« C’est du fond de Notre cœur, chers fils et chères filles de Rome, que vous est adressée cette paternelle exhortation ; de Notre cœur inquiet de voir se répandre à l’excès une torpeur qui empêche un grand nombre d’entreprendre ce retour vers Jésus-Christ, vers l’Eglise, vers la vie chrétienne, souvent indiqué par Nous comme le remède propre à résoudre la crise générale qui agite le monde.1 » Par ces mots, Pie XII exprimait déjà son souci de voir les catholiques se laisser aller à la tiédeur, au contact d’un monde s’éloignant de plus en plus de Dieu. Il n’est certes pas nouveau que l’Eglise traverse des périodes de torpeur, mais ces épisodes semblaient plutôt réservés aux périodes où la religion était à l’abri des hérésies ou des attaques du monde. Confrontée à l’adversité et aux persécutions, l’Eglise a prouvé à maintes reprises la véracité de ces mots de Tertullien : « Le sang des martyrs est semence de chrétiens ». C’est en effet dans les épreuves que se révèlent les grands caractères, et que la grâce fait des miracles. Mais sommes-nous entrés dans un âge de paix pour être à ce point indolents et apathiques au service de Dieu ? Il suffit de regarder autour de nous pour que le spectacle que nous donne le monde nous convainque du contraire, alors pourquoi manquons-nous tant d’enthousiasme aux choses de Dieu ?
Pourquoi sommes-nous tièdes ?
La tiédeur de l’âme n’est pas qu’une maladie du monde moderne, puisque Notre-Seigneur lui-même s’en plaignait : « Je vomirai les tièdes.» Blessée par le péché originel, la nature humaine a perdu cette attirance innée et presque irrésistible au bien. Depuis la chute de nos premiers parents, faire le bien nécessite un effort presque constant, et l’homme renâcle ainsi à se priver des biens temporels immédiats, même si cela est en vue du bonheur éternel. Cette difficulté à faire le bien mène à l’acédie, ou « torpeur de l’esprit qui ne peut entreprendre le bien », selon les mots de saint Thomas d’Aquin. L’âme, lassée de combattre sa nature blessée, se dégoûte peu à peu des exercices de piété et des commandements que lui fait la religion. Elle ne trouve plus le plaisir qu’elle pouvait avoir dans ces exercices, et le moindre d’entre eux devient insupportable ou insipide. Les pères de l’Eglise distinguent deux natures à l’acédie : elle peut être soit une épreuve, soit une maladie spirituelle. Dans ce dernier cas, il n’est pas rare d’entendre parler de désolation.
L’acédie comme épreuve spirituelle
La désolation est une épreuve habituellement réservée aux âmes qui cherchent à s’unir plus intimement à Dieu. L’âme ne trouve plus la joie qu’elle avait dans la prière ou les œuvres de piété, elle est remplie d’une forme de tristesse. Cela peut sembler paradoxal que Dieu s’éloigne ainsi en rendant difficile la pratique de la piété et de la vertu. La raison est qu’Il veut de cette manière, faire grandir à un plus haut niveau l’amour que lui portent ces âmes : en détachant les actes de piété des plaisirs sensibles qu’ils peuvent produire, Il les recentre sur leur but réel qui est le service de Dieu pour lui-même, et non pas pour une quelconque joie. Les saints ont eux-mêmes vécu cette épreuve, destinée à les purifier des attaches sensibles qui pouvaient leur rester. Saint Alphonse dit même qu’« ils ont été le plus souvent dans les aridités, et non dans les consolations sensibles », et saint François de Sales confirme que « les plus grands serviteurs de Dieu sont sujets à ces secousses [ces aridités de l’âme] et que les moindres ne doivent pas s’en étonner s’il leur en arrive quelques-unes ». A titre d’exemple, saint François d’Assise souffrit deux ans de cette aridité de l’âme, sainte Marie-Madeleine de Pazzi, cinq ans, et sainte Jeanne de Chantal, quarante ans.
Les pères spirituels2 insistent en soulignant que l’épreuve de la désolation n’est justement qu’une épreuve, destinée à nous élever encore plus haut dans l’amour de Dieu et le détachement du monde. On est coupable de rien si l’on ressent ces aridités, tant que l’on n’abandonne pas nos devoirs de piété.
L’acédie comme maladie spirituelle
La tiédeur peut également être un état permanent de l’âme, auquel cas il s’agit d’une véritable maladie spirituelle. On y tombe de diverses manières, soit que notre caractère vienne amplifier la blessure du péché originel, soit qu’on ait négligé de prendre les moyens nécessaires pour sortir de cette tiédeur. Saint Grégoire le Grand recense six conséquences de l’acédie, dont la pusillanimité, la torpeur au regard des commandements et le vagabondage de l’esprit autour des choses défendues3. La pusillanimité est dangereuse en ce qu’elle tend à écarter l’âme des remèdes nécessaires à sa guérison, et en premier lieu la prière. La pusillanimité recule devant les biens difficiles à atteindre ; puisque la prière est difficile à l’âme frappée d’acédie, alors le premier réflexe est de la fuir, ou de se contenter du strict minimum (prières du matin et du soir réduites à l’extrême, bénédicités, et peut-être un chapelet de temps en temps, selon l’humeur).
La torpeur, ou la négligence au regard des commandements, est fortement liée à la pusillanimité. Ayant fait le choix de la demi-mesure en ce qui touche la vie spirituelle, il est logique que l’âme tiède se permette des concessions vis-à-vis des commandements de Dieu et de l’Eglise. Le « Tu ne tueras pas » prend un sens littéral, et on feint d’oublier que ce précepte touche aussi aux atteintes plus générales envers le prochain : la médisance, l’irrespect, l’humiliation volontaire, etc… L’observance des règles de l’Eglise prend peu à peu un aspect de pharisianisme.
Puisque les choses de l’ordre spirituel ne lui causent plus de joies, et que l’on ne peut vivre sans joies, l’âme est fortement tentée de chercher dans les choses extérieures ce plaisir qui lui manque. Si elle n’est pas bridée, elle se met à vagabonder autour des choses défendues, à « flirter avec le péché ». Il en est de même du poisson nageant autour de l’appât. Plus il tourne, plus l’appât devient intéressant. Il ne mord pas encore, mais ses cercles deviennent concentriques et se rapprochent de plus en plus de ce ver si gras et frétillant. Et s’il ne se décide à tourner un bon coup, alors il mord dans le piège et se retrouve brutalement face à celui qui va le passer à la broche. Nous ne mourons pas dès que nous succombons au péché, mais nous tuons notre âme. Il est ainsi impératif de se soigner contre ce mal, car faute de remèdes, et de chute en chute, il empire et peut très facilement mener au rejet complet de Dieu.
Les remèdes
Les pères spirituels, habitués à traiter l’acédie sous ses deux formes d’épreuve ou de maladie de l’âme, donnent trois antidotes à cette tiédeur.
Tout d’abord ne pas fuir : on ne peut vaincre la tiédeur si on abandonne les exercices de piété, même si ceux-ci ne nous procurent plus de joie ou nous dégoûtent. Fuir cette tristesse conduit à l’abandon pur et simple de la prière.
Ensuite, il faut faire preuve de patience et de confiance, comme le souligne Saint Bernard : « Lors donc que vous soyez tombés dans la torpeur, l’acédie et le dégoût, n’entrez pas en défiance et ne quittez pas vos exercices spirituels ; mais cherchez la main de Celui qui peut vous assister.» L’Eglise nous rappelle que Dieu ne donne jamais d’épreuve qui soit au-dessus de nos forces, et que nous sommes assurés de l’abondance de la grâce divine lorsque nous sommes dans l’adversité.
Enfin, le troisième remède indiqué est de s’ouvrir auprès de bonnes personnes, et de faire prier pour soi. La fierté voudrait que l’on garde pour soi ces épreuves, mais c’est là une arme du démon pour nous emprisonner dans la tristesse et nous mener à la chute. Se confier de notre tiédeur permet de se libérer d’une partie de ce fardeau, d’obtenir les conseils avisés de personnes expérimentées et de bénéficier du soutien de leurs prières, très efficaces dans ce combat de l’âme. La communion des saints n’est pas qu’une chose du Ciel, elle est également un soutien des plus nécessaires pour surmonter les épreuves de notre vie terrestre. Le chrétien des temps modernes est moins confronté que par le passé aux luttes violentes menées pour l’arracher à sa Foi. Plus de persécutions4, plus de guerres de religion, plus de tribunal révolutionnaire et de guillotine pour le sommer d’abjurer. Certes non, mais le danger est beaucoup plus insidieux, beaucoup plus sournois. On veut reproduire sur l’Eglise la fable de la grenouille dans sa marmite d’eau bouillante, en faisant miroiter les plaisirs qu’offre le monde. Le démon et ses sbires ont bien compris qu’on parvient mieux à soumettre les âmes par l’usure plutôt que par l’assaut frontal.
Contre la tiédeur de l’âme, il faut continuer à agir en renouvelant à Dieu notre confiance et notre espérance, et ne pas se renfermer sur sa déprime spirituelle. A nous la fidélité de tous les jours, dans nos petits combats spirituels qui sont d’une si grande richesse aux yeux de Dieu. A Lui la liberté de nous en délivrer quand Il le veut, et de nous soutenir de la manière qu’Il veut.
« Seigneur, j’abandonne mon passé à Votre miséricorde, mon présent à Votre amour, mon avenir à Votre Providence ! » (Padre Pio)
RJ
1 Exhortation au peuple de Rome, 20 février 1952
2 Par exemple Dom Vital Lehodey, dans son ouvrage Le Saint Abandon
3 Les trois autres conséquences sont : la malice, la rancœur et le désespoir.
4 Nous parlons ici des chrétiens en Occident, nos frères d’Orient étant quant à eux de plus en plus confrontés aux persécutions sanglantes.