La Foi du charbonnier

« En ce temps-là, Jésus prit la parole et dit : je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela (l’Evangile) aux sages et aux habiles, et de l’avoir révélé aux tout-petits1.» De nombreux épisodes de la vie de Notre-Seigneur le montrent louant la foi de simples gens, en opposition avec la science orgueilleuse des savants et des pharisiens. Une interprétation littérale de ces mots de Jésus peut nous conduire à réserver les sciences touchant au divin (théologie, philosophie morale et même philosophie en général), à l’élite des religieux et des clercs, pour leur préférer la connaissance plus simple et plus ferme du catéchisme. Ce dernier ne donne-t-il pas l’ensemble des vérités et des moyens nécessaires au salut de chacun ? Pourquoi se hasarder aux spéculations et théories de l’esprit, si propices à la vanité et aux errements de l’intelligence ? Cette attitude, que l’on a qualifiée de « Foi du charbonnier », peut sembler une réponse à la crise actuelle de la Foi et de la pensée, et un moyen simple mais efficace de faire son salut. Cependant, il se trouve nombre d’autorités religieuses et même laïques à critiquer cette posture, notamment dans les temps modernes.

Eloge de la foi du charbonnier

L’expression « avoir la foi du charbonnier » remonte au XVIIe siècle. Elle a d’abord été forgée pour se moquer des gens sans éducation qui croyaient dur comme fer ce que leur curé disait, sans questionnement. Cette vision caricaturale, née des Lumières dans le but d’attaquer l’Eglise, cherche à décrédibiliser deux caractères de la « foi du charbonnier », à savoir la simplicité et la fermeté.

Les ennemis de l’Eglise appellent naïveté ce qui est simplicité. Elle est simple en ce qu’elle n’est pas double : elle se remet entièrement à Dieu en raison de la sainteté de sa parole, selon ce que nous répétons dans l’Acte de Foi, et ne la souille pas par une écoute coupable des sirènes du monde opposée à Dieu. Le charbonnier, c’est-à-dire le chrétien simple et fidèle, n’est certes pas exempt de péchés, mais il sait d’une certitude absolue qu’il est fait pour le Ciel, que les choses de la terre sont éphémères et souvent nocives pour son salut, et qu’il faut gagner son paradis par un combat continuel, contre ses défauts et les tentations du monde et du démon. Il croit ce que Dieu dit, et comme Dieu s’adresse aux hommes principalement par son Eglise, il est naturel et logique de suivre la parole du clergé, mandaté par l’autorité divine pour instruire les hommes et les mener au Salut. Pour les questions de Foi et de morale, le catéchisme suffit à répondre à toutes les interrogations courantes. Pour les problèmes plus ardus, la voix de l’autorité ecclésiastique fait loi, et se résume dans cet adage : « Roma locuta, causa finita », « Rome a parlé, la cause est entendue ».

La fermeté du charbonnier est exprimée dans un conte du XVIIe, à l’origine de notre expression : alors que le diable venait tenter un charbonnier pour le faire douter de sa foi, il est repoussé à chacune de ses tentatives par les réponses dénuées de toute subtilité du charbonnier, qui « croit ce que l’Eglise croit » parce qu’elle-même « croit ce qu’il croit ». Sous la moquerie évidente, l’auteur critique la fermeté du chrétien en la traitant de stupidité. Mais cette fermeté dans la Foi  s’explique bien plutôt par une connaissance profonde et instinctive des grandes vérités : n’ayant pas succombé aux faux attraits du monde, le chrétien garde un regard pur sur ce qui l’entoure, et arrive aisément à distinguer ce qui est mal de ce qui est bien. Ce bon sens lui permet d’éviter de nombreux dangers, dans lesquels peut tomber plus aisément l’homme aveuglé par une science non réglée par la Foi ou la droite raison. Cette fermeté, semblable à la maison bâtie sur le roc dont parle Notre-Seigneur dans la parabole, s’appuie sur les grands principes de la religion à savoir les commandements de Dieu et de l’Eglise, et l’enseignement du Magistère. Elle s’appuie également sur une pratique régulière des actes de religion courants, comme l’assistance à la messe dominicale, la récitation des prières quotidiennes et du chapelet. Ces actes sont réguliers, leur manquement est bien plus lié à un empêchement exceptionnel qu’à une inconstance dans la piété. Ils ne sont certes pas extraordinaires, mais fournissent une base solide assurant une protection contre les attaques du monde.

Parler de la foi du charbonnier est donc une tentative de discréditer ce qui est en réalité la base de la chrétienté et de l’Eglise, à savoir une foi pleine et ferme dans la parole de Dieu. Cependant, il convient d’indiquer certaines limites de cette posture, lorsque les circonstances sont hostiles à l’exercice de la vertu.

Limites

Les temps modernes viennent malheureusement mettre en péril ce modèle de simplicité et de fermeté. Si la foi du charbonnier a pu se révéler saine et suffisante pour assurer le salut dans les temps de chrétienté (pensons par exemple à sainte Germaine de Pibrac, aux enfants de Fatima ou à sainte Bernadette Soubirous), elle est en butte aujourd’hui aux difficultés que posent les révolutions intellectuelles, spirituelles et doctrinales qui ont proliféré au cours des siècles derniers.

La simplicité qui faisait la force de cette foi se retourne contre elle lorsqu’elle est confrontée aux subtiles tactiques des ennemis de l’Eglise. Confrontée au persiflage constant du monde devenu irréligieux, elle se voit soudainement dans l’obligation de justifier de sa foi alors qu’elle ne dispose pas, ou peu, des arguments intellectuels nécessaires. L’ennemi étant passé maître dans l’art du sophisme, il lui est aisé de remplir le chrétien de confusion à coups d’arguments ou de slogans, assénés et répétés inlassablement. Les soi-disant contradictions entre les Evangiles, la corruption morale du clergé d’Ancien Régime et la réfutation de l’existence de Dieu en raison de l’existence du mal, ne sont que des exemples de ce qui est clamé à l’envi autour de nous, comme autant de preuves de la stupidité et de la perversité de la religion chrétienne. Le philosophe Jean Daujat (1906-1998) l’explique en ces termes, dans son ouvrage Vivre le christianisme : « Il y a un demi-siècle, un christianisme de pratiques routinières pouvait encore se maintenir par la force de la vitesse acquise : ce n’est plus possible aujourd’hui, une attitude faite de conformisme et d’habitudes sera inévitablement balayée et submergée par tous les courants intellectuels et moraux de ce monde déchristianisé, par l’état général des esprits et des mœurs.» Parvenir à conserver de manière intégrale la foi et la doctrine n’est plus possible aujourd’hui sans une certaine formation intellectuelle et spirituelle, et une habitude religieuse.

La situation moderne est en effet telle que le clergé lui-même, garant de la Foi et de la doctrine, a en grande partie renié sa mission, par malice ou par négligence. Or qu’arrive-t-il au troupeau quand le berger ne remplit plus son office ? Il se disperse et est en proie aux prédateurs. Notre brave charbonnier se retrouve dans la même situation, lorsqu’il entend de la bouche de son curé que toutes les religions se valent, que le Ciel est assuré à tous les hommes, que l’assistance à la messe n’est plus obligatoire, que Jésus-Christ n’est peut-être pas Dieu ! « Roma locuta »… Et puisque Rome a parlé, c’est que cela est vrai ! Et du jour au lendemain les églises se vident, les séminaires ferment, les fidèles cessent de pratiquer et même de croire, tout simplement. Comment expliquer la profonde crise morale et spirituelle de notre époque si l’on ne s’est un minimum formé à ces questions ? Comment espérer échapper aux dangers de plus en plus présents et perfides de ce monde ennemi du beau et du bien, si l’on ne se contente que d’une confortable et presque banale pratique de la messe dominicale et des prières du matin et du soir ? Si des chrétiens plus formés et plus fervents que nous ont été emportés par la tempête, pouvons-nous raisonnablement nous estimer hors de dangers ?

Il existe une fausse conception de la formation nécessaire au chrétien des temps modernes, qui voudrait faire de chacun de nous des puits de science et de théologie. Cela est exagéré, et risque d’effrayer même les meilleures volontés. Il ne nous est pas demandé d’avoir lu l’intégralité de la Somme Théologique ou de citer la Bible par cœur, mais de pouvoir défendre et d’abord de comprendre notre Foi. Etant un don de Dieu, elle échappe en partie à la raison, mais elle reste explicable par l’intelligence. Il existe pléthore d’ouvrages accessibles au chrétien désireux de se former intellectuellement, mais aussi spirituellement, car la formation seule de l’intelligence2 est insuffisante. Pour ne pas rester vaine, la recherche de Dieu par l’intelligence doit s’accompagner d’une recherche de Dieu par l’âme, dans l’oraison ou la méditation. S’initier à ce cœur à cœur de la créature avec son créateur est possible à chaque chrétien, quel qu’il soit, à l’aide par exemple des retraites spirituelles.

« Il n’y a le choix aujourd’hui qu’entre l’abandon du christianisme, où va le plus grand nombre, et un christianisme intégralement vécu », continue Jean Daujat dans son ouvrage cité plus haut. Ce christianisme intégralement vécu, c’est celui des âmes qui se donnent totalement à Dieu, qui ne lui retranchent rien. La gravité de notre époque et l’ampleur de la crise morale et spirituelle actuelle ne permettent plus la tiédeur, la Sainte Vierge Marie n’a cessé de nous le rappeler lors de ses dernières apparitions. Pour être entièrement à Dieu, il faut l’aimer ; pour l’aimer, il faut le connaître ; pour le connaître, il faut le chercher. N’hésitons donc pas à mettre notre intelligence et notre âme à la recherche plus profonde de Dieu, sous l’éclairage du Saint-Esprit. Il n’aspire qu’à se découvrir à nous, pourvu que nous nous mettions humblement à son école.

 

 RJ

 

L’épopée de Ville-Marie

La grandeur de la France ne s’est pas construite que dans les noms et dates célèbres, que l’on retrouve dans les livres et que l’on rappelle sans cesse. La grandeur de la France s’est aussi faite dans des épisodes aujourd’hui oubliés de notre histoire, avec des personnages presque anodins, quasiment inconnus, mais pourtant tout aussi méritoires que d’autres grandes figures de notre légende dorée. Telle est l’histoire de la fondation de Montréal au Québec, ou plutôt faudrait-t-il dire, de l’île Marie.

 A l’origine, un appel de Dieu

La première et la plus grande figure de la « Folle entreprise de l’île Marie », comme les contemporains en parlaient à l’époque, est Jérôme Royer de la Dauversière.

Né en 1597 à La Flèche, ce percepteur d’impôt est connu pour son honnêteté, sa piété et sa charité. Loin de profiter de sa fonction pour s’enrichir, il lui arrivait de payer lui-même l’impôt des pauvres, et consacrait toute sa fortune aux œuvres de charité. Il dépensait tellement son argent dans les bonnes œuvres qu’il est mort endetté. A au moins deux reprises, Dieu s’adressa à lui par une voix intérieure, la première fois en 1630 pour fonder à La Flèche une congrégation religieuse hospitalière, dédiée à Saint Joseph, et la deuxième fois en 1635 pour fonder un hôpital à Montréal, sans préciser lequel1. Cette révélation s’accompagnait d’une vision dans laquelle il vit les lieux où devait s’édifier l’hôpital, ainsi que les personnes qui l’aideraient dans son œuvre. Par ses lectures, La Dauversière finit par comprendre qu’il s’agissait de l’île de Montréal en Nouvelle-France, découverte par Jacques Cartier en 1535 et restée inhabitée. Il fonde alors en 1640 la Société Notre-Dame de Montréal et commence à préparer l’expédition chargée de s’implanter sur l’île, rencontrant ceux qui, avec lui, vont tout faire pour accomplir la volonté que Dieu a signifiée. Il fait tout d’abord la connaissance de l’abbé Jean-Jacques Olier (1608 -1657), qui sera son principal collaborateur. Comme La Dauversière, l’abbé Olier a vécu une expérience spirituelle qui l’a bouleversé : il fut frappé d’une cécité subite, pour le punir de la vie mondaine qu’il menait à Paris. Il en fut guéri miraculeusement par un pèlerinage à Lorette, en Italie2. Brusquement converti, il devint un curé modèle et fonda l’ordre de la Compagnie des Prêtres de Saint-Sulpice.

L’expédition pour la fondation de Ville-Marie fut confiée au jeune mais remarquable Paul de Chomedey de Maisonneuve (1612-1676), officier de l’armée royale reconnu pour sa grande piété.

A ce trio directeur viennent s’ajouter trois autres figures qui furent à la fois des membres et des piliers spirituels de cette entreprise : Jeanne Mance (1603-1673), Marguerite Bourgeoys (1620-1700) et Jeanne Le Ber (1662-1714).

Jeanne Mance, aussi appelée la « cofondatrice de Montréal », fut la directrice de l’hôpital de Montréal qu’elle dirigea avec une très grande générosité et charité, en œuvrant à la conversion des « pauvres sauvages idolâtres ». Elle était le bras droit du gouverneur de la ville, et avait une grande influence auprès des colons. Elle mourut en odeur de sainteté.

La deuxième figure de ce trio, Marguerite Bourgeoys, a été la première institutrice de la colonie. Convertie miraculeusement en passant devant une sculpture de la Sainte Vierge, elle décida de se joindre à l’aventure de Montréal pour éduquer les enfants des Indiens et des colons. Il faudra attendre plusieurs années avant que les premiers bébés des colons puissent grandir, le choc microbien causant la mort de tous les premiers-nés avant que l’organisme des parents ne s’habitue au pays. Elle fonda en 1658 la Congrégation NotreDame de Montréal, congrégation novatrice de « sœurs voyagères » pérégrinant de village en village pour enseigner gratuitement les enfants.

La dernière grande figure de cette fondation, Jeanne Le Ber,  est une pieuse laïque qui décida de vivre recluse à Ville-Marie, en offrant ses prières et ses mortifications pour la prospérité de la colonie. Elle fut surnommée « la Sainte Geneviève du Canada », suite à la victoire des Français sur la flotte anglaise venue attaquer Québec en 1690, victoire que l’on attribua à ses prières.

Avec de tels fondateurs, mêlant tant d’héroïsme à tant de piété, la fondation de Ville-Marie ne pouvait que présager de bonnes choses, malgré les difficultés d’une telle œuvre.

La folle entreprise

La première difficulté fut d’acquérir le droit de fonder sur l’île de Montréal. Distante de moins de trois cents kilomètres de Québec, capitale du Canada français (ou Nouvelle-France), ce lieu n’était occupé que de manière saisonnière par des chasseurs, et restait très exposé aux attaques des Iroquois hostiles aux Français. Il appartenait à la Compagnie des Cent-Associés, propriétaires des droits d’implantation et de commerce en Nouvelle France. Jérôme de la Dauversière achète la seigneurie de Montréal en 1640. Le 27 février 1642, lors d’une messe célébrée à Notre-Dame de Paris, la future colonie est confiée à la Sainte Vierge et baptisée du nom de « Ville-Marie ». Il faut ensuite vaincre l’opposition du gouverneur de Québec, Monsieur de Montmagny, qui critique le projet des associés : une nouvelle implantation de colons, trop proche des Iroquois et trop éloignée de la capitale, diviserait les efforts et les ressources à disposition et serait à la merci d’une incursion indienne. De Montagny accepte finalement de se joindre à l’aventure et fournit son aide à l’implantation des premiers colons.

Le 24 mai 1642, les « Montréalistes », au nombre de 50 hommes et 4 femmes, fondent la colonie de Ville-Marie. En décembre de la même année, une crue de la rivière Saint-Pierre faillit submerger l’île, mais les eaux s’arrêtèrent subitement quand de Maisonneuve planta une croix devant la palissade. L’année suivante, les Iroquois lancèrent leur premier raid qui tua une quarantaine d’habitants, (six colons et trente Indiens). Au nombre de huit cents, et armés par les Hollandais implantés plus au Sud, les Iroquois ne cessèrent de menacer la colonie et de la harceler. Chaque sortie de l’enceinte de Ville-Marie pouvait signifier la mort dans une embuscade, ou la capture suivie de longs supplices au poteau de torture avant une mise à mort barbare. Chaque année voyait son lot de colons et d’Indiens alliés être tués par les Iroquois, sans réelle possibilité de contre-attaquer. 1649 faillit voir la fin de l’aventure : une grave maladie atteint Monsieur de La Dauversière, et les Associés connaissaient des querelles qui les détournaient de la gestion de la colonie. Jeanne Mance entreprit un voyage en France afin de trouver de nouveaux soutiens, et à son passage Monsieur de La Dauversière guérit miraculeusement, redonnant ainsi l’espoir aux Montréalistes qui pensaient à plier bagage.

A ce renouveau suivit la période des « Années terribles ». De 1650 à 1653, les Iroquois redoublèrent leurs attaques et infligèrent de nombreuses pertes aux colons et à leurs alliés indiens. « Il n’y a pas de mois où notre livre des morts ne soit marqué en lettres rouges par la main de Iroquois », écrivit Dollier de Casson, l’un des premiers colons. Une centaine d’hommes supplémentaires étant nécessaire pour défendre l’île, Maisonneuve se rendit en France lever de nouveaux fonds et recruter des volontaires. Il rencontra Mme de Bullion, principale bienfaitrice de Ville-Marie qui lui donna 22 000 livres destinés à l’hôpital de la ville, en y ajoutant 20 000 livres pour l’enrôlement de nouveaux colons. Avec cette somme, Maisonneuve recruta cent cinquante nouveaux Montréalistes, ce qui permit de redresser la situation quasi désespérée de l’île. L’accalmie fut cependant de courte durée, les Iroquois reprenant leurs raids  dès 1657, établissant une sorte de siège de colonie qui se trouvait ainsi coupée de ses alliés indiens, et privée de ses voies commerciales. Ville-Marie était petit à petit asphyxiée, et les Français forcés de se réfugier dans leurs bastions (Montréal, Trois-Rivières et Québec). La Nouvelle-France étant en passe de disparaître, Louis XIV décida de mettre fin à son régime autonome et d’en prendre sous sa charge la direction. Cela se traduisit rapidement par l’envoi au Canada, en 1665, d’un régiment chargé de neutraliser la menace iroquoise. Cette année porta le nom d’« année merveilleuse », mais marqua également un changement radical de l’état de Ville-Marie : la piété et la vertu qui faisaient de ce lieu une « île de saints », selon les mots même des calvinistes de Nouvelle-Hollande (actuel Etat de New-York), furent mises à mal par la vie de camp des soldats de France, plus choisis pour leurs prouesses militaires que pour leur sainteté. 1665 vit également le renvoi en France de  Monsieur de Maison Neuve, l’autonomie de Ville-Marie n’étant plus acceptée. Un nouveau gouverneur, incapable et reconnu comme l’un des plus mauvais dirigeants de la colonie, fut nommé pour le remplacer.  A Paris, on préféra faire de Montréal un lieu de commerce, plus qu’un lieu de sainteté. A la fin du siècle, il n’est plus nulle part mention de Ville-Marie, remplacée définitivement par Montréal. Ainsi, avec le départ de Maisonneuve, finit la « Folle entreprise ».

L’histoire de Ville-Marie est porteuse de nombreuses leçons. Leçons de courage et d’héroïsme, certes. Leçons d’abnégation et de don de soi, assurément. Leçons de sainteté et de vertu, bien évidemment. La raison humaine s’opposait à ce projet : trop de dangers, peu d’intérêts militaires et stratégiques, trop d’incertitudes. Et pourtant, quelques centaines de Français ont tout abandonné pour se joindre à cette aventure : Dieu a parlé et demandé cette folie, confirmant Sa volonté par de nombreux signes, pourquoi douter ? Cet esprit de profonde confiance en la Providence et d’union à la volonté signifiée de Dieu se retrouve dans les premiers groupes de Montréalistes. Ils avaient fait de l’évangélisation des Indiens leur mission première, risquant continuellement leur vie pour établir à Ville-Marie les fondations d’un lieu destiné à attirer les autochtones, à les enseigner par la parole et par l’exemple, à faire briller en terre païenne la lumière de l’Evangile. Ville-Marie a été de nombreuses fois comparée à un monastère géant, tant la vie de prières et de vertu y était développée. Une autre leçon proposée par l’épopée de Ville-Marie est cet élan de piété et de ferveur, principalement l’œuvre de laïcs. Des fondateurs, seul l’abbé est un religieux. Marguerite Bourgeoys, fondatrice de la Congrégation Notre-Dame de Montréal, ne rentra en religion que plusieurs années après son arrivée dans la colonie. Les colons étaient également laïcs, dans leur quasi-totalité, et les exemples de sainteté chrétienne et de vertu ne manquent pas parmi eux. Nous apprenons ainsi les bienfaits de la participation à une œuvre sainte : une fois que le Fiat généreux et libre a été prononcé, suite au choix proposé par Dieu, on grandit bien plus vite et bien  plus facilement qu’en tâchant d’avancer par ses propres moyens. Les premiers montréalistes ne différaient pas en grand-chose de nous, malgré les quatre cents ans qui nous séparent. Aujourd’hui comme hier, nous avons la possibilité de grandir par le don aux œuvres de Dieu, qui ne manquent pas. Cependant, nous ne risquons pas de nous faire scalper ou torturer à un poteau à chaque fois que nous donnons de notre temps et de nos biens.

Puissent les colons de Ville-Marie, dont la grande majorité est à ne pas douter au Ciel, nous apprendre le don de soi et l’esprit de générosité à l’œuvre de Dieu3.

RJ

1 A l’époque, sept villes portaient en France ce nom.

2 A la maison de la Sainte Vierge

3 Sources : Sel de la Terre n°120, art. « L’Epopée mystique de Montréal »

 

L’Eglise contre la science

Les très nombreuses et spectaculaires avancées technologiques et scientifiques des dernières décennies, liées à un athéisme aujourd’hui omniprésent, semblent pousser de côté la religion en l’assimilant à de l’obscurantisme, à du fanatisme, ou encore à une preuve évidente de manque d’esprit critique et de raisonnement : l’homme un tant soit peu sensé n’a que faire de l’enseignement de l’Église, puisque c’est bien souvent d’elle qu’il s’agit. Des multiples critiques formulées à son égard, nous pouvons retenir les principales : l’Église doit son succès à l’ignorance des peuples, ignorance qu’elle a entretenue ; l’Église s’est opposée à la recherche scientifique, persécutant les chercheurs. Voyons ce qu’il en est1.

« L’Église profite de l’ignorance des peuples »

« Le pouvoir religieux va de pair avec l’ignorance », assène Yves Lever, dans sa Petite critique de la déraison religieuse. Cette idée que l’Église s’oppose à la connaissance a fait son chemin parmi les cercles anticléricaux, et a été largement entretenue depuis les soi-disant Lumières. Mais est-ce vraiment le cas ? L’Histoire nous prouve le contraire.

On fait souvent remonter l’origine de l’école à Charlemagne, au IXe siècle. Il ordonna en effet la création d’une école auprès de chaque abbaye ou cathédrale, dans le but d’enseigner les clercs mais également certains laïcs. On y apprenait la grammaire, le droit, la médecine, les lettres, la philosophie, sur des copies de textes antiques produites dans les bien connus scriptorium. Les religieux enseignaient à de jeunes hommes destinés aux ordres, ou aux fonctions politiques. Cette organisation scolaire était si bien établie qu’elle survécut aux invasions barbares et à l’anarchie du Xe siècle. Les religieux, principaux détenteurs du savoir, n’avaient pas cessé de transmettre leurs connaissances et de continuer à enseigner, ce qui permit un nouvel élan intellectuel en Gaule et en Italie après les années 950. Les XIe et XIIe siècles virent le développement d’écoles non rattachées à une cathédrale ou à un monastère, jetant la base des premières universités, dirigées par des religieux ou des laïcs reconnus pour leur piété (Saint Albert le Grand…). Ces universités bénéficièrent très tôt de la haute protection de l’Église. Ainsi les universités de Bologne (créée en 1088), d’Oxford, de Montpellier, de Toulouse, reçurent des papes divers privilèges en vue de favoriser leur enseignement et leur croissance. Par ailleurs, le 3ème concile de Latran (1179) fait obligation pour chaque cathédrale de disposer d’une école gratuite : « Il y aura, pour l’instruction des pauvres clercs, en chaque église cathédrale, un maître […] qui enseignera gratuitement.» Ainsi toute personne appelée aux responsabilités religieuse ou politique pourra bénéficier d’un enseignement de qualité, le préparant à assurer son office de la meilleure manière qui soit, et ce pour le plus grand bien non seulement de l’Église, mais encore de toute la société civile.

On pourrait alors objecter que cet effort de l’Eglise dans l’enseignement ne visait que les élites, afin de les diriger et de les subordonner au clergé, tandis qu’elle laissait le bas peuple dans l’ignorance. Il est vrai que l’éducation du Tiers Ordre2 à l’époque médiévale n’est pas à l’ordre du jour : la très grande majorité de la jeunesse est en effet attendue dans les champs ou à l’atelier familial, plutôt qu’au siège des échevins, notaires et huissiers de justice. L’enseignement est surtout religieux, avec l’apprentissage du catéchisme et de la morale chrétienne lors des sermons et des leçons publiques, que prêtres et moines dispensent à l’église ou sur les parvis. C’est là le fonctionnement de la société médiévale, où l’on estime que la connaissance principale est celle qui touche au salut de l’âme, le reste n’étant pas d’une vraie utilité quand il ne répond pas à un besoin particulier nécessité par un office spirituel ou politique. Cette apparente ignorance est en réalité compensée par un solide bon sens et une réelle connaissance du monde, aujourd’hui quasiment perdus du fait des idéologies modernes et de l’omniprésence du virtuel.

Une autre constatation vient rejeter l’objection faite plus haut : la croissance de l’Eglise en Europe et dans le monde s’est partout accompagnée d’une prolifération des écoles et autres établissements d’enseignement. Des ordres religieux en font leur spécialité, tels les salésiens3 ou les jésuites4, en Occident comme en terre de mission. En terre étrangère, l’école est l’un des premiers bâtiments construit par les missionnaires assurant bien souvent l’enseignement de leurs nouvelles ouailles. Ainsi, l’histoire de l’Eglise est indissociable de celle de l’enseignement, au rebours de ce qu’affirment de nombreuses critiques.

« L’Eglise s’est opposée aux scientifiques et à leurs recherches »

Une attaque plus courante contre l’Eglise est qu’elle se serait généralement opposée à la recherche scientifique et aux savants qui, par leurs travaux, contredisent ou risquent de remettre en question son autorité. Référence est alors faite à l’affaire Galilée, comme preuve de l’obscurantisme et de la tyrannie de l’Église contre les chercheurs, désireux seulement d’éclairer le peuple. Revenons brièvement sur cette histoire, ce qui permettra de rétablir des faits historiques et en même temps d’exposer quelques principes de la relation entre la science et la Foi.

Galilée5 enseigne d’abord les mathématiques, puis l’astronomie à l’université de Padoue. Le système alors en vigueur est celui de Ptolémée, ou système géocentrique : la Terre est fixée au centre de l’univers, tandis que les autres planètes ainsi que le Soleil tournent autour d’elle. Cette croyance a bien été remise en cause par Copernic6, soutenant au contraire le système héliocentrique (le Soleil est le centre de l’univers), mais il ne réussit pas à apporter suffisamment de preuves scientifiques pour convaincre ses contemporains, d’autant plus que le géocentrisme semble plus en accord avec ce que l’on peut lire dans la Sainte Ecriture. L’héliocentrisme bénéficie pourtant d’un certain soutien parmi les papes eux-mêmes, dont Clément VII7, ne remettant pas pour autant en cause l’Ecriture : cette dernière n’est pas un traité de science ou une œuvre à prendre systématiquement au sens littéral. Elle s’adresse à l’ensemble des hommes et doit donc être comprise par eux, charge ensuite à l’Église de clarifier ce qui pourrait interroger, à la lumière de la Tradition. En 1609, Galilée est convaincu du système de Copernic et proclame haut et fort la fausseté du géocentrisme. Le problème est qu’il présente immédiatement ce système comme une certitude scientifique, impliquant ainsi une remise en cause de l’interprétation alors en cours de l’Ecriture, sans pour autant donner de preuves concluantes8. Or les autorités religieuses sont disposées à corriger leur compréhension des textes, pour peu que la certitude scientifique soit établie : « Que Galilée nous apporte d’abord quelques preuves scientifiques convaincantes ; il lui sera ensuite loisible de parler de la Sainte Ecriture » (P. Greinberger) : « Je ne croirai pas à l’existence d’une pareille démonstration avant qu’elle ne m’ait été faite et, dans le cas de doute, on ne doit pas abandonner l’interprétation traditionnelle. » (Cardinal Bellarmin)

Le problème est donc d’abord une question de méthode scientifique (pas d’affirmation absolue avant de prouver) puis une question religieuse (l’interprétation de l’Ecriture). Le refus de Galilée de présenter l’héliocentrisme comme une théorie, en l’absence de preuves réelles, et sa remise en question implicite de l’Ecriture lui valurent une première condamnation : il lui est interdit de parler de l’héliocentrisme, tant que les découvertes scientifiques n’auront pas apporté de certitude en la matière. Ne respectant pas son serment, il sera assigné à résidence suite à un second procès en 1633, pour parjure et tromperie, ayant obtenu par fraude l’autorisation de publier un ouvrage affirmant de nouveau la certitude de son système, sans apporter plus de preuves. Cette nouvelle condamnation disciplinaire sera effectuée dans divers palais avec toutes les commodités possibles, bien loin de l’image de persécution que rapporte l’historiographie moderne.

 

La science, servante de l’Eglise ?

La relation entre Science et Eglise, entre Raison et Foi, s’exprime dans une subordination de la première à la seconde. Elles ont toutes deux la vérité comme objet, mais sur des plans différents. La science relève plutôt de la vérité physique, qu’elle cherche à démontrer principalement par l’expérience et l’observation. Pour arriver à une certitude absolue, à la vérité scientifique, des théories sont d’abord échafaudées, pour être ensuite confirmées ou contredites par les expériences et les observations. Le chemin est long avant de parvenir à la vérité recherchée, et les exemples ne manquent pas de certitudes d’un temps qui ont été remplacées par d’autres : le remplacement du géocentrisme par l’héliocentrisme, où s’est illustré Galilée, le montre bien. Les défaillances humaines, les défauts éventuels des outils scientifiques rendent difficile l’atteinte de la vérité. Par la science, l’homme découvre lentement le monde qui l’entoure. Il peut, par la raison, sortir du monde physique pour prouver l’existence de Dieu ou l’immortalité de l’âme, mais il est bien en peine d’en dire plus.

La Foi, quant à elle, a pour objet direct Dieu et sa création. Elle s’appuie sur la Révélation, contenue dans la Bible, et sur la Tradition, c’est-à-dire sur l’enseignement des apôtres par le Nouveau Testament et l’enseignement de l’Église. Alors que la Raison peut errer et se tromper dans sa recherche de la vérité, la Foi donne une connaissance sûre des vérités les plus hautes concernant Dieu, puisqu’elle provient directement de Lui. La théologie, ou science de Dieu, vient approfondir les vérités qui seraient plus difficiles à comprendre. Cette connaissance des choses de Dieu est en soi la seule nécessaire à l’homme, puisqu’elle lui permet d’accomplir son but qui est de connaître, d’aimer, de servir Dieu et ainsi d’atteindre le bonheur parfait. La science humaine, pour respectable et éminente qu’elle soit, n’a pour but que de permettre à l’homme d’atteindre une paix terrestre, temporelle, qu’il doit mettre à profit pour mieux se diriger vers Dieu. Cette connaissance du monde peut malheureusement être dévoyée, et servir à des buts autres que la recherche de Dieu et sa contemplation, s’attirant alors la condamnation des autorités romaines9 : le salut de l’homme étant supérieur au savoir, il appartient au devoir de l’Église de corriger les chercheurs quand leurs erreurs mettent le prochain en danger de perdre son âme. 

Nous pourrions pour conclure dresser une liste des religieux qui, par leurs travaux, ont fait avancer la science. Cela permettrait d’enterrer définitivement l’accusation d’opposition de l’Église à la science ; mais leur nombre est bien trop important pour en faire ici le catalogue10. En résumé, l’Église a toujours encouragé la Science et son enseignement, quand elle permet à l’homme de devenir meilleur et de se rapprocher de Dieu. Elle l’a également combattue ou dénoncée lorsqu’elle était utilisée au mal. Dans ce dernier cas, elle n’est plus légitime et corrompt l’homme au lieu de le grandir : « Science sans conscience, disait Rabelais, n’est que ruine de l’âme.» Cela est encore plus vrai quand la science s’oppose à la conscience de Dieu.

RJ

1 Science est utilisé dans cet article pour parler de l’ensemble des sciences, et non pas uniquement de la science « technologique »

2 La société médiévale est divisée entre le Clergé (religieux), la Noblesse (chevaliers) et le Tiers Ordre (artisans, laboureurs …)

3 Congrégation fondée en 1859 par saint Jean-Bosco

4 Fondée par saint Ignace de Loyola en 1539

5 Galileo Galilei : Italie, 1565 – 1642

6 Nicolas Copernic : Prusse, 1473 – 1543

Pape de 1523 à 1534

8 Il appuyait sa démonstration sur le phénomène des vents et des marées, qui ne sont pourtant pas causés par la rotation de la Terre.

9 Se référer aux textes de Pie XII : l’encyclique Humani Generis (1950), Discours à l’académie des sciences (1951)…

10 Nous renvoyons le lecteur intéressé par ce sujet au Savoir et Servir n°75, ed. du MJCF, duquel une grande partie de cet article est tiré.

 

L’Eglise et l’Etat, quelle relation ?

S’interroger aujourd’hui sur la relation entre l’Eglise et l’Etat peut sembler incongru, tant la question paraît faire consensus : ne sont-ce pas deux choses complètement séparées ? Ne faut-il pas, pour que tous deux soient efficaces dans leur domaine, qu’ils soient indépendants l’un de l’autre ? Le système « Eglise libre dans un Etat libre » n’a-t-il pas permis d’éviter les problèmes d’ingérence des religieux dans la vie civile, et celle des politiques dans la vie religieuse ? Essayons de discerner plus précisément les rapports qui doivent animer ces deux entités.

Leur nature

S’interroger sur l’Etat et l’Eglise revient à s’interroger en premier lieu sur la notion d’autorité, puisque c’est leur relation en tant qu’autorité politique pour l’une, et religieuse pour l’autre, qui fait débat. Ce terme vient du latin « Augere, auctus », qui signifie augmenter, grandir. L’autorité a donc pur but de faire grandir les sujets qui lui sont confiés, de les rendre meilleurs. On est assez loin de la conception moderne d’un pouvoir froid, coercitif, parfois oppresseur, toujours limitant notre liberté. Elle se définit plus précisément par rapport à la société qui est objet : un père de famille, un chef d’Etat et un religieux n’ont ainsi pas la même autorité, les sociétés dont ils sont les responsables ayant des natures et des buts différents. Quelle que soit sa forme, « l’autorité a pour mission de mener la société à sa fin1 », et use des moyens à sa disposition pour atteindre ce bien commun.

Le but de l’Etat dépend donc du but de la société qu’il anime, et donc de ses citoyens.

L’homme est un animal social, composé d’une âme et d’un corps. La société a pour fin de l’aider à satisfaire ses besoins matériels, par une relation d’échange : l’individu seul ne peut en effet pas assouvir tous ses besoins. Mais la société vise également à satisfaire ses besoins spirituels, et à lui permettre de vivre en paix et en accord avec ses voisins. Cela implique l’apprentissage des vertus morales, condition sine qua non à l’harmonie en société. Le but de l’Etat est le Bien Commun, ou fin de la Cité, qui est le bonheur des hommes, et pour ce faire il cherche la vertu et la prospérité de ses membres. Il assure le « vivre » et le « bien vivre ».

Pour ce qui est de l’Eglise, sa mission est de mener les hommes au Ciel, et pour cela de répandre la Foi, d’enseigner la parole de Dieu et de la défendre contre les erreurs, et d’administrer les sacrements. Son pouvoir est donc d’ordre spirituel. Tout comme l’Etat, l’Eglise est une société « parfaite », c’est-à-dire disposant en elle-même des moyens d’atteindre sa fin. Cependant, son but est supérieur à celui de l’Etat, puisque lié directement à la fin surnaturelle de l’homme, à savoir la contemplation de Dieu. Son action va également porter sur des aspects de la vie politique de l’homme, puisqu’elle se doit de transcender la simple vertu naturelle en une vertu surnaturelle, par l’action de la grâce qu’elle dispense. L’Etat seul ne peut en effet donner à l’homme les moyens d’atteindre le Ciel, ces moyens n’ayant été donnés qu’à l’Eglise : « Allez enseigner toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et Saint-Esprit, et leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commandé2 ». Il y a donc hiérarchie entre l’autorité politique et l’autorité religieuse, du fait de leurs natures et de leurs buts respectifs, inégaux en importance.

Une subordination

Eglise et Etat cherchent donc tous deux le bonheur de l’homme, mais la société politique ne peut lui donner les moyens spirituels dont seule l’Eglise dispose, moyens nécessaires pour atteindre la fin ultime de l’humanité. Il s’ensuit donc une supériorité du pouvoir religieux sur le pouvoir temporel. Mais est-ce dire que cette supériorité est absolue et entraîne une soumission totale du temporel au spirituel ? Non, puisque l’Etat a indépendance sur nombre d’aspects de la vie politique qui ne dépendent pas de l’action de l’Eglise. Saint Thomas use de l’analogie entre le corps et l’âme : « Le pouvoir séculier est soumis au pouvoir spirituel comme le corps à l’âme3.» Il est bien plus aisé de faire des saints dans une Cité où règnent la concorde, la prospérité et la justice, que dans un pays en proie à l’anarchie, à la misère et à la débauche. Et il est également plus facile au Prince de faire respecter la Loi si celle-ci s’appuie sur la vertu de Justice et que l’Eglise la soutient. Eglise et Etat collaborent dans toutes les questions politiques qui touchent au spirituel, ce qu’on appelle le « domaine mixte ». S’y retrouvent la Justice, l’Education… Dans ces domaines, l’action de l’Etat est soumise au contrôle de l’Eglise, puisque ces questions touchent de près ou de loin à la fin spirituelle de l’homme.

Du côté de l’Eglise, son action est indépendante de celle de l’Etat. Ce dernier n’a pas son mot à dire dans les questions de Foi, de morale, ou de tout autre sujet touchant à la vie de l’Eglise en tant que société spirituelle. Cependant, cela ne signifie pas que l’Etat ne puisse défendre son bon droit face à de possibles excès de la part de prélats : un religieux ne peut arguer de son statut de représentant de l’Eglise, pour contredire le Prince sur des questions purement politiques. Il peut certes conseiller, mais pas interdire tant que le spirituel n’est pas en jeu, et il serait du devoir du Prince de s’opposer à cette ingérence.

L’Eglise avec l’Etat, l’Etat sans l’Eglise

L’histoire de notre pays nous permet de considérer ce qu’il advient lorsque Eglise et Etat travaillent de concert, et lorsqu’ils sont séparés.  Il s’agit des époques du Moyen-Age chrétien, ou de la chrétienté, et de la Révolution. Le pape Léon XIII décrit la première en ces termes : « Il fut un temps où la philosophie de l’Evangile gouvernait les Etats. […] Alors le sacerdoce et l’empire étaient unis dans une heureuse concorde et l’amical échange de bons offices. Organisée de la sorte, la société civile donna des fruits supérieurs à toute attente, dont la mémoire subsiste et subsistera, consignée qu’elle est dans d’innombrables documents […] ». Conscients que la vie sur terre n’est que temporaire et n’a de sens que dans la perspective du Ciel, nos ancêtres faisaient de la vie politique un moyen de servir Dieu et de se rapprocher de Lui. Les gouvernants étaient également conscients de ces vérités, même s’ils n’étaient pas à l’abri de chercher des intérêts purement temporels. Cette époque vit s’épanouir des trésors incommensurables de vertus, des saints en foule innombrables, et des signes encore omniprésents de la dévotion de ses peuples. L’union n’était pas parfaite, bien des exemples prouvent l’existence de conflits de ci, de là, mais l’esprit général était imprégné de cette union du temporel et du spirituel. Cette union n’est pas étrangère à l’exceptionnel rayonnement de l’Europe chrétienne sur le monde entier. Mais les Etats, abusés par les sirènes des faux prophètes des Lumières, ont fini par se détourner de leur mission, pour s’attacher à leur pouvoir et à leur indépendance, privant l’homme de la voie royale qui lui avait été tracée vers le Ciel.

La Révolution consomme le divorce. Les Droits de l’Homme viennent remplacer les droits de Dieu sur les sociétés, et faire du citoyen la nouvelle divinité. L’Eglise est alors honnie, puisque prônant un ordre opposé à celui de la jouissance temporelle. Les églises sont fermées, les prêtres pourchassés et mis à mort, les fidèles bannis. C’est une forme extrême de ce que peut donner la désunion entre l’Eglise et l’Etat, si on ne la retrouve pas partout où il y a eu séparation, la fin est restée plus ou moins la même : en refusant à l’Eglise sa primauté et son rôle organisateur, l’Etat s’est lui-même empêché d’atteindre sa fin, et l’a remplacée par des mirages qui ne peuvent mener l’homme qu’à sa perte. Une simple cohabitation ne peut exister après cette séparation : l’Etat cherche immanquablement à mettre la main sur l’Eglise ou à la détruire, selon qu’elle peut lui permettre d’atteindre une certaine paix civile, ou qu’elle vient s’opposer à sa volonté de domination sans partage. Mais sans l’Eglise, l’Etat n’est plus qu’un corps sans âme.

En conclusion, Eglise et Etat cherchent tous deux à assurer le bonheur de l’homme, mais doivent pour ce faire collaborer en respectant le rôle de chacun. Etant directement en charge du bonheur spirituel de l’homme, l’Eglise est supérieure à l’Etat qu’elle guide à la lumière de la Foi et de la Morale. Unis, ils parviennent à un état d’harmonie propice à la croissance des vertus naturelles et morales de l’humanité. Séparés, l’Etat devient inévitablement un aveugle tentant plus ou moins violemment d’atteindre un but chimérique et voué à l’échec, qu’il nommera Liberté, Egalité, Fraternité, victoire du prolétariat ou enrichissement sans fin. Le bonheur de l’homme sur terre n’est possible que dans l’union du politique et du religieux, que dans le règne du Christ Roi. Sans cela, les efforts des nations séparées de Dieu seront vains et sources de souffrances innombrables : « S’il n’est pas temps pour Jésus-Christ de régner, alors n’est pas temps pour les Etats de durer4

 

RJ

 

 

Pour découvrir et approfondir :

  1. Jean-Dominique, Sept leçons de politique, ed. du Saint Nom

Savoir et Servir n°72, La Laïcité : quand César se fait Dieu, ed. du MJCF

Jean Ousset, Pour qu’Il règne, ed. DMM

P.T. de Saint Just, La royauté sociale de Notre Seigneur Jésus-Christ d’après le Cardinal Pie, ed. ESR

 

 

Le purgatoire : un entre-deux mondes

Pour l’homme moderne, l’idée d’un purgatoire est une énormité. Croyant difficilement à Dieu, et encore plus difficilement au Paradis, il est persuadé que le purgatoire n’est qu’une invention de l’Eglise, créée pour maintenir les fidèles dans la crainte et ainsi mieux les contrôler1. Mais nous savons que la vérité est tout autre : la simple raison nous rend comme quasi évidente l’existence de ce lieu d’expiation, existence que nous confirment la Révélation et la Tradition. Nous savons également que bien peu nombreuses sont les âmes qui montent au Ciel sans passer par le purgatoire, et que nous-mêmes devront très probablement y rester un certain temps avant d’être autorisés à rejoindre Dieu. S’interroger sur le purgatoire, c’est connaître un peu plus l’étendue de la justice et de l’amour de Dieu, c’est un peu mieux se préparer à Le rencontrer, et c’est découvrir l’un des plus beaux aspects de la communion des Saints.

 

Connaître le purgatoire par la Foi et la raison

Le dogme du purgatoire est défini par les conciles de Florence (1438) et de Trente (1563). Reprenant les Saintes Ecritures et la Tradition, ce dogme explique les principaux aspects du purgatoire : c’est un lieu de souffrance temporaire pour purger les âmes en état de grâce des restes de leurs péchés. Le temps adjugé à chacune de ces âmes peut être écourté par les prières des vivants. Il y est fait référence dans l’Ancien Testament, au Livre des Macchabées, lorsque les Israélites prient pour les âmes de leurs frères morts au combat, après que des idoles aient été découvertes dans leur paquetage. L’Evangile de saint Matthieu parle également de ce lieu où « vous ne sortirez pas avant d’avoir remboursé le dernier quadrant2 », c’est-à-dire avant d’avoir expié jusqu’à la dernière faute qui n’aurait pas été pardonnée. Affirmer alors que le purgatoire est une invention de l’Eglise, plus de dix siècles après sa fondation, est un non-sens, davantage basé sur des préjugés idéologiques que sur une véritable démarche historique.

 

En sus des preuves données par la Foi, l’existence du purgatoire est confirmée par l’intelligence. Le premier élément est que la croyance dans une étape transitoire entre le monde des vivants et le « paradis », quelle que soit sa forme, est partagée par la majorité des civilisations anciennes (grecque, romaine, égyptienne, babylonienne, etc). Même si cela ne formait pas en soi une preuve, le fait que cette croyance ait été partagée par des peuples si différents et pendant si longtemps est un signe non négligeable de vérité. Le second élément est lié à la justice : le spectacle du monde nous présente bien que les bons sont rarement récompensés de leurs bienfaits et subissent malheurs et humiliations, tandis que les méchants profitent bien plus des honneurs, de la gloire et des plaisirs. Dieu étant juste par définition, il est nécessaire que l’équilibre soit rétabli, et s’il ne l’est en cette vie terrestre, alors il doit l’être dans l’autre. C’est pourquoi ceux qui, avant de mourir, auront eu la grâce de la conversion finale, seront sauvés des flammes de l’enfer mais auront néanmoins à expier les fautes qu’ils n’auraient pas rachetées. 

 

Le purgatoire, œuvre de la Charité

La Charité s’exprime de deux manières dans le purgatoire, tout d’abord de Dieu vers l’homme, puis des hommes entre eux. L’existence même de ce lieu est une preuve de l’amour infini de Dieu pour nous. En toute justice, la moindre souillure du péché devrait nous éloigner de Lui pour l’éternité, et seuls les saints pourraient espérer monter au Ciel. La très grande majorité des défunts serait alors privée de la vision béatifique et du bonheur céleste. Mais parce que Dieu est également bon, Il permet au grand nombre des fidèles de Le rejoindre après être passé par le feu purificateur du purgatoire. Il satisfait ainsi à Sa justice et à Son amour. Et Il va encore plus loin, en permettant aux âmes qui passent par ce feu d’abréger leur temps de souffrance grâce à l’intercession des fidèles vivants encore sur terre.  

 

C’est là la seconde expression de la Charité dans le purgatoire : la relation qu’y entretiennent les âmes de l’Eglise militante et celles de l’Eglise souffrante illustre de belle manière la communion des saints. Les morts n’étant plus capables d’actes vertueux qui pourraient racheter leurs fautes, ce sont les vivants qui vont, par leurs prières et leurs sacrifices, participer à leur expiation et accélérer leur montée au Ciel. La peine une fois satisfaite, les âmes sauvées du purgatoire se font une joie d’intercéder pour ceux-là qui les ont aidés. C’est ici un véritable commerce de grâces qui se réalise, où chacune des parties est gagnante. Ainsi serons-nous accueillis, à notre entrée au paradis, par les âmes que nous aurons contribué à sauver de la souffrance du purgatoire. Certaines âmes n’attendent d’ailleurs pas ce moment pour se manifester à nous, ayant obtenu de Dieu la permission, ou la mission de se révéler aux vivants afin de les aider à se convertir, d’obtenir leurs suffrages ou de les remercier de leur intercession. Nous pouvons encore aujourd’hui constater une partie de ces manifestations surnaturelles au musée des âmes du purgatoire, dans l’église del Sacro Cuore del Suffragio à Rome.

 

Mais prier pour les âmes de l’Eglise souffrante n’est pas seulement un devoir de charité, c’est également un devoir de religion, en participant à l’œuvre rédemptrice de Notre-Seigneur par le salut des âmes. C’est aussi un devoir de justice puisque s’y trouvent, ou s’y trouveront, des âmes qui nous ont côtoyés et auxquelles nous auront fait commettre quelque mal : tous nos péchés n’ayant pas été commis en solitaire. Enfin c’est également un devoir d’intérêt personnel, puisque nous avons vu plus haut que ces âmes, une fois sauvées, intercéderont pour nous. L’Eglise décrit les moyens à notre disposition pour accomplir ces devoirs : il y a en premier lieu les trois grandes œuvres de la vie chrétienne que sont la prière, le jeûne et l’aumône, puis les indulgences gagnées à l’intention des âmes du purgatoire, et enfin la sainte communion et le Saint Sacrifice de la messe. On peut également, et c’est là un acte d’une très grande vertu, offrir pour les défunts toutes les satisfactions que nous accumulons pour l’expiation de nos propres peines. Quel que soit le moyen choisi, il nous sera rendu « au centuple », Dieu sachant récompenser notre générosité à secourir notre prochain.

 

« Le feu du purgatoire », disait saint Augustin, « est plus terrible que tout ce que l’homme peut souffrir en cette vie ». Il nous faut prendre garde à minimiser cette réalité. Certes, on est assuré d’être sauvé une fois entré au purgatoire, mais savons-nous combien de temps nous devrons y rester pour satisfaire nos fautes ? Les révélations faites à sainte Brigitte sur le purgatoire exposent le cas d’âmes condamnées à la peine du dam et du feu jusqu’à la fin du monde, pour des fautes que notre tiédeur jugerait bénignes. Vouloir vivre en évitant simplement le péché mortel ne suffit pas : Dieu nous exhorte à rejeter aussi les fautes vénielles, qui restent une offense à Sa bonté infinie. C’est ainsi que nous réduirons, ou même éviterons les souffrances du purgatoire. Il n’est certes pas aisé de se détourner des attraits du monde, aussi profitons pleinement de cette aide que Dieu nous offre, en intercédant pour les âmes du purgatoire. Elles ont, comme nous, vécu sur cette terre, exposées aux mêmes dangers. Elles en sont sorties, et sauront nous guider et nous soutenir, comme nous les aurons soutenues.

 

RJ

 

1 Jacques le Goff (1924-2014), dans son ouvrage La naissance du Purgatoire (1981)

2 Matt. 5:25