Réflexions sur le tatouage

« Ce qu’il y a de plus profond chez l’homme,

c’est la peau1 »

Le tatouage est une affaire de mode, pas de foi ou de morale : voilà sans doute pourquoi l’Église, bien que l’Ancien Testament le prohibe2 et qu’Adrien, le pape de Nicée II, en ait banni l’usage au VIIIsiècle, ne le condamne pas formellement. Cela n’interdit nullement à tout catholique de s’interroger sur le bien-fondé de cette mode, surtout lorsqu’elle prend dans la société la dimension contagieuse qu’on lui voit occuper aujourd’hui.

De l’esclave au bon sauvage jusqu’à M. Toutlemonde

Sans doute pour lui donner une légitimité, on explique sur wikipedia que la pratique du tatouage « est attestée dans la société depuis le Néolithique ». Force est néanmoins de constater que, dans les civilisations chrétiennes européennes, la « tradition » se révèle plus récente : s’il existait en effet une pratique du marquage des corps des esclaves voire des criminels à Rome, elle ne servait qu’à signaler une condition inférieure, infamante ou dangereuse. Et si, pour braver, imiter ou dénoncer cette démarche, se développèrent çà et là par la suite (dans les prisons, la marine ou l’armée) des pratiques de tatouages volontaires, on ne peut assimiler cela à une mode qu’à une époque fort récente.

Le mot tatouage lui-même provient d’un vocable polynésien, par l’intermédiaire de l’anglais tattoo, que l’explorateur James Cook rapporta dans le récit de son premier voyage autour du monde, de 1768 à 1771. Les marins de l’Endeavour, le trois-mâts de Cook, furent ainsi les premiers Européens à se faire tatouer. Pour bien comprendre les premières connotations véhiculées par cette pratique, il n’est pas anodin de citer Omai, l’homme tatoué immortalisé par le tableau de sir Joshua Reynolds, qui s’imposa dans les nations chrétiennes comme le modèle romantique du bon sauvage, à la morale si vantée par les Lumières.

Le tatouage — la « bousille » en argot — se cantonna longtemps à n’orner que la peau des marins, des soldats passés par les bataillons d’Afrique, des bagnards, des prostituées, des voyous et des enfants du malheur qui s’exposaient lors de spectacles itinérants —les freak shows — aux côtés d’autres curiosités anatomiques ou exotiques. Dans sa Classification des dessins de tatouage, rédigée en 1881, le criminologue Alexandre Lacassagne déclarait : « Le grand nombre de tatouages donne presque toujours la mesure de la criminalité du tatoué, ou tout au moins l’appréciation du nombre de ses condamnations et de ses séjours en prison.» De telle sorte, ajoutait-il, qu’il peut « s’apparenter à un curriculum vitae3 ».

La machine à tatouer fut brevetée à New York par Samuel O’Reilly en 1891, et une première école du tatouage ouvrit ses portes à Paris en 1939, conjuguant le Street Art et le Body Art, dont les premiers adeptes contre culturels firent figure d’avant-gardistes chevronnés, avant que Monsieur et Madame Toutlemonde, post-modernité oblige, deviennent les principaux supports et consommateurs de cet « art » qui se revendiquait, pour eux, démocratique.

 

De quoi le tatouage de masse est-il le nom ?

Force est premièrement de constater que la pratique du tatouage épouse le discours dominant de l’époque : elle se veut unisexe et intergénérationnelle. La peau de n’importe qui, cette « enveloppe » que nous partageons tous, se prête indifféremment à toute incrustation. Force est néanmoins de constater que, pour des raisons évidentes de contraste, une peau blanche se prête mieux au jeu qu’une noire ou qu’une basanée. Dans un monde médiatiquement métissé et communautarisé, le tatouage de masse dissimulerait-il un malaise implicite à conserver sa blanchité originelle ?

Ensuite, le tatouage suppose une position  fondamentalement passive devant le tiers qui imprime le dessin et plus encore devant le graphiste qui, le plus souvent, l’a conçu en amont4 ; opération qui, de plus, ne se réalise pas sans un certain coût ni une douleur certaine. Le corps s’offre d’abord comme matériau, pour se métamorphoser ensuite en support d’un spectacle permanent. Le tatouage n’est plus seulement une manière d’afficher son appartenance à un groupe, à une tribu ou à un quartier, il devient paradoxalement un geste d’orgueil pour revendiquer son originalité, séduire, érotiser ou fétichiser son propre corps, ainsi qu’un signe d’allégeance à la culture de masse dominante.

Les ethnologues, et principalement Claude Lévi-Strauss, auront largement contribué par leur parole universitaire à légitimer cette fureur du tatouage pour tous et à valoriser sa pratique en le décrivant à longueur de colloques et de revues telle la marque distinctive d’un « être de culture ». Comme il imprime un dessin dans la chair, en effet, il imprimerait simultanément une attitude ou une tradition dans l’esprit. « Il fallait être peint pour être homme, note Lévi-Strauss : celui qui restait à l’état de nature ne se distinguait pas de la brute5. »

 

Un signe des temps d’apostasie ?

Ainsi, il ne s’agit plus de cacher ou de voiler sa nudité, mais de la décorer, l’exalter, la sublimer. Éventuellement de la placer en accord ou en résonance avec d’autres, à travers la médiation complice du dessin choisi. C’est en ce sens que certains ont parlé du tatouage comme d’un langage.

Exit toute pudeur, toute discrétion, toute retenue. On peut même se demander si ce tatouage à la mode consumériste n’est pas devenu l’emblème, revendiqué en tout cynisme ou en toute naïveté, d’une apostasie de toute culture encore réellement catholique. Certes, on trouve bien encore quelques motifs religieux pour afficher sa foi (comme la croix ou le poisson, le visage du Christ, le Sacré-Cœur, le chapelet, voire des vitraux entiers). A-t-on cependant besoin de cela pour conserver le dépôt de la foi, ou cela ne prend-t-il pas un autre sens, dans nos sociétés du spectacle6 ? Plus nombreux sont d’ailleurs les serpents, dragons, chimères et insectes divers, croix retournées ou démons, croissants, bouddhas et autres symboles ésotériques à faire florès sur les parties du corps les plus improbables. Certaines stars revendiquent, exhibent et propagent sans scrupules auprès de leurs fans cette dimension satanique, au prétexte de l’art et de la liberté d’expression.

Le mythe du bon sauvage, l’alibi des cultures exotiques, l’extension du narcissisme spectaculaire, la banalisation du satanisme auront donc induit cette douteuse pratique de masse jusqu’au cœur de nos cités : on se tatouerait d’abord pour signifier que l’on est un occidental déconstruit, c’est-à-dire de culture essentiellement non-catholique

Il ne s’agit ni de juger, ni de condamner ceux qui s’adonnent à de telles pratiques ostentatoires à la limite du prosélytisme (conscient ou non), mais d’en comprendre les motivations. Et de leur expliquer, si c’est encore possible, que ce n’est pas ainsi qu’ils affirmeront leur véritable identité ni ne découvriront une quelconque authentique vérité de leur être, de leur histoire ou de leur civilisation.

Notre Dieu, infiniment juste et infiniment miséricordieux, enseigne que ce qui demeure le plus profond dans l’homme, ce n’est pas la peau. Lui-même accepta que la sienne fût déchirée, lacérée, tuméfiée. Posons donc ce regard juste et miséricordieux sur ceux qui Le cherchent sans doute encore en parcourant des sentiers aussi détournés, et demeurent abusés par les multiples faux-prophètes de notre temps qui sont aux commandes des modes, de l’économie et de la propagande.

G. Guindon

 

1 Paul Valéry, L’idée fixe ou Deux hommes à la mer, Paris, Les laboratoires Martinet, 1932, p. 22

2 « Vous n’imprimerez point de figures sur vous. Je suis l’Éternel. » (Lévitique 19 : 28)

3 Ils sont maintenant autorisés dans la police avec certaines restrictions déontologiques ; la circulaire du 12 janvier 2018 sur les tatouages précise : « Les tatouages, qu’ils soient permanents ou provisoires, ne sauraient être admis dès lors qu’ils constituent un signe manifeste d’appartenance à une organisation politique, syndicale, confessionnelle ou associative ou s’ils portent atteinte aux valeurs fondamentales de la Nation » indique la circulaire.

4 Le tatouage peut toutefois aussi être conçu par le tatoué.

5 Cl.  Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 216.

6 Le cas est différent en Orient où certains Chrétiens se font tatouer des croix afin de marquer indélébilement leur foi au milieu d’une société qui les martyrise effectivement, et pour se prémunir de toute tentation d’abjurer en cas d’enlèvement par des islamistes.