L’esprit chevaleresque

Il n’échappera à personne que notre civilisation occidentale est actuellement dans un état de crise généralisée. Espérer un redressement de la société par ses membres semble vain : à l’irréligion et l’immoralité héritées des Lumières et de la Révolution, s’ajoutent l’apathie et l’indifférence engendrées par le confort excessif de la société de consommation et par les médias. Prêcher le respect de la morale chrétienne et la fidélité aux commandements de Dieu et de l’Eglise ne suffit plus : il faut aujourd’hui réapprendre à être homme. L’histoire de la chevalerie peut nous être utile dans cette quête, en ce qu’elle nous donne un modèle d’hommes qui, face aux grandes difficultés de leur époque, se sont donné comme objectifs la grandeur, la fidélité à Dieu et la défense de l’Eglise. De ces temps lointains est né un esprit qui, aujourd’hui plus que jamais, peut animer toute personne désireuse de s’élever dans l’amour de Dieu, de l’Eglise et de son pays.

 

Nature et origine de la chevalerie

La chevalerie est un ordre, une caste de guerriers, qui se distinguent des corps d’élite classiques par un esprit particulier, un idéal qui dépasse le simple service d’un seigneur. On trouve les premières traces de cet ordre dans les peuples germains antiques, où l’entrée dans la caste des guerriers fait l’objet d’un rituel public, quoique simple, au cours duquel le jeune homme reçoit ses armes des mains de son père ou d’un proche parent. Cette forme d’adoubement marque l’entrée de l’adolescent dans l’âge adulte, et le début d’une vie vouée à la défense de sa tribu. Ce n’est là qu’une première ébauche de ce qui deviendra la chevalerie. Quelques siècles plus tard, en France, les troubles importants liés aux invasions barbares et aux incursions récurrentes de pillards, couplées à la faiblesse du pouvoir royal, entraînent l’apparition ici et là de chefs de guerre locaux. Ils prennent en main la défense de petites zones, rassemblant les populations éparpillées autour de fortifications de fortune1. Protecteurs et administrateurs des terres qu’ils se sont ainsi appropriées, ces hommes restent pour certains des chefs de bandes, peu soucieux de la morale et du droit.

Puis est intervenue l’Eglise. L’une de ses grandes gloires est d’avoir transformé ces brutes en modèles chrétiens, et en défenseurs du Bien. La tâche n’est pas simple et se fait pas à pas. La Paix de Dieu, en 989, puis la Trêve de Dieu, visant à limiter les jours où l’on peut se battre et à protéger les non-combattants des atteintes de la guerre, sont des signes extérieurs de cette influence de l’Eglise sur le métier des armes, mais c’est surtout dans la vie même du chevalier que son action bienfaisante se signale.

 

Grandeur de l’esprit chevaleresque

L’esprit chevaleresque se résume dans un code de la chevalerie, qui se traduit par un agir concret dans la vie du chevalier. A l’instar des Dix Commandements, le Code de la chevalerie, ou Serment du chevalier, comprend dix préceptes : tu obéiras aux lois de l’Eglise ; tu protégeras l’Eglise ; tu auras le respect de toutes les faiblesses, et t’en constitueras le défenseur ; tu aimeras le pays où tu es né ; tu ne reculeras pas devant l’ennemi ; tu feras aux infidèles une guerre sans trêve ni merci ; tu t’acquitteras de tes devoirs féodaux, s’ils ne sont pas contraires à la loi de Dieu ; tu ne mentiras point, et seras fidèle à la parole donnée ; tu seras libéral et feras largesse à tous ; tu seras partout et toujours le champion du Bien.

On comprend tout de suite que ce programme interdit la médiocrité, et met le chevalier au service de ce qui le dépasse : Dieu, l’Eglise, sa patrie et son roi. Même les faibles peuvent compter sur sa protection. Ce code tire le chevalier vers le haut, le pousse à se dépasser et à chercher ce qu’il y a de plus grand. Son action tourne autour de la prouesse, c’est-à-dire ce qui est remarquable et digne d’éloge. Pour cette raison le chevalier est un preux, toujours prêt aux grands faits d’armes et aux actes nobles, au risque d’être tenté par l’orgueil.

Mais parce que le chevalier est un chrétien, et que tout le pousse à être un chrétien fervent, il s’est imposé comme modèle de l’honneur et de la grandeur du « Miles Christi », du soldat du Christ. Les exemples sont nombreux de ces hommes illustres par leur Foi et leurs prouesses, comme Godefroy de Bouillon, Baudouin IV de Jérusalem ou encore saint Louis. Parmi eux, Baudouin IV est peut-être le modèle le plus frappant. Il succède en 1174 à son père, Amaury Ier, comme roi de Jérusalem2. Il n’a alors que 14 ans, mais fait déjà preuve de toutes les dispositions que l’on attend d’un roi et d’un chevalier : piété, courage, sagesse, grandeur d’âme. Malgré la lèpre qui le frappe très tôt, il gouverne un royaume où commencent à naître les dissensions, alors que les troupes musulmanes du Sultan Saladin menacent de plus en plus Jérusalem. Alors que la maladie le gagne et le prive au fur et à mesure de l’usage de ses membres, il ne cessera pas d’assumer son rôle de souverain, et continuera de diriger son Etat sur son trône et sur le champ de bataille. A la bataille de Montgisard, qu’il livre en 1177 contre Saladin, avec environ 4500 soldats contre près de 30 000 musulmans, et alors même que la lèpre s’est beaucoup répandue, il charge sans relâche à la tête de ses chevaliers. Après avoir remporté une victoire écrasante, et au moment de lui enlever son armure, on s’aperçoit que ses doigts sont restés dans ses gantelets. Quand il ne pourra plus monter à cheval, il dirigera son armée depuis une civière. Quand il aura perdu la vue, il continuera à être présent à la tête de ses troupes, et maintiendra son rôle de chef d’Etat. Fidèle jusqu’au bout à son serment de chevalier, il meurt en 1185, âgé de 24 ans. Respecté par tous, y compris par ses ennemis, Baudouin IV est à jamais l’un des archétypes de ce qu’est un chevalier, modèle de constance et de fidélité à sa mission malgré les épreuves et la douleur.

 

Le chevalier des temps modernes

On objectera que ces beaux exemples de chevaliers sont surannés, dépassés. Presque mille ans nous séparent de Godefroy de Bouillon, et le monde a bien changé depuis le temps des cathédrales et des Croisades. Autre temps, autres mœurs, en somme. Comment faire preuve de prouesse de nos jours, quand les conflits modernes sont plus liés aux intérêts de multinationales qu’à la défense de la Patrie, et que les soldats ne sont plus que des pions déplacés au gré des envies des politiques ? Comment défendre l’Eglise quand elle semble avoir abandonné sa mission et sa grandeur ? Comment défendre le faible quand la société pousse à l’élimination des invalides, des vieux et des enfants à naître ? L’acte héroïque individuel est rendu impossible par l’usage dévoyé des lois et de la force publique. Le seul fait d’aimer son pays est aujourd’hui suspect. L’âme qui est éprise de grandeur à l’exemple des preux d’antan, peut se rappeler cette prière de Notre-Seigneur pour ses apôtres : « Mon Dieu, je ne vous demande pas de les ôter du monde, mais de les préserver du mal ; ils ne sont pas du monde comme moi-même je ne suis pas du monde3.» Faire preuve d’esprit chevaleresque aujourd’hui, c’est faire preuve de virilité4, de pureté de cœur et d’âme, de générosité, d’honnêteté, d’amour de Dieu, de Marie et de l’Eglise, toutes ces choses qui sont en fin de compte l’essence de la chevalerie ; et les conserver au milieu de notre monde malade est déjà une prouesse.

Ainsi l’esprit chevaleresque est bien plus qu’un simple esprit de caste ou de soldats d’élite. En établissant un rapport direct entre le chevalier et Dieu, en le subordonnant à l’œuvre de l’Eglise, le christianisme a réalisé le tour de force de transformer des brutes guerrières en zélés et fidèles défenseurs de la Foi. Il serait certes exagéré de faire de chacun d’eux des saints, puisqu’il y a toujours de l’humain là où il y a de l’homme, et que la chevalerie a comme toute organisation humaine connu des déclins. Mais on peut sans risque affirmer que par eux l’Occident s’est enrichi d’une race de guerriers dévoués à leur famille, à leur patrie et à leur Dieu. A l’heure où l’homme plonge dans l’individualisme et s’éloigne toujours plus de Dieu, les chevaliers d’antan nous rappellent les vertus de la constance et du don de soi. Libre à chacun de suivre leur exemple.

 

RJ

 

1 Mottes castrales, donjons de bois puis de pierre, ….

2 A la suite de la 1ère Croisade (1095-1099), sont créés les quatre premiers Etats Latins d’Orient : le Comté d’Edesse, la Principauté d’Antioche, le Comté de Tripoli et le Royaume de Jérusalem.

3 Saint Jean : XVII, 15-17

4 Qui est une force de caractère, et non pas une attitude faite de machisme

 

Catholique et Français… toujours ?

« Les plus grands devoirs de l’homme sont d’abord ceux qui l’obligent envers Dieu, ensuite ceux qui lient sa conscience à l’égard de ses parents et de sa patrie. Comme donc, la religion rend un culte à Dieu, ainsi la piété doit rendre un culte aux parents et à la patrie1. » Notre patrie, la France, est donc digne de notre amour et de nos honneurs. Cependant, un problème se pose si l’on s’interroge sur ce qu’est la France, sur sa nature profonde. Jean de Viguerie, dans son ouvrage Les deux patries, distingue clairement entre une France « Fille aînée de l’Eglise2 », et une France « Terre des Droits de l’Homme3 ». Sont-ce là les deux faces d’une même pièce, ou deux entités complètement opposées ? Doit-on les aimer pareillement, et comment ?

La patrie charnelle

L’étymologie latine signifie « Terre des Pères ». Pour les Romains, la Patrie est le lieu de sa naissance, de son éducation et de sa vie. Elle se retrouve dans la Cité, être moral personnifié qui rassemble ceux nés sur le même sol. Cette Patrie est aimable, digne des plus grands sacrifices, et est une part intime de notre être. Elle est également mère de vertus, apprenant à ses citoyens les mœurs permettant la vie en communauté. Chaque patrie a ses vertus propres, qui permettent de la distinguer des autres. Gardienne du bien commun, elle pousse chacun à s’élever par le travail, le courage, la piété, l’honneur. Elle s’incarne non seulement dans le sol, mais également dans les personnes qui la composent.

On retrouve dans les chansons de geste4 des traces de ce qu’était cette patrie pour nos ancêtres. « France la doulce5 » est sur les lèvres des chevaliers mourant au combat, des poètes en voyage. Elle est aimée pour ce qu’elle représente, le lieu de la naissance, de la famille et des amis. Elle est admirée pour ses vertus : la « clergie » et la « chevalerie », c’est-à-dire la science et la vaillance, avec les mérites qui leur sont annexes. « De toute vertu la France est une école », dira le poète Ronsard. Chacun de ses fils en est le garant : « Ne plaise au Seigneur Dieu que la France perde son honneur à cause de moi ! » s’écrie Roland. Cette France charnelle et aimable est chantée et célébrée tout au long de l’époque médiévale. Elle est soutenue à la fois par le Roi, et l’Eglise, qui veillent à sa prospérité et à sa sauvegarde contre les dangers temporels et spirituels. Cette France n’est-elle en effet pas née du baptême de Clovis par saint Rémi ? A travers son premier souverain, « choisi pour régner […] au sommet de la majesté royale pour l’honneur de la Sainte Eglise et la défense des humbles6 », elle reçoit pour mission de défendre la chrétienté et les plus faibles, et s’en acquittera pendant des siècles, malgré les défaillances de certains rois. Puis vint la Révolution.

La patrie idéologique

On ne peut expliquer la catastrophe que fut la Révolution sans parler des époques charnières que furent la Renaissance et les Lumières. L’évolution que connaît alors le terme de France et de patrie est symptomatique d’un changement des modes de pensée des acteurs de l’époque.

Sous Louis XIV, on ne parle déjà plus de France mais d’Etat. Cela peut sembler étrange de prime abord, mais en définitive, il y a un parallèle logique à établir avec la montée en puissance de l’absolutisme politique et de la centralisation du pouvoir. Avec le remplacement de la France par l’Etat, on perd l’être moral au profit d’un être administratif, délimité par des frontières et régi par des décrets et édits royaux. Ce qui importe n’est plus la France et son honneur, mais la Couronne et son prestige. Cette cause exige les plus grands sacrifices de la part des citoyens, et se traduit par des guerres quasi-permanentes avec leur lot d’atrocités. Une autre nouveauté est l’appel à mourir pour le service de la patrie, appel relayé par les grands écrivains de l’époque. Corneille nous apprend que :

« Mourir pour la patrie est un si digne sort

Qu’on briguerait en foule une si belle mort7 »,

tandis que Bossuet proclame : « Il faut être bon citoyen, et sacrifier à la patrie dans le besoin tout ce qu’on a, et sa propre vie8. » A l’époque médiévale, rien de tout cela n’était demandé au commun peuple.      

Cette même époque voit également     >>>       >>> l’apparition d’un sens complètement inédit de la patrie, porté par les libertins. Ces derniers rejettent l’idée de terre maternelle pour la remplacer par un universalisme désincarné. Ils sont « citoyens du monde9 », ont leur patrie dans « tout l’univers10 ». La patrie est le lieu « où l’on est bien ». Adieu la France, bonjour la Terre ! Pour ces hommes éclairés, mourir pour la patrie est stupide et contre-nature, puisque la seule chose qui importe est leur propre plaisir et confort. Les Francs-Maçons partagent ce cosmopolitisme, en défendant l’idéal de la fraternité universelle. On est loin de Roland et des chansons de geste…

La Révolution achève le retournement des valeurs, et la mort de « France la Douce ». La Loi remplace la terre nourricière, et les Droits de l’Homme se substituent aux vertus. « Elle a pour cadre la France, et les Français en sont très fiers », nous dit l’historien Jean de Viguerie, « mais elle s’étendra un jour au genre humain tout entier11 ». Elle décapite le Roi, elle exile et massacre les prêtres : les deux piliers de la France une fois effondrés, la place est prête pour créer une France nouvelle, une France de l’universalisme athée, qui n’est en fin de compte qu’une France du néant, une France vidée de sa substance et condamnée à se trahir continuellement. Sur l’autel de cette France bâtarde, on va bien vite immoler les Français en masse : les guerres de Vendée, les guerres de la Convention et celles de l’Empire permettent d’apporter un sang neuf, une génération baptisée dans les massacres républicains et marquée de la devise Liberté, Egalité, Fraternité, devise vide de sens car dirigée vers le néant qu’est l’homme sans Dieu. Le mythe du Volontaire, du Drapeau, des Droits de l’Homme, parvient « à sacraliser ce qui n’a et n’aura jamais rien de sacré12 ». Cette utopie qu’est la patrie révolutionnaire ne s’appuie sur rien de réel : où est la Liberté, s’il n’y a plus la Morale ? Où est l’Egalité, s’il manque Dieu et sa justice ? Où est la Fraternité, si l’on corrompt la Charité évangélique ? Qu’importe : dans l’esprit des révolutionnaires, ces mots ont force de Loi, et s’ils ne se retrouvent pas dans le réel, alors il faut forcer le réel à les accepter : « Nous ferons un cimetière de la France plutôt que de ne pas la régénérer à notre manière13 », disait en ce sens Carrier.

Cette France nouvelle, cette patrie des Droits de l’Homme s’est répandue dans l’Europe entière grâce à Napoléon, digne fossoyeur de la « France des vertus », comme se plaît à l’appeler Jean de Viguerie. Les deux guerres mondiales, et surtout la première, ont achevé d’enterrer ce qu’il restait de la Douce France, en donnant l’illusion qu’on se battait pour le Drapeau d’abord, puis pour l’Humanité. C’est décidément dans le massacre de ses enfants que la patrie républicaine aime à se régénérer.

Alors que faire devant ce constat somme toute déprimant ? Se résigner, baisser les bras ? Se recroqueviller sur soi-même en attendant la fin des temps ? Certes non. La France, la Patrie, vit dans nos familles, dans nos foyers, dans nos paroisses et les écoles qui enseignent aux enfants l’amour de Dieu et de la France, car les deux sont liés. On ne peut être réellement français si l’on n’est catholique, et puisque nous sommes catholiques en France, on ne peut être réellement catholique sans l’amour de notre Patrie, qui s’incarne dans une terre, dans des vertus, dans des hommes et dans une histoire. « La France se relèvera chrétienne, ou ne se relèvera pas14

 R.J.

Pour découvrir et approfondir :

– Sur la notion de patrie et de nation : Saint Th. d’Aquin, De regno.

– Sur la patrie française : Jean de Viguerie, Les deux patries.

 

1 St Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa, IIae, qu. 101a

2 Discours sur la vocation de la nation française, prononcé le 14 février 1841 par le père dominicain Henri- Dominique Lacordaire dans la cathédrale Notre-Dame de Paris

3 Depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789

4 Poèmes épiques des XIe et XIIe siècles

5 La chanson de Roland

6 Testament de Saint Rémi

7 Horace, Acte II, scène 3

8 Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture Sainte

9 La Motte le Vayer

10 Saint-Evremond

11 Les deux patries

12 Ibid.

13 Jean-Baptiste Carrier, député de la Convention, en 1793

14 Cardinal Pie, Lettre pastorale du 15 oct. 1873

 

Le sédévacantisme

Est-il pensable qu’un successeur de Pierre puisse œuvrer à la destruction de l’Église ? Les sermons, les discours, les interviews et les vidéos de François accroissaient la tentation du sédévacantisme. Mais c’est dès la clôture du concile Vatican II que plusieurs catholiques ont adopté cette position. Si certains papes postconciliaires ont pu paraître plus conservateurs, ils appartenaient néanmoins à la même école et ils avaient le même idéal, un idéal qui n’est pas celui de l’Église catholique.

Oui, c’est une formidable tentation ! Quelle libération de se reporter en esprit à l’époque de saint Pie X ou de Pie XII et de déclarer que l’homme en blanc qui vit aujourd’hui à Rome n’est qu’un imposteur ! L’Église immaculée n’aurait rien à voir avec les bouleversements qui ébranlent les âmes !

Mais le bon Dieu permet-il que nous nous engagions dans une telle voie ? N’est-il pas dangereux de résoudre la crise de l’Église de cette manière (car pour les sédévacantistes il n’y a pas de crise de l’Église puisque les papes conciliaires n’appartiennent pas à l’Église) ? Qui nous dira où se trouve le vrai pape le jour où il plaira à Dieu de faire cesser la crise ? Il est vrai que nous devons nous en remettre à la Providence divine mais encore faut-il être capable de se soumettre à ses mystérieuses dispositions. Il y a des déclarations préliminaires qui rendent les problèmes insolubles. Cela est vrai en mathématiques comme en politique, dans la famille comme dans l’Église. Dire que le pape n’est pas pape, c’est s’empêcher de regarder vers Rome dans l’espoir de trouver une solution aux problèmes qui affligent l’Église.

Le sédevacantisme, une opinion

Tout d’abord, il faut savoir que la possibilité qu’un pape perde le souverain pontificat est une opinion, c’est-à-dire une vérité que les catholiques ne sont pas tenus de professer. Les théologiens ne sont pas d’accord sur cette difficile question. Un pape peut-il cesser d’être pape autrement que par une abdication volontaire ? Même ceux qui admettent cette éventualité ne sont pas d’accord quant aux conditions qu’elle doit remplir. Faut-il une déclaration de « l’Église » ? Quelle est cette « Église » qui n’a plus de tête ? Les cardinaux, qui ont élu le pape, doivent-ils intervenir pour cette déposition ? Faut-il un concile œcuménique ? Mais qui convoquera celui-ci ? Or la Providence ne peut pas laisser les âmes dans le flou d’autant que la possession du souverain pontificat par tel ou tel homme est un fait dogmatique, c’est-à-dire qu’il est lié à la foi (par exemple, si Pie XII n’était pas pape, alors l’Assomption n’est pas un dogme).

Comment appliquer ces théories à la crise que connaît l’Église depuis le concile Vatican II ?

Beaucoup de sédévacantistes invoquent l’opinion du cardinal Bellarmin à savoir que s’il arrivait que le pape tombât dans l’hérésie notoire, il perdrait ipso facto le pontificat (c’est en fait plutôt sa deuxième opinion, car sa première était que jamais le Bon Dieu ne permettrait une telle épreuve pour l’Église). Mais il est évident que ce grand théologien ne pensait pas à la débâcle universelle que nous constatons. Il est vrai que les réunions œcuméniques, les discours (publiés dans l’Osservatore Romano) qui réaffirment sans cesse la liberté religieuse et l’œcuménisme (en opposition avec le magistère constant de l’Église) sont notoires. Pourtant le langage reste flou, difficilement saisissable. Les modernistes sont des hérétiques d’autant plus redoutables qu’ils le sont moins ouvertement. Ils ne nient pas, par exemple, qu’il n’y ait pas de salut hors de l’Église. Ils le diront même, mais après avoir affirmé que l’Église ne fait que subsister dans l’Église du Christ… Ainsi les réactions face au nouveau magistère peuvent être très différentes même de la part de chrétiens sérieux qui veulent garder la foi. Les sédévacantistes ne peuvent pas prétendre être les seuls à vouloir rester catholiques ! Peut-on donc parler de « péché d’hérésie » de la part des papes conciliaires ? Or la théorie de saint Robert Bellarmin (ou du cardinal Billot, son émule) est tout entière fondée sur cette supposition. À cause de cela, elle ne semble pas s’appliquer à la situation actuelle de l’Église.

Le « UNA CUM »

Et si même, malgré tout, nous pensions pouvoir utiliser la conclusion du cardinal Bellarmin, il n’en demeurerait pas moins qu’elle ne serait qu’une simple opinion, alors que les sédévacantistes qui la suivent en font une vérité dogmatique, jusqu’à refuser d’assister à la messe d’un prêtre qui ne la professerait pas. Le prêtre ne dit-il pas dans le canon de la messe qu’il est « en communion » avec le pape et tout son enseignement ? La traduction (que l’on trouve dans n’importe quel dictionnaire de latin) de l’expression « una cum » n’est certainement pas « en communion avec ». Le Gaffiot propose « ensemble », « de compagnie », « en même temps ». À la messe, on prie pour l’Église ainsi que pour le pape, l’évêque diocésain, (le Roi) et tous les gardiens de l’orthodoxie et de la foi catholique et apostolique. Et puis, même si cette expression signifiait « en communion avec », il est évident que par nature une telle prière exclurait l’hérésie. On est en communion avec le pape dans la mesure seulement où il est, par fonction, le garant de l’unité de l’Église.

Dernier argument des sédévacantistes : le pape Paul IV dans sa constitution apostolique Cum ex apostolatus n’a-t-il pas statué que si le Souverain Pontife avait dévié de la foi avant son élection, son élévation serait nulle, non avenue, sans valeur ? Mais ce texte a été abrogé par le pape saint Pie X dans sa constitution Vacante sede apostolica du 25 décembre 1904, ainsi que par le code de droit canonique promulgué en 1917. Par ailleurs le code précise que l’élection du Souverain Pontife n’est réglée que par la constitution de saint Pie X. Pie XII en 1945 reprend les mêmes dispositions.

En adoptant la position sédévacantiste, est-on plus assuré d’éviter l’hérésie ?

En niant l’existence d’un pape et d’une hiérarchie, les sédévacantistes sont acculés à affirmer que l’Église est une réalité invisible qui ne subsiste que dans le cœur des fidèles. Or la visibilité de l’Église est une vérité de foi implicitement définie par le concile Vatican I (constitution Dei Filius au chapitre 3) et constamment reprise par le magistère ordinaire de l’Église. Voici par exemple ce qu’affirmait le pape Pie XII dans son encyclique Mystici Corporis : « Ce n’est pas assez de dire : un et indivisible ; il doit encore être concret et perceptible aux sens, comme l’affirme Notre Prédécesseur d’heureuse mémoire, Léon XIII, dans sa Lettre encyclique Satis cognitum : c’est parce qu’elle est un corps que l’Église est visible à nos regards. » Il est étonnant que ces catholiques qui hypertrophient la notion d’infaillibilité pontificale et de magistère ordinaire, jusqu’à réduire la vie catholique à une obéissance aveugle au pape (comme le font les conservateurs), en arrivent à nier une vérité aussi fondamentale ! Notre-Seigneur a fondé une société que tous peuvent et doivent reconnaître.

Une épreuve douloureuse

Dans les épreuves douloureuses que traverse l’Église, on connaît la position que Monseigneur Lefebvre a adoptée. Dans son sermon des ordinations de 1982, il compare l’Église à Notre-Seigneur, vrai Dieu et vrai homme. Le Christ a pu souffrir la Passion sans cesser de soutenir l’univers dans l’existence. Jamais les apôtres n’auraient pu imaginer que les humiliations de Dieu lui-même auraient pu aller aussi loin. De même l’Église est sainte, mais elle est composée de pécheurs. La liturgie nous fait implorer la miséricorde divine afin qu’elle veuille bien « purifier l’Église » (cf. oraison du quinzième dimanche après la Pentecôte). Aujourd’hui nous devons bien constater que, par une disposition mystérieuse de la Providence, les papes ont laissé entrer l’hérésie, et l’ont favorisée même, dans l’Église. C’est un fait que nous ne pouvons nier. Accepter les nouveautés de Vatican II et de la réforme liturgique, ce serait nous mettre en opposition, que nous le voulions ou non, au magistère constant de l’Église. Alors pourquoi le bon Dieu permet-il une telle épreuve si ce n’est pour accroître notre amour de l’Église telle qu’elle est et non pas telle que nous voudrions qu’elle soit ?

Professer la foi en une société visible et indéfectible instituée par le Christ Jésus

Chrétiens du début du XXIe siècle, nous serons jugés en particulier sur notre amour de l’Église. Certains s’accommodent d’une Église libérale dont la prédication est imprégnée de l’esprit du monde. D’autres sont persuadés que la crise que traverse l’Église est irréversible et que jamais les papes ne prêcheront plus le règne social du Christ. À nous de professer la foi en une société visible et indéfectible instituée par le Christ Jésus pour établir son règne dans les cœurs et sur toutes les institutions, au risque de passer pour plus papistes que le pape !

Mais notre amour de l’Église nous oblige-t-il à nier absolument la vacance du siège de Pierre ? Dans la mesure où toute la hiérarchie actuelle de l’Église a été établie par des papes conciliaires, il semble que ce soit le cas. Pourtant il faut bien remarquer que Monseigneur Lefebvre tenait une position plus nuancée : « Cela ne veut pas dire pour autant que je sois absolument certain d’avoir raison dans la position que je prends. Je la prends surtout d’une manière, je dirais, prudentielle ; prudence que j’espère être la sagesse de Dieu, que j’espère être le don de conseil, enfin prudence surnaturelle. C’est plutôt sur ce domaine-là que je me place, je dirais, plus peut-être que sur le domaine purement théologique et purement théorique. […] Nous nous trouvons dans une situation pratique, réelle. Alors le problème se pose pour nous, bien sûr. Comment se peut-il, étant donné les promesses que Notre-Seigneur Jésus-Christ a faites d’assistance à son Vicaire sur la terre, comment peut-il se faire qu’en même temps celui qui est Vicaire puisse, par lui-même ou par d’autres, rompre la foi des fidèles ? Comment est-ce possible ? C’est là notre grand problème. » (le 5 octobre 1978)

Monseigneur Lefebvre n’affirmait donc pas être certain que le pape le fût en réalité. En revanche, dans la même conférence, il rejetait avec force les erreurs du concile Vatican II que certains admettent par fausse obéissance. « Alors certains insistent donc sur le caractère d’assistance au pape, et donc il ne peut pas se tromper, et donc il faut obéir, et donc nous n’avons pas le droit, en aucune manière, de discuter de ce que fait le pape, etc. Ça, je dirais, c’est une obéissance aveugle qui ne me paraît pas non plus conforme à la prudence. Donc nous constatons qu’il y a des choses qui nous sont enseignées et qui nous sont maintenant diffusées par l’Église, qui ne sont pas conformes à ce que la Tradition nous enseigne, à ce que les autres papes nous ont enseigné. Donc il y a là une situation de fait devant laquelle nous nous trouvons. Quand on met en parallèle les textes de la liberté religieuse tels qu’ils sont dits dans le Concile et les textes sur la liberté religieuse des papes Pie IX, Léon XIII, Grégoire XVI, enfin tous les papes précédents, c’est le contraire. Exactement le contraire ! »

Sauver son âme

La question que le Bon Dieu nous posera au jour de notre jugement ne portera pas sur des opinions théologiques. L’important est de sauver son âme. En quoi le fait d’affirmer qu’il n’y a plus de pape rendrait le salut éternel plus facile ? « Cela n’a pas une telle influence sur notre conduite pratique. Pourquoi ? Parce que nous rejetons fermement, courageusement, tout ce qui est contre la foi. Il n’y a rien à faire. Je dirais même sans savoir d’où ça vient, sans savoir qui est le coupable, en laissant à Dieu le soin de juger le coupable, si c’est celui-ci, si c’est celui-là. »

Dans une lettre au père Guérard des Lauriers, Monseigneur Lefebvre avançait le même argument, digne d’un vrai pasteur d’âmes : « Si vous avez l’évidence de la déchéance juridique du pape Paul VI, je comprends votre logique subséquente. Mais personnellement j’ai un doute sérieux et non une évidence absolue. Dans l’attitude pratique, ce n’est pas l’inexistence du pape qui fonde ma conduite, mais la défense de ma foi catholique. Or vous croyez en conscience devoir partir de ce principe qui malheureusement jette le trouble et cause des divisions violentes, ce que je tiens à éviter. »

Le Bon Dieu nous demande de garder la foi, ce qui nous oblige à résister à l’autorité défaillante comme le fit saint Paul (cf. Gal. II, 11). Voilà un devoir que les sédévacantistes croient ne plus avoir. Devant les défaillances de l’autorité, ils préfèrent dire qu’elle n’existe plus. Une telle attitude se juge aussi par ses fruits. Des prêtres qui vivent isolés les uns des autres et qui exercent un ministère sans supérieur réel ne donnent certainement pas un bon exemple. Jamais l’Église ne pourra approuver cet esprit d’indépendance. Ce qui est remarquable dans l’œuvre de Monseigneur Lefebvre, c’est que tout y respire l’esprit et la pratique constante de l’Église. Le jour où Rome reviendra à la foi de toujours, la reconnaissance de la Fraternité Saint-Pie-X se fera sans heurt, sans que cela n’affecte la vie concrète des prêtres et des fidèles. Nous sommes catholiques tout simplement.

 Abbé Thierry Gaudray

 

 

La tiédeur de l’âme

« C’est du fond de Notre cœur, chers fils et chères filles de Rome, que vous est adressée cette paternelle exhortation ; de Notre cœur inquiet de voir se répandre à l’excès une torpeur qui empêche un grand nombre d’entreprendre ce retour vers Jésus-Christ, vers l’Eglise, vers la vie chrétienne, souvent indiqué par Nous comme le remède propre à résoudre la crise générale qui agite le monde.1 » Par ces mots, Pie XII exprimait déjà son souci de voir les catholiques se laisser aller à la tiédeur, au contact d’un monde s’éloignant de plus en plus de Dieu. Il n’est certes pas nouveau que l’Eglise traverse des périodes de torpeur, mais ces épisodes semblaient plutôt réservés aux périodes où la religion était à l’abri des hérésies ou des attaques du monde. Confrontée à l’adversité et aux persécutions, l’Eglise a prouvé à maintes reprises la véracité de ces mots de Tertullien : « Le sang des martyrs est semence de chrétiens ». C’est en effet dans les épreuves que se révèlent les grands caractères, et que la grâce fait des miracles. Mais sommes-nous entrés dans un âge de paix pour être à ce point indolents et apathiques au service de Dieu ? Il suffit de regarder autour de nous pour que le spectacle que nous donne le monde nous convainque du contraire, alors pourquoi manquons-nous tant d’enthousiasme aux choses de Dieu ?

Pourquoi sommes-nous tièdes ?

La tiédeur de l’âme n’est pas qu’une maladie du monde moderne, puisque Notre-Seigneur lui-même s’en plaignait : « Je vomirai les tièdes.» Blessée par le péché originel, la nature humaine a perdu cette attirance innée et presque irrésistible au bien. Depuis la chute de nos premiers parents, faire le bien nécessite un effort presque constant, et l’homme renâcle ainsi à se priver des biens temporels immédiats, même si cela est en vue du bonheur éternel. Cette difficulté à faire le bien mène à l’acédie, ou « torpeur de l’esprit qui ne peut entreprendre le bien », selon les mots de saint Thomas d’Aquin. L’âme, lassée de combattre sa nature blessée, se dégoûte peu à peu des exercices de piété et des commandements que lui fait la religion. Elle ne trouve plus le plaisir qu’elle pouvait avoir dans ces exercices, et le moindre d’entre eux devient insupportable ou insipide. Les pères de l’Eglise distinguent deux natures à l’acédie : elle peut être soit une épreuve, soit une maladie spirituelle. Dans ce dernier cas, il n’est pas rare d’entendre parler de désolation.

L’acédie comme épreuve spirituelle

La désolation est une épreuve habituellement réservée aux âmes qui cherchent à s’unir plus intimement à Dieu. L’âme ne trouve plus la joie qu’elle avait dans la prière ou les œuvres de piété, elle est remplie d’une forme de tristesse. Cela peut sembler paradoxal que Dieu s’éloigne ainsi en rendant difficile la pratique de la piété et de la vertu. La raison est qu’Il veut de cette manière, faire grandir à un plus haut niveau l’amour que lui portent ces âmes : en détachant les actes de piété des plaisirs sensibles qu’ils peuvent produire, Il les recentre sur leur but réel qui est le service de Dieu pour lui-même, et non pas pour une quelconque joie. Les saints ont eux-mêmes vécu cette épreuve, destinée à les purifier des attaches sensibles qui pouvaient leur rester. Saint Alphonse dit même qu’« ils ont été le plus souvent dans les aridités, et non dans les consolations sensibles », et saint François de Sales confirme que « les plus grands serviteurs de Dieu sont sujets à ces secousses [ces aridités de l’âme] et que les moindres ne doivent pas s’en étonner s’il leur en arrive quelques-unes ». A titre d’exemple, saint François d’Assise souffrit deux ans de cette aridité de l’âme, sainte Marie-Madeleine de Pazzi, cinq ans, et sainte Jeanne de Chantal, quarante ans.

Les pères spirituels2 insistent en soulignant que l’épreuve de la désolation n’est justement qu’une épreuve, destinée à nous élever encore plus haut dans l’amour de Dieu et le détachement du monde. On est coupable de rien si l’on ressent ces aridités, tant que l’on n’abandonne pas nos devoirs de piété.

L’acédie comme maladie spirituelle

La tiédeur peut également être un état permanent de l’âme, auquel cas il s’agit d’une véritable maladie spirituelle. On y tombe de diverses manières, soit que notre caractère vienne amplifier la blessure du péché originel, soit qu’on ait négligé de prendre les moyens nécessaires pour sortir de cette tiédeur. Saint Grégoire le Grand recense six conséquences de l’acédie, dont la pusillanimité, la torpeur au regard des commandements et le vagabondage de l’esprit autour des choses défendues3. La pusillanimité est dangereuse en ce qu’elle tend à écarter l’âme des remèdes nécessaires à sa guérison, et en premier lieu la prière. La pusillanimité recule devant les biens difficiles à atteindre ; puisque la prière est difficile à l’âme frappée d’acédie, alors le premier réflexe est de la fuir, ou de se contenter du strict minimum (prières du matin et du soir réduites à l’extrême, bénédicités, et peut-être un chapelet de temps en temps, selon l’humeur).

La torpeur, ou la négligence au regard des commandements, est fortement liée à la pusillanimité. Ayant fait le choix de la demi-mesure en ce qui touche la vie spirituelle, il est logique que l’âme tiède se permette des concessions vis-à-vis des commandements de Dieu et de l’Eglise. Le « Tu ne tueras pas » prend un sens littéral, et on feint d’oublier que ce précepte touche aussi aux atteintes plus générales envers le prochain : la médisance, l’irrespect, l’humiliation volontaire, etc… L’observance des règles de l’Eglise prend peu à peu un aspect de pharisianisme.

Puisque les choses de l’ordre spirituel ne lui causent plus de joies, et que l’on ne peut vivre sans joies, l’âme est fortement tentée de chercher dans les choses extérieures ce plaisir qui lui manque. Si elle n’est pas bridée, elle se met à vagabonder autour des choses défendues, à « flirter avec le péché ». Il en est de même du poisson nageant autour de l’appât. Plus il tourne, plus l’appât devient intéressant. Il ne mord pas encore, mais ses cercles deviennent concentriques et se rapprochent de plus en plus de ce ver si gras et frétillant. Et s’il ne se décide à tourner un bon coup, alors il mord dans le piège et se retrouve brutalement face à celui qui va le passer à la broche. Nous ne mourons pas dès que nous succombons au péché, mais nous tuons notre âme. Il est ainsi impératif de se soigner contre ce mal, car faute de remèdes, et de chute en chute, il empire et peut très facilement mener au rejet complet de Dieu.

Les remèdes

Les pères spirituels, habitués à traiter l’acédie sous ses deux formes d’épreuve ou de maladie de l’âme, donnent trois antidotes à cette tiédeur.

Tout d’abord ne pas fuir : on ne peut vaincre la tiédeur si on abandonne les exercices de piété, même si ceux-ci ne nous procurent plus de joie ou nous dégoûtent. Fuir cette tristesse conduit à l’abandon pur et simple de la prière.

Ensuite, il faut faire preuve de patience et de confiance, comme le souligne Saint Bernard : « Lors donc que vous soyez tombés dans la torpeur, l’acédie et le dégoût, n’entrez pas en défiance et ne quittez pas vos exercices spirituels ; mais cherchez la main de Celui qui peut vous assister.» L’Eglise nous rappelle que Dieu ne donne jamais d’épreuve qui soit au-dessus de nos forces, et que nous sommes assurés de l’abondance de la grâce divine lorsque nous sommes dans l’adversité.

Enfin, le troisième remède indiqué est de s’ouvrir auprès de bonnes personnes, et de faire prier pour soi. La fierté voudrait que l’on garde pour soi ces épreuves, mais c’est là une arme du démon pour nous emprisonner dans la tristesse et nous mener à la chute. Se confier de notre tiédeur permet de se libérer d’une partie de ce fardeau, d’obtenir les conseils avisés de personnes expérimentées et de bénéficier du soutien de leurs prières, très efficaces dans ce combat de l’âme. La communion des saints n’est pas qu’une chose du Ciel, elle est également un soutien des plus nécessaires pour surmonter les épreuves de notre vie terrestre. Le chrétien des temps modernes est moins confronté que par le passé aux luttes violentes menées pour l’arracher à sa Foi. Plus de persécutions4, plus de guerres de religion, plus de tribunal révolutionnaire et de guillotine pour le sommer d’abjurer. Certes non, mais le danger est beaucoup plus insidieux, beaucoup plus sournois. On veut reproduire sur l’Eglise la fable de la grenouille dans sa marmite d’eau bouillante, en faisant miroiter les plaisirs qu’offre le monde. Le démon et ses sbires ont bien compris qu’on parvient mieux à soumettre les âmes par l’usure plutôt que par l’assaut frontal.

Contre la tiédeur de l’âme, il faut continuer à agir en renouvelant à Dieu notre confiance et notre espérance, et ne pas se renfermer sur sa déprime spirituelle. A nous la fidélité de tous les jours, dans nos petits combats spirituels qui sont d’une si grande richesse aux yeux de Dieu. A Lui la liberté de nous en délivrer quand Il le veut, et de nous soutenir de la manière qu’Il veut.

« Seigneur, j’abandonne mon passé à Votre miséricorde, mon présent à Votre amour, mon avenir à Votre Providence ! » (Padre Pio)

 

RJ

 

1 Exhortation au peuple de Rome, 20 février 1952

2 Par exemple Dom Vital Lehodey, dans son ouvrage Le Saint Abandon

3 Les trois autres conséquences sont : la malice, la rancœur et le désespoir.

4 Nous parlons ici des chrétiens en Occident, nos frères d’Orient étant quant à eux de plus en plus confrontés aux persécutions sanglantes.

 

 

 

Le vrai sens du travail

Dieu plaça Adam dans le paradis pour qu’il le cultive et le garde. (Gn 2, 15)

Avant même leur désobéissance, tel était l’emploi de nos premiers parents dans le plan de Dieu. C’est dire que si, aujourd’hui, souffrance, pénibilité, maladies, contraintes, discipline, sueur… accompagnent aussi le travail humain, ils ne sont que la sanction de la faute originelle et non le fait du travail lui-même, qui procure aussi bien des joies.

Le travail, pourtant quotidiennement vécu, doit être une réalité bien complexe pour que le Robert y consacre quatre pages du dictionnaire en onze volumes !

Hommes, animaux, machines au travail 

Une des définitions que donne le Robert, « fait de produire un effet utile par son activité », semble expliquer le sens très étroit qu’a pris le mot. En ce sens, une machine travaille ; on attend de la mécanique, des rouages ou des connexions que soit rigoureusement suivi le programme prévu : une machine prenant des initiatives inspire films d’épouvante et de science-fiction !

Nul doute qu’un animal puisse travailler. Mais  a-t-on déjà vu un bœuf tirant une charrue, parvenu en limite de champ, se retourner pour contrôler le parfait alignement du sillon ? Si tel était le cas, sa dépouille, soigneusement embaumée, devrait rejoindre le musée de l’Homme.

Ces exemples conduisent à cerner ce qu’est le travail humain, c’est-à-dire qui correspond à la spécificité de l’homme. La philosophie classique a mis l’accent sur la faculté qu’il a de penser librement, ce qui lui permet de connaître, de juger, d’anticiper, d’agir, de contrôler : l’homme est un « animal raisonnable ». On disait d’un enfant qu’il « n’a pas l’âge de raison », aujourd’hui qu’il est « immature », tant qu’il n’est pas en mesure de prévoir les conséquences, même immédiates, de ses actes : jouer avec le feu, se pencher sur le vide… Par ailleurs, on dit que le fou et le colérique « perdent la raison « , ils ne peuvent plus se contrôler.

 Le travail ne se vend ni ne s’achète

Pour saisir le sens réel du travail, il faut le dégager de l’économisme et du financiérisme contemporains, qui le réduisent à une marchandise monnayable, aujourd’hui fin ultime de la vie sociale à laquelle est sacrifiée même la vie personnelle et familiale.

Ont été confondus travail et fruit du travail. Certains de ses fruits, biens matériels, ou intellectuels (livres, conseils, musique…) peuvent faire l’objet de transactions rémunérées, mais la caractéristique du travail n’est pas le fait d’une contrepartie financière. Ainsi l’exprime bien l’enfant en train de jouer qui, appelé à table, dit avec sérieux : « Je finis mon travail », ou l’élève qui étudie d’arrache-pied ses cours, ou encore la mère de famille qui, tenant sa maison, exerce cent professions. Et chacun sans aucune rémunération !

Tout dans la nature travaille : le vin, la végétation et même une charpente, pourtant bois mort !

« L’homme est né pour travailler comme l’oiseau pour voler », nous enseigne le Livre de Job.

Le travail, c’est la vie ! Je vais au travail « pour gagner ma vie », mais la vie ne se borne pas aux richesses matérielles ; car la vie « au travail » c’est autant l’amitié, le sentiment d’être utile, le don de soi, les relations de qualité, la confiance, le désir de progresser ou de transmettre, de faire grandir les autres… Le travail peut donc être désintéressé, c’est-à-dire sans contrepartie matérielle. Ainsi, on peut travailler bénévolement. Saint Benoît, patron de l’Europe, fait du travail un des piliers de sa règle. Les œuvres de charité, dont l’Église pourrait à juste titre s’enorgueillir, n’autorisent pas le plus fieffé laïcard à affirmer par exemple que saint Vincent de Paul ou sainte Jeanne Jugan n’ont jamais travaillé ! Autant de réalités qui n’ont pas de prix et qui sont les fruits d’un travail.

Source d’enrichissement personnel, intellectuel, moral, spirituel

C’est alors que le travail prend tout son sens vrai et donc chrétien.

Par le travail, l’homme extériorise ses talents ; il exerce et développe ses facultés : sa mémoire s’enrichit d’expériences ; son intelligence se nourrit de connaissances, ainsi se développe la capacité de jugement ; sa volonté le conduit à découvrir et inventer…

Le travail élève et révèle les potentialités de chacun, il est éducateur.

Selon l’Aquinate, il nous révèle « de plus en plus la fécondité de la nature.1» Il nous fait participant au maintien, à la mise en ordre, au développement de la Création. S’il en était autrement, pense t-on que Notre Seigneur se serait mis à l’école de saint Joseph ?

L’homme, « en travaillant, perfectionne en soi l’image de Dieu2 ».

Le travail humain, servile ou pas, rémunérateur ou non, familial, artistique, commercial, bénévole, industriel, est aussi école de réalisme et d’humilité ; il éduque au sens de la responsabilité personnelle : nous y recevons très vite les multiples conséquences de nos actions, effets de nos forces et de nos faiblesses. C’est là une des caractéristiques éminentes du sens vrai du travail. Ce sont nos œuvres qui nous accompagneront dans l’autre monde, où nous devrons rendre raison de notre administration :

« Tout arbre qui ne portera pas de bons fruits sera jeté au feu.»

Le salut est personnel ; le jugement sera personnel. Aux parents comme aux enfants, aux ouvriers comme aux cadres, aux vieux comme aux jeunes, il sera demandé à chacun des comptes sur l’usage fait des talents reçus et exercés dans le pré où il a plu au divin Pasteur de nous faire paître !

Le travail, contribution au bien commun

« Il n’est pas bon que l’homme soit seul (Gn 2, 18)

Il était possible au Créateur de pourvoir chacun de ce qui lui était nécessaire. Il en est ainsi des animaux, qui, même lorsqu’ils vivent en groupe, sont mus par leur seul instinct.

Dieu en a disposé autrement pour les hommes.  

Notre-Seigneur, par la plume de sainte Catherine de Sienne3, docteur de l’Église, explique ce qui anime l’activité de l’homme :

« (…) Telles sont les vertus – et bien d’autres encore qui ne se peuvent raconter – qu’engendre l’amour du prochain. Il est entre elles des différences et je ne les donne pas toutes également à chacun. J’en donne une à celui-ci, une autre à celui-là… II en est plusieurs que je distribue de telle manière, tantôt à l’un, tantôt à l’autre, qu’elles apparaissent comme étant la vertu capitale en regard des autres. À l’un, c’est la charité ; à l’autre, la justice ; à celui-ci, l’humilité ; à celui -là, une foi vive ; à quelques-uns la prudence, ou la tempérance, ou la patience ; à certains, la force. Ces vertus et bien d’autres, je les dépose dans l’âme à des degrés divers chez beaucoup de créatures. Il en est ainsi de plusieurs dons et grâces de vertu, ou d’autres qualités spirituelles et temporelles.

Quant aux biens temporels, pour les choses nécessaires à la vie humaine, je les ai distribués avec la plus grande inégalité, et je n’ai pas voulu que chacun possédât tout ce qui lui était nécessaire pour que les hommes aient ainsi l’occasion, par nécessité, de pratiquer la charité les uns envers les autres. Il était en mon pouvoir de doter les hommes de tout ce qui leur était nécessaire pour le corps et pour l’âme ; mais j’ai voulu qu’ils eussent besoin les uns des autres et qu’ils fussent mes ministres pour la distribution des grâces et des libéralités qu’ils ont reçues de moi, Qu’il le veuille ou non, l’homme ne peut ainsi échapper à cette nécessité de pratiquer l’acte de charité ; il est vrai que, s’il n’est pas accompli pour l’amour de moi, cet acte n’a plus aucune valeur surnaturelle. Tu vois donc que c’est pour leur faire pratiquer la vertu de charité que je les ai faits mes ministres, que je les ai placés en des états différents et des conditions inégales. »

La diversité des talents de toute nature est un gage de complémentarité et de cohésion sociale pour autant que les hommes, êtres libres, y ordonnent leur activité. Ils sont à l’égard des autres, des « ministres de Dieu » pour la distribution des >>> >>> biens qu’ils ont reçus ou acquis. Talents, savoir, savoir-faire, savoir-être de chacun sont au service de tous.

Ainsi, par notre activité laborieuse, contribuons-nous au bien commun de la société, héritiers que nous sommes et débiteurs dont toute notre vie ne suffira pas pour éponger notre dette ? En favorisant la communication des biens temporels et spirituels, le travail est service tourné au profit des autres et de la société.

 

Si beaucoup considèrent le travail – essentiel de l’activité humaine – comme une malédiction dont il faut « se libérer », le catholicisme, bien au-delà du simple moyen de pourvoir aux nécessités matérielles, l’a mis au rang de dignité, d’honneur, et en a fait un outil de perfectionnement de l’être. Ainsi, l’Église se plaît à le célébrer en la personne de saint Joseph.

Charles Péguy, évoquant des ouvriers qu’il avait connus, écrivait :

Ils disent que travailler c’est prier, et ils ne croient pas si bien dire.

Tant leur travail est une prière, et l’atelier, un oratoire4

 L’office divin étant la partie la plus noble du travail d’un moine bénédictin, saint Benoît aurait pu donner comme devise à sa fondation le seul mot d’ordre « Labora ». Mais dans sa sainteté il a voulu distinguer l’activité exclusivement tournée vers Dieu de celle passant par les hommes.

Yann Le Coz5

 

1 Saint Thomas d’Aquin (S.T. I, Q 102 art 4)

2 Pie XII, Message de Noël (1955)

3 Dialogue (VII, 10-12)

4 Charles Péguy, L’argent.

5 De l’Action Familiale et Scolaire, https://www.a-f-s.org