencer à changer les choses.

 

  Marcel de Corte a rédigé quatre livres sur chacune des vertus : la prudence, la justice, la tempérance et la force. Une librairie paroissiale s’étant procurée lesdits ouvrages en plusieurs exemplaires, quel ne fut pas mon étonnement que de voir tous ces volumes trouver preneurs les uns après les autres, sauf celui consacré à la vertu de force. C’est une anecdote, certes, mais révélatrice. Passons.

 

  La vertu, il nous faut l’acquérir : peut-on laisser la force de côté ? « Le mot vertu désigne une perfection dans une puissance. Or la perfection de chaque chose tient principalement dans le rapport qu’elle soutient avec sa fin2. » Et saint Thomas d’Aquin d’ajouter que « les puissances rationnelles propres à l’homme, ne sont pas déterminées par elles-mêmes à une seule action, elles restent indéterminées à l’égard de plusieurs tant que l’habitus ne vient pas la déterminer à des actes précis. Voilà pourquoi les vertus humaines sont des habitus. » Ainsi chaque vertu imprime une façon d’être et donc d’agir dans nos vies : ce que l’Aquinate nomme précisément l’habitus. La vertu est ensuite ce qui permet à l’homme d’acquérir sa finalité. (Nous n’aborderons pas la question de l’articulation entre les vertus naturelles acquises et les vertus surnaturelles infuses : pour une vue précise se reporter à l’ouvrage du Père Froget3.)

 

  La force est la vertu qui correspond à la puissance irascible de l’homme. Cette puissance est ce qui nous permet d’éprouver cinq passions : l’espoir ou son opposé, le désespoir, l’audace ou au contraire, la crainte et enfin, cette passion ni bonne ni mauvaise sans la notion de justice : la colère. L’irascible est en nous ce qui joue le rôle de source d’énergie qui permet d’entreprendre ou non une action. Allons plus loin. Dans l’homme, comme dans l’univers, tout est ordre. On ne doit pas concevoir une chose sans l’ordre dans lequel elle est enchâssée. Ainsi chaque puissance de l’âme et chaque vertu sont connectées les unes aux autres dans une sorte d’enchaînement d’activité. « La force est une vertu générale, ou plutôt la condition générale de toute vertu4». Donc s’il y a une vertu à cultiver en premier, et à posséder dans une intensité maximale, c’est bien la vertu de force.

 

  Marcel de Corte l’explique : « [La vertu de force] ne consiste pas seulement aujourd’hui à tenir ferme dans les périls corporels, mais à maintenir l’essence de l’homme, et avant tout sa nature d’animal politique tant au plan naturel qu’au plan surnaturel, contre les dangers de plus en plus nombreux qui la menacent de mort, et à contre-attaquer les ennemis qui pullulent autour d’elle et tentent de l’asservir ». « La vertu de force supporte et repousse les assauts et les périls extrêmes dans lesquels il est le plus difficile de rester ferme. La force inclut la résistance à un monde extérieur ennemi ou à un autrui antagoniste qui attaque l’être humain en sa réalité propre ». « Du fait que l’acte principal de la force soit de résister, il ne faudrait pas conclure qu’il consiste uniquement dans la défensive […]. La vertu de force implique secondairement, mais nécessairement, l’attaque5. » On pointe directement du doigt la portée de cette vertu : elle maintient l’homme dans son être même et précisément dans sa nature, donc dans l’ordre dans lequel l’homme est inclus, qui est social et politique.

 

  Quand on a dit tout cela, qu’est-ce qu’on a dit ? Rien du tout. Parce qu’aussi vrai que puisse être cet exposé succinct et incomplet, il n’en reste pas moins un article qui sera lu à la hâte et vite oublié. Que le lecteur nous pardonne alors d’oser un coup de force. La vertu n’est pas une chose abstraite, elle concerne l’homme qui vit ici et maintenant, dans le monde réel, ce monde-là dehors, qui est, notamment pour vous, cher lecteur, à la fois la condition de votre confort spirituel actuel (chapelles, écoles libres, etc…) et la cause de votre survie physique (allocations familiales, justice, santé, organisation de la cité, etc…). Ainsi cette vertu de force dont parlent saint Thomas et Marcel de Corte, vous concerne directement. Parce qu’il faut absolument se souvenir de cette terrible sentence de Bossuet : « Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer6 ».

 

Raphaël Laserna

 

 

Suis-je fais pour m’engager en politique?

           Il y a des questions du type « suis-je fait pour… ? » que l’on recommande de se poser au moins une fois dans sa vie pour vérifier que l’on ne passe pas à côté d’une grâce spéciale de Dieu. Selon l’ordre établi par sa divine Providence, Dieu nous destine à des états de vie, dans lesquels il nous prépare des moyens de salut plus abondants et des secours de grâce plus efficaces, dont il nous privera si, par l’opiniâtreté de notre volonté, nous nous choisissons nous-mêmes un état auquel nous ne sommes point appelés, surtout l’état clérical et l’état religieux. À la question « suis-je fait pour la prêtrise ? », on répond normalement après une réflexion approfondie pendant laquelle on pose un discernement qui sera spécialement inspiré par Dieu. Vouloir répondre avec ses seules forces humaines à une telle question peut entraîner bien des désillusions, des erreurs d’orientation et des mauvais choix aux conséquences parfois irréversibles. C’est faire une élection sans profiter du secours de la grâce alors même que la grâce seule peut inspirer la volonté, réfléchie et constante, de servir Dieu plus parfaitement. Peut-on parler par analogie d’un appel de Dieu à s’engager en politique ? L’engagement politique, comme tout choix réfléchi, se discerne mais il n’est pas de la même nature que l’engagement à répondre à l’appel à devenir ouvrier à la vigne de Notre Seigneur. Dit autrement : on n’entre pas en religion comme on choisit la vie maritale et a fortiori un engagement politique spécifique. La politique, entendue comme la participation aux activités de la Cité qui contribuent à la vie bonne1, est l’une des activités humaines fondamentales dans laquelle tout homme peut et même doit s’engager en tenant compte de son état de vie et surtout sans avoir besoin d’attendre indéfiniment des signes clairs de la Providence divine qui montreraient dans « quel sens » il faut s’engager. On ne doit pas non plus être induit en erreur par les assertions trompeuses de représentants du personnel politicien qui tentent de faire croire au peuple qu’ils n’ont fait que suivre une route déjà tracée pour eux. Ainsi peut-on lire ce type d’assertion dans les mémoires de l’ancien président Jacques Chirac publiées en 2009 : « On n’accède pas à la magistrature suprême sans l’intime conviction, chevillée au corps, du destin qui nous y conduit. ». Ces propos ne font que renforcer un providentialisme sécularisé très ancré à droite de l’échiquier politique et qui pousse les gens à espérer le « chevalier blanc », l’homme providentiel qui doit venir pour redresser le pays.

  Considérant cela, il nous faut éviter de répondre à la question de l’engagement politique en se disant pour soi-même : « mais non, j’ai déjà tel métier très prenant », ou bien « j’ai une famille à laquelle je dois me consacrer », ou encore « je poursuis telles études qui n’ont rien à voir avec la politique, je « sens » bien que je suis heureux dans mon cursus, dans les activités sociales que j’ai choisies, cela montre a posteriori que je n’étais pas fait pour la politique, donc ma conscience est en paix ».

Ces réponses conduisent à négliger le devoir d’engagement politique que tout catholique doit respecter lorsqu’il peut participer à la vie de la Cité. Il ne s’agit pas ici de militantisme qui est une déviation qui consiste à se reporter abusivement, c’est-à-dire d’une manière illégitime sur une personne ou sur une institution (tel ou tel parti républicain par exemple). On ne contribue en rien à une saine politique lorsque l’on se borne à être membre d’un parti en pensant que le vote est aujourd’hui la seule action possible. Il ne s’agit pas non plus de considérer que le témoignage public du bon combat (par des groupes de pression, des manifestations, des pétitions, des affichages, des abonnements, etc.) est suffisant, même si ce dernier peut être courageux. Survivre sous l’État moderne et témoigner est une bonne chose qui est même indispensable mais nous nous proposons ici un autre objectif que Jean Ousset a décrit dans son livre L’action. Le fondateur de la Cité Catholique propose dans cet ouvrage de former une authentique élite catholique qui sera capable de refaire la Cité depuis les fondations. Il imagine ainsi « mille » hommes, suffisamment répartis dans le corps social et qui pourront revitaliser les institutions. Ces mille doivent être rigoureusement préparés sur le plan intellectuel et moral en vue du gouvernement. Prendre tous les moyens nécessaires pour faire partie de cette élite apparaît donc comme le premier but à poursuivre au plan individuel. Cela suppose d’acquérir la connaissance de la science et de l’art politique pour ce qu’ils sont (et non pas pour ce que l’on souhaiterait qu’ils soient), en se mettant à l’école d’Aristote et de Saint Thomas. Il faut également lever tous les obstacles à cet engagement, c’est-à-dire nous-mêmes, dans nos comportements qui peuvent être inadaptés à la crise politique. Selon le conseil d’un ancien animateur issus des rangs de la Cité Catholique, il nous faut :

  • observer la chasteté relative à votre état,
  • s’offrir un véritable programme de lecture, sans dilettantisme,
  • opérer une analyse sociologique de notre manière de vivre pour cesser de suivre les mots d’ordre des médias, de la publicité et de tout ce que veut pour nous la société globale,
  • entamer une réflexion sur le binôme travail et loisirs pour ne pas s’adonner à corps perdu dans un travail qui nous empêcherait de pratiquer la véritable action politique,
  • enfin faire une bonne retraite fermée (idéalement les exercices ignatiens).

 

L’analyse politique nous conduit à reconnaître que nous vivons aujourd’hui dans une société en ruine, déchristianisée, et qu’il n’est plus possible de poursuivre le projet de réformer les institutions existantes. Dans son maître ouvrage L’Humanisme politique de saint Thomas d’Aquin, le père dominicain Louis Lachance mentionne à ce sujet que « si le régime est mauvais, il faut le réformer, et s’il est irréformable, il faut voir à le remplacer par un meilleur. Si cela est immédiatement impossible, c’est une raison de plus de s’empresser de créer les conditions qui puissent rendre le changement possible ». C’est pourquoi l’on peut déduire de cette proposition et de l’histoire politique des actions contre-révolutionnaires qui ont réussi (comme l’IRA en Irlande à partir de 1916) qu’il appartiendra au petit nombre (les « mille » de Jean Ousset) d’étudier en particulier la forme que doit revêtir une institution-relais destinée à prendre le pouvoir, car sans cause efficiente il n’est pas possible de poursuivre le bien commun politique.

 

Louis Lafargue

1 La « vie bonne » chez Aristote et Saint Thomas signifie « la vie vertueuse en commun ».

 

A l’école de la Contre-Révolution avec la Cité Catholique

           Si le premier pas à faire pour devenir contre-révolutionnaire est de retrouver le sens du réel et la philosophie qui soutient ce bon sens, telle qu’elle nous a été enseignée par Aristote et saint Thomas d’Aquin, la question de l’engagement politique est souvent rapidement posée par la jeunesse catholique en quête d’action et d’idéal. Comment interrompre le cycle historique de la Révolution ? Que faire en politique et comment reprendre le pouvoir ? Quelle politique mener une fois au pouvoir ? C’est à ces questions que s’est attaché à répondre au siècle dernier un petit groupe de catholiques animés par le désir de faire l’unité de tous les français qui ont l’amour de la patrie chevillé au corps et qui veulent restaurer la France éternelle. L’un d’entre eux, Jean Ousset (1914-1994), avait fait le constat dès les années 30 que les moyens employés par les militants du milieu national (royalistes, catholiques, antirépublicains, etc.) n’étaient pas les bons. À cette époque, ces militants se regroupaient au sein de ligues (Action française, Croix de Feu, Jeunesses Patriotes, …) et  certains se précipitaient parfois sans trop réfléchir dans la rue pour manifester ou se battre à mains nues chaque fois que l’adversaire au pouvoir attaquait la patrie et blessait l’honneur de la France. Convaincu que ces méthodes pour combattre la Révolution manquaient d’efficacité parce qu’elles n’étaient pas soutenues par une véritable doctrine d’action, Ousset, âgé de 25 ans seulement et étudiant en droit à Bordeaux après ses 3 années de service militaire, exposa directement à Charles Maurras ce problème du manque de doctrine et de formation des cadres de l’Action française. La réponse que lui fit le Maître de Martigues sera capitale pour la vocation du jeune homme : « Je n’ai pas fait de doctrine, je n’ai pas voulu ni pu en faire. Je n’ai voulu qu’une action… vous comprenez, une action… une action française. Toutefois, si vous cherchez une doctrine, soyez certain qu’il n’y a de doctrine vraie que catholique. Si donc vous êtes catholique, ne le soyez pas à moitié ! ». Fort de cette recommandation, Jean Ousset et ses amis firent le vœu le 15 août 1939 devant la Sainte Vierge de s’engager « à servir la France et l’Église par une œuvre de formation doctrinale et d’éducation à l’action de cadres politiques et sociaux efficaces1 ». Cette œuvre prendra le nom de Cité Catholique en 1949 et fut consacrée au Cœur Sacré de Jésus en la basilique de Montmartre, à Saint Joseph et au Cœur Immaculé de Marie en la chapelle de la Médaille Miraculeuse, rue du Bac à Paris2.

           Ousset ne doit pas seulement à Maurras l’inspiration de fonder une œuvre de formation doctrinale : sa biographie mentionne qu’il reçut une révélation décisive au cours d’une retraite des Exercices Spirituels de Saint Ignace prêchée par les Coopérateurs Paroissiaux du Christ-Roi à Chabeuil3. Cette retraite lui permit de résoudre le dilemme suivant : pour rendre vie à une société, faut-il s’attacher prioritairement aux hommes ou aux institutions ? La fausse théorie personnaliste en politique cherche d’abord à convertir les hommes à la foi catholique avant d’entreprendre l’instauration d’un ordre social chrétien. Tout autre doit être la réponse politique réaliste à ce dilemme : comme le soulignait Pie XII, c’est d’abord de la forme donnée à la société, donc aux institutions, que découle le bien ou le mal des âmes. En effet, les hommes naissent tous au sein d’une famille et d’une société qui les précède, les éduque et les conduit ou non vers le bien commun. Le grand thomiste Louis Lachance donne à cet égard un conseil utile : « Il faut guérir le mal là où il se trouve. Si le régime est mauvais, il faut le réformer, et s’il est irréformable, il faut voir à le remplacer par un meilleur. Si cela est immédiatement impossible, c’est une raison de plus de s’empresser de créer des conditions qui puissent rendre le changement possible4. »

Afin d’opérer cette transformation politique et promouvoir une « renaissance authentiquement française – donc catholique – dans l’ordre temporel5 », Ousset proposa une méthode décomposée en plusieurs temps successifs :

 

  1. « Travailler d’abord à l’intense formation, à la rigoureuse préparation d’un certain nombre d’hommes rayonnants suffisamment répandus dans l’ensemble du corps social. 
  2. C’est ce petit nombre, cette minorité agissante qui se servant des institutions comme d’un levier, peut travailler à l’instauration du système social convenable (compte tenu des circonstances de temps et de lieu). 
  3. Système social qui permet alors cette influence générale, cette action durable sur l’ensemble des hommes que, seule la Société (avec un grand S) est capable d’exercer6. »

  Jean Ousset et ses amis ont donc fondé une institution spéciale pour ce temps de guerre : « la première école pratique de l’art politique chrétien qui ait existé depuis qu’a commencé le cycle historique de la Révolution7 ». Cette école d’application de la doctrine contre-révolutionnaire qu’a été la Cité Catholique8 a ainsi apporté une réponse au 1er temps de la méthode par un cursus complet d’étude politique qui cherche à s’opposer intégralement à la Révolution en s’appuyant principalement sur la doctrine catholique traditionnelle de l’Église et notamment sur l’enseignement des papes et des évêques qui ont défendu la royauté politique et sociale de Notre Seigneur Jésus-Christ et ont combattu les erreurs modernes.

Ousset avait compris que la formation est plus efficace lorsqu’elle a lieu par petits groupes de travail, au sein de « cellules9 ». Il recommanda à cet effet de former celles-ci par « action capillaire », c’est-à-dire en favorisant les contacts personnels suivant le principe de « l’amitié au service du vrai ». Pour donner un corpus consistant à étudier, il édita une revue doctrinale, Verbe, et publia une série d’ouvrages dont le plus connu et le plus fondamental est le premier d’entre eux : Pour qu’Il règne10, préfacé par Monseigneur Marcel Lefebvre et jugé comme étant « l’ouvrage le plus significatif produit en France par l’école catholique contre-révolutionnaire au XXème siècle11 ». Des congrès annuels ont été organisés de 1949 à 1977 en France puis en Suisse, à Lausanne, afin de rassembler une fois l’an tous les participants aux cellules et faire intervenir les meilleurs intellectuels catholiques engagés dans le combat contre-révolutionnaire.

La Cité Catholique aura contribué à former des milliers de cadres dans le domaine politique et social en leur donnant une grande autonomie d’action qui respectait bien la nécessité d’agir en fonction de son état de vie et selon les devoirs relatifs à cet état (des cellules existaient dans tous les métiers et filières, de l’armée aux agriculteurs en passant par les ingénieurs, les fonctionnaires, etc.). Cette école a ainsi été bien plus efficace dans le combat pour le Christ-Roi que bien d’autres initiatives politiques (groupes de pression, manifestations, militantisme politique, etc.). Ce combat a aussi sauvé nombre d’âmes dans la déroute religieuse qui a suivi la Révolution dans l’Église causée par Vatican II. Un ancien participant aux cellules formées par Ousset a pu nous apporter le témoignage suivant : « la Cité Catholique a eu l’immense mérite de vacciner préventivement ses animateurs contre les erreurs sur la liberté religieuse enseignées au concile Vatican II, erreurs qui ruinent tout ordre politique. En fait, Ils L’ont découronné de Mgr Lefebvre n’est en quelque sorte que le tome II de Pour qu’Il règne de Jean Ousset ».

 

Louis Lafargue

 

1 Voir la biographie de Raphaëlle de Neuville, Jean Ousset et la Cité Catholique, éditions Dominique Martin Morin, 1998, page 42.

2 Voir les magnifiques textes de consécration du Centre d’Études Critiques et de Synthèse qui deviendra la Cité Catholique sur le site de Foyers Ardents dans la rubrique « Dossier ».

3 L’œuvre des retraites de Saint Ignace demeurée traditionnelle et restée fidèle à l’esprit du Père Vallet a été transmise par le R.P. Barrielle à la Fraternité Saint Pie X.. Des retraites sont prêchées régulièrement aujourd’hui par l’œuvre des Coopérateurs du Christ-Roi (CCR) fondés par le Père Marziac à Caussade et par la FSSPX.

4 Louis Lachance op, L’humanisme politique de saint Thomas d’Aquin, édition Quentin Moreau, 2015.

5 Supplément au n°70 de Verbe, avril 1955.

6 Jean Ousset, Fondement de la Cité, édition Dominique Martin Morin, 2008, p.139.

7 Formule de Jacques Trémolet de Villers citée par Raphaëlle de Neuville, op. cité.

8 La Cité Catholique est devenue L’Office international des œuvres de formation civique et d’action doctrinale en 1963, institut qui s’est progressivement éloigné de l’idéal fondateur en raison de la crise ouverte par la perte de l’Algérie française au plan national et la crise entrainée par le Concile Vatican II au plan religieux.

9 Une cellule est un noyau informel d’amis dirigé par un animateur.

10 Jean Ousset, Pour qu’Il règne, édition Dominique Martin Morin, 1986 (1ère édition en 1959).

11 Massimo Introvigne, « Jean Ousset et la Cité catholique. Cinquante ans après Pour qu’Il règne », Cristianità, anno XXXVIII, n. 355, gennaio-marzo 2010, pp. 9-61, traduction française de Philippe Baillet.

 

 

 

Comment devient-on contre révolutionnaire?

Les jeunes et les moins jeunes qui ont eu la chance de faire un jour une retraite suivant les Exercices Spirituels de saint Ignace ont découvert grâce à ce grand soldat de la foi un aspect très concret de la doctrine du Christ-Roi. La célèbre « méditation des deux étendards » nous enseigne que durant toute notre vie ici-bas nous aurons à choisir entre l’étendard du Christ et celui du prince de ce monde. Ce combat ne peut en effet laisser absolument personne indifférent : « Qui n’est pas avec moi est contre moi, et qui n’amasse pas avec moi disperse1 » nous a dit Notre Seigneur. Si ce principe demeurera toujours le même jusqu’au jour du Jugement dernier, en attendant, tous les hommes, toutes les familles et toutes les sociétés qui passent en ce monde sont appelés au cours de leur vie à choisir leur camp (leur « étendard ») et à combattre une bataille qui leur est propre. Chaque bataille va donc s’inscrire dans une époque particulière : les hommes d’armes savent que pour engager le combat avec quelque chance de succès, il faut d’abord connaître le terrain et l’ennemi que l’on s’apprête à affronter : « Nous nous battons sur un terrain donné, que nous ne choisissons pas, c’est ainsi. Quand les marins combattent à terre, ils deviennent des fusiliers marins et ce sont des soldats. Quand les soldats embarquent sur un bateau, ils deviennent des fantassins de marine. C’est le terrain qui définit la mission et le comportement. Si l’on ne comprend pas cela, on ne comprend rien à la politique2. » Quelle est la configuration du terrain sur lequel nous avons à combattre aujourd’hui ?

Depuis la Révolution dite française, la République qui asservit notre pays est un régime politique athée et totalitaire qui combat par tous les moyens le Règne de Notre Seigneur Jésus-Christ. L’élément le plus grave que nous pouvons identifier avec la Révolution est que le fil de la Tradition au niveau politique s’est rompu comme le relève Hannah Arendt dans La crise de la culture. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus de tradition, ni que tous les hommes se sont arrêtés de transmettre. Cela signifie que notre société et toute la civilisation occidentale ont inversé leurs rapports au futur et à la Tradition3. L’homme moderne ne construit plus sur l’héritage du passé, c’est un spéculateur qui vit sur un emprunt au futur. Ce faisant il écrase et détruit son passé, ne considérant plus le testament accompagnant cet héritage, testament effacé depuis longtemps par les révolutionnaires. C’est l’essence de la révolution que de remplacer l’ordre de Dieu par un ordre entièrement créé par l’homme. De plus, par les technologies modernes qui prolifèrent dans notre monde comme le pire des cancers, les possibilités de continuer à transmettre et à recevoir l’héritage vivant de la Tradition chrétienne sont chaque jour plus réduites ou difficiles à mettre en œuvre. La nature est détruite à un rythme toujours plus élevé par la technique et le nombre de paysans ne cesse de s’amenuiser dans le pays, les machines arrachant impitoyablement à la terre ses dernières ressources. La véritable culture française est en état de décomposition avancée. La jeunesse est tout entière engloutie par la fiction communicationnelle : les écrans, les réseaux, l’électronique, envahissent à un rythme effroyable chaque foyer et tout l’environnement des familles.

Les téléphones portables, l’accès à Internet, la vidéo, tout concourt à détruire les facultés les plus hautes de l’intelligence humaine. Cette intelligence qui ne cherche plus à être reliée à la nature et donc au réel, tant l’artificiel est devenu le nouveau milieu de l’homme moderne.

Face à ce constat, la question la plus urgente à laquelle il appartient à chacun de répondre en son for intérieur puis par des actes concrets pendant toute son existence est la suivante : comment puis-je devenir contre-révolutionnaire ?

Nous devons admettre en premier lieu que l’on ne remportera aucune victoire seul. Un principe politique que tout catholique doit reconnaître est le principe hiérarchique : « Toute autorité vient de Dieu » signifie d’abord qu’il faut accepter que l’autorité existe, qu’elle a été voulue par Dieu et qu’elle a pour objet de nous faire faire le bien (et ce faisant de nous apprendre à le faire) à différents âges de notre vie et dans une multitude de domaines (famille, entreprise, Cité, etc.). Que l’on soit en quête de la vérité, du bien commun politique et de tout autre but, nous serons toujours dépendants d’une autorité et soumis à elle. Le propre de l’homme étant d’utiliser son intelligence pour poser des choix raisonnables et ensuite agir, le contre-révolutionnaire devra d’abord chercher à connaître et adhérer à une doctrine intellectuelle vraie qui fait autorité dans l’ordre naturel. Il ne s’agit pas de réinventer la roue en adoptant la même méthode que l’adversaire : « La contre-révolution n’est pas la révolution contraire, mais le contraire de la révolution » nous indique utilement Joseph de Maistre. C’est pourquoi celui qui veut s’opposer à la Révolution doit commencer par se faire le disciple d’une école : l’école contre-révolutionnaire. Celle-ci a compté d’illustres représentants parmi les Papes et les prélats de l’Église depuis le 19ème siècle ainsi que parmi les intellectuels, en particulier de langue française4. Notons que ces derniers ont dû eux-mêmes choisir le bon combat et se mettre en quête de la vérité en se mettant à l’école de maîtres qui les ont guidés sur ce chemin. Du point de vue intellectuel, le remède de l’esprit le plus sûr face aux erreurs modernes propagées par la Révolution se trouve dans la doctrine et l’enseignement de saint Thomas d’Aquin. Nous proposons donc le premier pas à faire pour rejoindre l’école contre-révolutionnaire en laissant Jean Madiran, un grand représentant de cette école au 20ème siècle, témoigner de sa découverte de la philosophie thomiste : « Je raconte ici comment se produisit ma rencontre avec saint Thomas d’Aquin. J’avais fait ma classe de philosophie sans entendre jamais prononcer son nom. On dira : — Bien sûr, le lycée de la République n’allait pas vous parler du thomisme… Ah, pardon, dire cela serait se tromper doublement. Il n’est pas naturel, il ne va pas de soi que le lycée républicain occulte, en classe de philosophie, une philosophie aussi importante.

Mais secondement, en dehors du lycée on ne m’en avait point parlé non plus. J’étais d’une famille catholique ; pratiquante ; avec de « bons livres ». J’étais scout, chez les « sdf », c’est-à-dire les catholiques, avec à la fin plus de dix-huit badges, parmi lesquels tous les badges de religion préparés et passés avec l’aumônier, un prêtre de grande foi bien instruit et pourtant je ne connaissais pas même de nom saint Thomas et le thomisme. […] « C’est à la bibliothèque de la faculté des Lettres que j’ai rencontré saint Thomas. Le livre d’un auteur inconnu de moi, ouvert par hasard, m’indiqua que le thomisme existait. J’avais inconsidérément accepté de faire un exposé sur la pensée de Bergson, dont je ne savais à peu près rien. Je cherchais au catalogue quelque ouvrage qui pût m’en fournir un résumé, selon la méthode détestable qui consiste à étudier non pas une œuvre mais ce que les commentateurs ont écrit sur elle. Donc, parcourant la bibliographie, je tombai sur un titre qui comblait ma recherche : La philosophie bergsonienne, et en un seul volume, une chance ! L’auteur m’importait peu et d’ailleurs m’était inconnu. Ma vraie chance pourtant fut que c’était l’édition de 1914 du livre de Jacques Maritain, celle où les exposés de la « théorie bergsonienne » étaient suivis ou entrelardés de petits catéchismes de philosophie thomiste sur les mêmes sujets : la doctrine de saint Thomas sur la perception intellectuelle ; sur la nature et les perfections de Dieu ; l’âme et le corps dans la philosophie chrétienne ; la doctrine scolastique de la liberté. Du coup je laissai tomber tout ce qui concernait Bergson (et ne fis jamais mon exposé) ; je ne vis plus que ces abrégés de thomisme ; j’avais été immédiatement conquis par le déferlement d’une évidence. Le catholique en moi et le maurrassien découvraient d’un même pas l’énoncé irréfragable de la vérité : une vérité totale, venant embrasser, compléter, organiser, couronner des vérités jusque-là inarticulées les unes aux autres5. »

Louis Lafargue

 

1 Évangile selon Saint Mathieu, ch.12 v.30.

2 Jean-Marie Le Pen, entretien paru dans le n°3183 de Rivarol le 9 avril 2015.

3 En particulier de Tradition catholique puisque celle-ci existera toujours : il est de foi de croire que les portes de l’enfer ne l’emporteront pas sur l’Église.

4 Pour une liste récente des membres de cette école, nous renvoyons le lecteur à l’article de Jean Madiran dans le numéro de Présent du 18 février 2011 « L’école (informelle) contre-révolutionnaire ». Cependant une réserve s’impose sur plusieurs des noms de cette liste, qui, en particulier parce qu’ils se sont religieusement séparés de Mgr Lefebvre, sont imparfaitement contre-révolutionnaires, nonobstant leurs autres mérites.

5 Jean Madiran, Maurras, Nouvelles éditions latines, Paris 1992, pp. 20-22.

 

 

 

La culture générale en politique

Le 23 janvier 2007, Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l’Intérieur et candidat à l’élection présidentielle, déclarait dans un discours de campagne : « L’autre jour, je m’amusais, on s’amuse comme on peut, à regarder le programme du concours d’attaché d’administration1. Un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d’interroger les concurrents sur La Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves… Imaginez un peu le spectacle ! ». Ce propos du futur Président de la République Française reflétait le déclin continu de la culture générale en France depuis plusieurs décennies. La Princesse de Clèves est un roman écrit par Madame de Lafayette au 17ème siècle qui figurait au rang des classiques de la littérature française que les candidats devaient connaître. Les étudiants qui faisaient leurs humanités à l’Université où à l’école Normale l’avaient généralement lu mais aussi ceux, comme Nicolas Sarkozy, qui reconnaîtra plus tard avoir souffert en l’étudiant à Sciences Po Paris, qui s’engageaient dans des études « politiques » avec l’ambition d’obtenir des positions élevées au sein de l’État ou des grandes administrations. Monsieur Sarkozy avait-il raison de juger parfaitement inutile de montrer sa maîtrise de la littérature française lorsque l’on veut devenir un cadre ou un chef en politique ?

Les décisions prises par nos dirigeants ces deux dernières décennies contribuent dans l’ensemble à diminuer toujours davantage la culture philosophique, historique et littéraire de nos futures élites. Le recrutement des professeurs de latin et de grec s’est tari, une réforme récente a réduit la place de la philosophie au baccalauréat et les épreuves de culture générale dans les Grandes Écoles et dans les concours de la Fonction Publique ont été progressivement supprimées. Surtout, les journalistes et autres sondeurs nous expliquent dans les médias que le peuple préférerait un chef « efficace » et « compétent » qui obtient les résultats qu’il promet plutôt qu’un homme politique lettré qui certes symboliserait la grandeur de la France mais ne répondrait pas forcément aux attentes concrètes des citoyens. Cette représentation contemporaine du chef a une influence forte sur l’idée que l’on peut se faire de sa formation initiale. Un chef efficace renvoie à la maîtrise de savoirs techniques (on dirait aujourd’hui de « management ») qui lui permettraient d’être performant dans le cours de l’action. Un chef lettré renverrait lui à la possession de nombreuses connaissances dont on imagine qu’elles peuvent faire la joie de l’esprit mais rarement une bonne capacité de réalisation.

L’ancien secrétaire particulier du Président de Gaulle, Pierre-Louis Blanc, a rapporté dans l’un de ses ouvrages2 un entretien qu’il eut avec André Malraux lors d’un déjeuner de décembre 1969. Celui qui était alors Ministre de la Culture lui confia au cours de la conversation : « Je me demande si le Général a bien approfondi saint Augustin » en évoquant un discours de Charles De Gaulle. Une telle interrogation d’un Ministre à l’endroit de son Président paraîtrait invraisemblable aujourd’hui tant les responsables politique ne veulent décider qu’à l’aune de critères scientifiques ou techniques. Elle ne l’était pas à l’époque. Les hauts fonctionnaires et les ministres avaient habituellement une solide culture classique et le Général De Gaulle avait lui-même écrit dans les années 30 que : « La véritable école du commandement est donc la Culture Générale. Par elle, la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, d’apercevoir les prolongements et les interférences. Bref, de s’élever à ce degré où les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances. Pas un illustre capitaine qui n’eût le goût et le sentiment du patrimoine de l’esprit humain. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote3. »4

Qu’est-ce que la culture générale ? Dans l’Antiquité, la culture est d’abord le soin de la terre pour qu’elle devienne habitable et produise de bons fruits. Cicéron parlera le premier de la cultura animi (la culture de l’esprit) qui fait référence, selon Roustan, à « cette qualité du jugement et du sentiment d’un homme que l’instruction a perfectionnée », c’est-à-dire un esprit patiemment façonné (comme la terre) par l’éducation et les bonnes mœurs. La culture est la formation de l’esprit, et comme le soulignait Mère Anne-Marie Simoulin5 dans une conférence à ses parents d’élèves, une bonne formation littéraire et philosophique « permet de mettre de l’ordre dans nos passions et dans le concret de notre existence, […] d’apprendre à penser droit, à s’exprimer clairement et le plus bellement possible, et à vivre droitement, c’est-à-dire en chrétiens. » Toutes choses que n’enseignent pas les seules études scientifiques et techniques, et encore moins les sciences du « management ».

La culture générale, par l’enseignement et l’exemple des plus illustres personnages de l’histoire humaine contenu dans les tragédies, les poésies, les fables et les belles lettres en général, nous fait concevoir les valeurs de noblesse et d’héroïsme inscrites dans la nature et nous montrent comment les vices peuvent la défigurer. Ces œuvres sont donc essentielles par les modèles d’exemplarité qu’elles peuvent transmettre au futur chef pendant son apprentissage. Mère Simoulin indiquait à ce propos que les œuvres littéraires « ont ce mérite, ce privilège de recréer la vie humaine, de nous présenter des exemples bons ou mauvais, que nous apprenons aux enfants à juger. » C’est pourquoi il n’est pas de chef vertueux sans une culture digne de ce nom qui lui permettra de penser la vérité et de prendre des décisions conformes à la justice et au bien commun.

Louis Lafargue

1 Les attachés d’administration relèvent du Premier Ministre et sont des agents de la fonction publique de l’État de « catégorie A », c’est-à-dire la catégorie de fonctionnaires la plus élevée (l’équivalent des cadres du privé) qui conçoit les politiques publiques. Ils ne forment donc en rien les « guichetières » dont parle plus loin Nicolas Sarkozy.

2 Pierre-Louis Blanc, Valise diplomatique : souvenirs, portraits, réflexions, Éditions du Rocher, 2004.

3 Aristote a été précepteur du futur Alexandre le Grand lorsque celui avait 13 ans, en 343 av. J-C.

4 Charles De Gaulle, Le Fil de l’épée, 1932.

5 Religieuse dominicaine, fondatrice et ancienne Prieure Générale des Dominicaines Enseignantes du Saint-Nom de Jésus de Fanjeaux