La tiédeur de l’âme

« C’est du fond de Notre cœur, chers fils et chères filles de Rome, que vous est adressée cette paternelle exhortation ; de Notre cœur inquiet de voir se répandre à l’excès une torpeur qui empêche un grand nombre d’entreprendre ce retour vers Jésus-Christ, vers l’Eglise, vers la vie chrétienne, souvent indiqué par Nous comme le remède propre à résoudre la crise générale qui agite le monde.1 » Par ces mots, Pie XII exprimait déjà son souci de voir les catholiques se laisser aller à la tiédeur, au contact d’un monde s’éloignant de plus en plus de Dieu. Il n’est certes pas nouveau que l’Eglise traverse des périodes de torpeur, mais ces épisodes semblaient plutôt réservés aux périodes où la religion était à l’abri des hérésies ou des attaques du monde. Confrontée à l’adversité et aux persécutions, l’Eglise a prouvé à maintes reprises la véracité de ces mots de Tertullien : « Le sang des martyrs est semence de chrétiens ». C’est en effet dans les épreuves que se révèlent les grands caractères, et que la grâce fait des miracles. Mais sommes-nous entrés dans un âge de paix pour être à ce point indolents et apathiques au service de Dieu ? Il suffit de regarder autour de nous pour que le spectacle que nous donne le monde nous convainque du contraire, alors pourquoi manquons-nous tant d’enthousiasme aux choses de Dieu ?

Pourquoi sommes-nous tièdes ?

La tiédeur de l’âme n’est pas qu’une maladie du monde moderne, puisque Notre-Seigneur lui-même s’en plaignait : « Je vomirai les tièdes.» Blessée par le péché originel, la nature humaine a perdu cette attirance innée et presque irrésistible au bien. Depuis la chute de nos premiers parents, faire le bien nécessite un effort presque constant, et l’homme renâcle ainsi à se priver des biens temporels immédiats, même si cela est en vue du bonheur éternel. Cette difficulté à faire le bien mène à l’acédie, ou « torpeur de l’esprit qui ne peut entreprendre le bien », selon les mots de saint Thomas d’Aquin. L’âme, lassée de combattre sa nature blessée, se dégoûte peu à peu des exercices de piété et des commandements que lui fait la religion. Elle ne trouve plus le plaisir qu’elle pouvait avoir dans ces exercices, et le moindre d’entre eux devient insupportable ou insipide. Les pères de l’Eglise distinguent deux natures à l’acédie : elle peut être soit une épreuve, soit une maladie spirituelle. Dans ce dernier cas, il n’est pas rare d’entendre parler de désolation.

L’acédie comme épreuve spirituelle

La désolation est une épreuve habituellement réservée aux âmes qui cherchent à s’unir plus intimement à Dieu. L’âme ne trouve plus la joie qu’elle avait dans la prière ou les œuvres de piété, elle est remplie d’une forme de tristesse. Cela peut sembler paradoxal que Dieu s’éloigne ainsi en rendant difficile la pratique de la piété et de la vertu. La raison est qu’Il veut de cette manière, faire grandir à un plus haut niveau l’amour que lui portent ces âmes : en détachant les actes de piété des plaisirs sensibles qu’ils peuvent produire, Il les recentre sur leur but réel qui est le service de Dieu pour lui-même, et non pas pour une quelconque joie. Les saints ont eux-mêmes vécu cette épreuve, destinée à les purifier des attaches sensibles qui pouvaient leur rester. Saint Alphonse dit même qu’« ils ont été le plus souvent dans les aridités, et non dans les consolations sensibles », et saint François de Sales confirme que « les plus grands serviteurs de Dieu sont sujets à ces secousses [ces aridités de l’âme] et que les moindres ne doivent pas s’en étonner s’il leur en arrive quelques-unes ». A titre d’exemple, saint François d’Assise souffrit deux ans de cette aridité de l’âme, sainte Marie-Madeleine de Pazzi, cinq ans, et sainte Jeanne de Chantal, quarante ans.

Les pères spirituels2 insistent en soulignant que l’épreuve de la désolation n’est justement qu’une épreuve, destinée à nous élever encore plus haut dans l’amour de Dieu et le détachement du monde. On est coupable de rien si l’on ressent ces aridités, tant que l’on n’abandonne pas nos devoirs de piété.

L’acédie comme maladie spirituelle

La tiédeur peut également être un état permanent de l’âme, auquel cas il s’agit d’une véritable maladie spirituelle. On y tombe de diverses manières, soit que notre caractère vienne amplifier la blessure du péché originel, soit qu’on ait négligé de prendre les moyens nécessaires pour sortir de cette tiédeur. Saint Grégoire le Grand recense six conséquences de l’acédie, dont la pusillanimité, la torpeur au regard des commandements et le vagabondage de l’esprit autour des choses défendues3. La pusillanimité est dangereuse en ce qu’elle tend à écarter l’âme des remèdes nécessaires à sa guérison, et en premier lieu la prière. La pusillanimité recule devant les biens difficiles à atteindre ; puisque la prière est difficile à l’âme frappée d’acédie, alors le premier réflexe est de la fuir, ou de se contenter du strict minimum (prières du matin et du soir réduites à l’extrême, bénédicités, et peut-être un chapelet de temps en temps, selon l’humeur).

La torpeur, ou la négligence au regard des commandements, est fortement liée à la pusillanimité. Ayant fait le choix de la demi-mesure en ce qui touche la vie spirituelle, il est logique que l’âme tiède se permette des concessions vis-à-vis des commandements de Dieu et de l’Eglise. Le « Tu ne tueras pas » prend un sens littéral, et on feint d’oublier que ce précepte touche aussi aux atteintes plus générales envers le prochain : la médisance, l’irrespect, l’humiliation volontaire, etc… L’observance des règles de l’Eglise prend peu à peu un aspect de pharisianisme.

Puisque les choses de l’ordre spirituel ne lui causent plus de joies, et que l’on ne peut vivre sans joies, l’âme est fortement tentée de chercher dans les choses extérieures ce plaisir qui lui manque. Si elle n’est pas bridée, elle se met à vagabonder autour des choses défendues, à « flirter avec le péché ». Il en est de même du poisson nageant autour de l’appât. Plus il tourne, plus l’appât devient intéressant. Il ne mord pas encore, mais ses cercles deviennent concentriques et se rapprochent de plus en plus de ce ver si gras et frétillant. Et s’il ne se décide à tourner un bon coup, alors il mord dans le piège et se retrouve brutalement face à celui qui va le passer à la broche. Nous ne mourons pas dès que nous succombons au péché, mais nous tuons notre âme. Il est ainsi impératif de se soigner contre ce mal, car faute de remèdes, et de chute en chute, il empire et peut très facilement mener au rejet complet de Dieu.

Les remèdes

Les pères spirituels, habitués à traiter l’acédie sous ses deux formes d’épreuve ou de maladie de l’âme, donnent trois antidotes à cette tiédeur.

Tout d’abord ne pas fuir : on ne peut vaincre la tiédeur si on abandonne les exercices de piété, même si ceux-ci ne nous procurent plus de joie ou nous dégoûtent. Fuir cette tristesse conduit à l’abandon pur et simple de la prière.

Ensuite, il faut faire preuve de patience et de confiance, comme le souligne Saint Bernard : « Lors donc que vous soyez tombés dans la torpeur, l’acédie et le dégoût, n’entrez pas en défiance et ne quittez pas vos exercices spirituels ; mais cherchez la main de Celui qui peut vous assister.» L’Eglise nous rappelle que Dieu ne donne jamais d’épreuve qui soit au-dessus de nos forces, et que nous sommes assurés de l’abondance de la grâce divine lorsque nous sommes dans l’adversité.

Enfin, le troisième remède indiqué est de s’ouvrir auprès de bonnes personnes, et de faire prier pour soi. La fierté voudrait que l’on garde pour soi ces épreuves, mais c’est là une arme du démon pour nous emprisonner dans la tristesse et nous mener à la chute. Se confier de notre tiédeur permet de se libérer d’une partie de ce fardeau, d’obtenir les conseils avisés de personnes expérimentées et de bénéficier du soutien de leurs prières, très efficaces dans ce combat de l’âme. La communion des saints n’est pas qu’une chose du Ciel, elle est également un soutien des plus nécessaires pour surmonter les épreuves de notre vie terrestre. Le chrétien des temps modernes est moins confronté que par le passé aux luttes violentes menées pour l’arracher à sa Foi. Plus de persécutions4, plus de guerres de religion, plus de tribunal révolutionnaire et de guillotine pour le sommer d’abjurer. Certes non, mais le danger est beaucoup plus insidieux, beaucoup plus sournois. On veut reproduire sur l’Eglise la fable de la grenouille dans sa marmite d’eau bouillante, en faisant miroiter les plaisirs qu’offre le monde. Le démon et ses sbires ont bien compris qu’on parvient mieux à soumettre les âmes par l’usure plutôt que par l’assaut frontal.

Contre la tiédeur de l’âme, il faut continuer à agir en renouvelant à Dieu notre confiance et notre espérance, et ne pas se renfermer sur sa déprime spirituelle. A nous la fidélité de tous les jours, dans nos petits combats spirituels qui sont d’une si grande richesse aux yeux de Dieu. A Lui la liberté de nous en délivrer quand Il le veut, et de nous soutenir de la manière qu’Il veut.

« Seigneur, j’abandonne mon passé à Votre miséricorde, mon présent à Votre amour, mon avenir à Votre Providence ! » (Padre Pio)

 

RJ

 

1 Exhortation au peuple de Rome, 20 février 1952

2 Par exemple Dom Vital Lehodey, dans son ouvrage Le Saint Abandon

3 Les trois autres conséquences sont : la malice, la rancœur et le désespoir.

4 Nous parlons ici des chrétiens en Occident, nos frères d’Orient étant quant à eux de plus en plus confrontés aux persécutions sanglantes.

 

 

 

Le vrai sens du travail

Dieu plaça Adam dans le paradis pour qu’il le cultive et le garde. (Gn 2, 15)

Avant même leur désobéissance, tel était l’emploi de nos premiers parents dans le plan de Dieu. C’est dire que si, aujourd’hui, souffrance, pénibilité, maladies, contraintes, discipline, sueur… accompagnent aussi le travail humain, ils ne sont que la sanction de la faute originelle et non le fait du travail lui-même, qui procure aussi bien des joies.

Le travail, pourtant quotidiennement vécu, doit être une réalité bien complexe pour que le Robert y consacre quatre pages du dictionnaire en onze volumes !

Hommes, animaux, machines au travail 

Une des définitions que donne le Robert, « fait de produire un effet utile par son activité », semble expliquer le sens très étroit qu’a pris le mot. En ce sens, une machine travaille ; on attend de la mécanique, des rouages ou des connexions que soit rigoureusement suivi le programme prévu : une machine prenant des initiatives inspire films d’épouvante et de science-fiction !

Nul doute qu’un animal puisse travailler. Mais  a-t-on déjà vu un bœuf tirant une charrue, parvenu en limite de champ, se retourner pour contrôler le parfait alignement du sillon ? Si tel était le cas, sa dépouille, soigneusement embaumée, devrait rejoindre le musée de l’Homme.

Ces exemples conduisent à cerner ce qu’est le travail humain, c’est-à-dire qui correspond à la spécificité de l’homme. La philosophie classique a mis l’accent sur la faculté qu’il a de penser librement, ce qui lui permet de connaître, de juger, d’anticiper, d’agir, de contrôler : l’homme est un « animal raisonnable ». On disait d’un enfant qu’il « n’a pas l’âge de raison », aujourd’hui qu’il est « immature », tant qu’il n’est pas en mesure de prévoir les conséquences, même immédiates, de ses actes : jouer avec le feu, se pencher sur le vide… Par ailleurs, on dit que le fou et le colérique « perdent la raison « , ils ne peuvent plus se contrôler.

 Le travail ne se vend ni ne s’achète

Pour saisir le sens réel du travail, il faut le dégager de l’économisme et du financiérisme contemporains, qui le réduisent à une marchandise monnayable, aujourd’hui fin ultime de la vie sociale à laquelle est sacrifiée même la vie personnelle et familiale.

Ont été confondus travail et fruit du travail. Certains de ses fruits, biens matériels, ou intellectuels (livres, conseils, musique…) peuvent faire l’objet de transactions rémunérées, mais la caractéristique du travail n’est pas le fait d’une contrepartie financière. Ainsi l’exprime bien l’enfant en train de jouer qui, appelé à table, dit avec sérieux : « Je finis mon travail », ou l’élève qui étudie d’arrache-pied ses cours, ou encore la mère de famille qui, tenant sa maison, exerce cent professions. Et chacun sans aucune rémunération !

Tout dans la nature travaille : le vin, la végétation et même une charpente, pourtant bois mort !

« L’homme est né pour travailler comme l’oiseau pour voler », nous enseigne le Livre de Job.

Le travail, c’est la vie ! Je vais au travail « pour gagner ma vie », mais la vie ne se borne pas aux richesses matérielles ; car la vie « au travail » c’est autant l’amitié, le sentiment d’être utile, le don de soi, les relations de qualité, la confiance, le désir de progresser ou de transmettre, de faire grandir les autres… Le travail peut donc être désintéressé, c’est-à-dire sans contrepartie matérielle. Ainsi, on peut travailler bénévolement. Saint Benoît, patron de l’Europe, fait du travail un des piliers de sa règle. Les œuvres de charité, dont l’Église pourrait à juste titre s’enorgueillir, n’autorisent pas le plus fieffé laïcard à affirmer par exemple que saint Vincent de Paul ou sainte Jeanne Jugan n’ont jamais travaillé ! Autant de réalités qui n’ont pas de prix et qui sont les fruits d’un travail.

Source d’enrichissement personnel, intellectuel, moral, spirituel

C’est alors que le travail prend tout son sens vrai et donc chrétien.

Par le travail, l’homme extériorise ses talents ; il exerce et développe ses facultés : sa mémoire s’enrichit d’expériences ; son intelligence se nourrit de connaissances, ainsi se développe la capacité de jugement ; sa volonté le conduit à découvrir et inventer…

Le travail élève et révèle les potentialités de chacun, il est éducateur.

Selon l’Aquinate, il nous révèle « de plus en plus la fécondité de la nature.1» Il nous fait participant au maintien, à la mise en ordre, au développement de la Création. S’il en était autrement, pense t-on que Notre Seigneur se serait mis à l’école de saint Joseph ?

L’homme, « en travaillant, perfectionne en soi l’image de Dieu2 ».

Le travail humain, servile ou pas, rémunérateur ou non, familial, artistique, commercial, bénévole, industriel, est aussi école de réalisme et d’humilité ; il éduque au sens de la responsabilité personnelle : nous y recevons très vite les multiples conséquences de nos actions, effets de nos forces et de nos faiblesses. C’est là une des caractéristiques éminentes du sens vrai du travail. Ce sont nos œuvres qui nous accompagneront dans l’autre monde, où nous devrons rendre raison de notre administration :

« Tout arbre qui ne portera pas de bons fruits sera jeté au feu.»

Le salut est personnel ; le jugement sera personnel. Aux parents comme aux enfants, aux ouvriers comme aux cadres, aux vieux comme aux jeunes, il sera demandé à chacun des comptes sur l’usage fait des talents reçus et exercés dans le pré où il a plu au divin Pasteur de nous faire paître !

Le travail, contribution au bien commun

« Il n’est pas bon que l’homme soit seul (Gn 2, 18)

Il était possible au Créateur de pourvoir chacun de ce qui lui était nécessaire. Il en est ainsi des animaux, qui, même lorsqu’ils vivent en groupe, sont mus par leur seul instinct.

Dieu en a disposé autrement pour les hommes.  

Notre-Seigneur, par la plume de sainte Catherine de Sienne3, docteur de l’Église, explique ce qui anime l’activité de l’homme :

« (…) Telles sont les vertus – et bien d’autres encore qui ne se peuvent raconter – qu’engendre l’amour du prochain. Il est entre elles des différences et je ne les donne pas toutes également à chacun. J’en donne une à celui-ci, une autre à celui-là… II en est plusieurs que je distribue de telle manière, tantôt à l’un, tantôt à l’autre, qu’elles apparaissent comme étant la vertu capitale en regard des autres. À l’un, c’est la charité ; à l’autre, la justice ; à celui-ci, l’humilité ; à celui -là, une foi vive ; à quelques-uns la prudence, ou la tempérance, ou la patience ; à certains, la force. Ces vertus et bien d’autres, je les dépose dans l’âme à des degrés divers chez beaucoup de créatures. Il en est ainsi de plusieurs dons et grâces de vertu, ou d’autres qualités spirituelles et temporelles.

Quant aux biens temporels, pour les choses nécessaires à la vie humaine, je les ai distribués avec la plus grande inégalité, et je n’ai pas voulu que chacun possédât tout ce qui lui était nécessaire pour que les hommes aient ainsi l’occasion, par nécessité, de pratiquer la charité les uns envers les autres. Il était en mon pouvoir de doter les hommes de tout ce qui leur était nécessaire pour le corps et pour l’âme ; mais j’ai voulu qu’ils eussent besoin les uns des autres et qu’ils fussent mes ministres pour la distribution des grâces et des libéralités qu’ils ont reçues de moi, Qu’il le veuille ou non, l’homme ne peut ainsi échapper à cette nécessité de pratiquer l’acte de charité ; il est vrai que, s’il n’est pas accompli pour l’amour de moi, cet acte n’a plus aucune valeur surnaturelle. Tu vois donc que c’est pour leur faire pratiquer la vertu de charité que je les ai faits mes ministres, que je les ai placés en des états différents et des conditions inégales. »

La diversité des talents de toute nature est un gage de complémentarité et de cohésion sociale pour autant que les hommes, êtres libres, y ordonnent leur activité. Ils sont à l’égard des autres, des « ministres de Dieu » pour la distribution des >>> >>> biens qu’ils ont reçus ou acquis. Talents, savoir, savoir-faire, savoir-être de chacun sont au service de tous.

Ainsi, par notre activité laborieuse, contribuons-nous au bien commun de la société, héritiers que nous sommes et débiteurs dont toute notre vie ne suffira pas pour éponger notre dette ? En favorisant la communication des biens temporels et spirituels, le travail est service tourné au profit des autres et de la société.

 

Si beaucoup considèrent le travail – essentiel de l’activité humaine – comme une malédiction dont il faut « se libérer », le catholicisme, bien au-delà du simple moyen de pourvoir aux nécessités matérielles, l’a mis au rang de dignité, d’honneur, et en a fait un outil de perfectionnement de l’être. Ainsi, l’Église se plaît à le célébrer en la personne de saint Joseph.

Charles Péguy, évoquant des ouvriers qu’il avait connus, écrivait :

Ils disent que travailler c’est prier, et ils ne croient pas si bien dire.

Tant leur travail est une prière, et l’atelier, un oratoire4

 L’office divin étant la partie la plus noble du travail d’un moine bénédictin, saint Benoît aurait pu donner comme devise à sa fondation le seul mot d’ordre « Labora ». Mais dans sa sainteté il a voulu distinguer l’activité exclusivement tournée vers Dieu de celle passant par les hommes.

Yann Le Coz5

 

1 Saint Thomas d’Aquin (S.T. I, Q 102 art 4)

2 Pie XII, Message de Noël (1955)

3 Dialogue (VII, 10-12)

4 Charles Péguy, L’argent.

5 De l’Action Familiale et Scolaire, https://www.a-f-s.org

 

Le pas de plus…

« Si quelqu’un te requiert pour une course de mille pas, fais-en deux autres mille avec lui1 Notre-Seigneur lance régulièrement un appel à la générosité de ceux qui l’écoutent sans pour autant imposer une action contraire au devoir d’état. Ce dernier, demandé à chacun selon ses fonctions et son rôle dans la société, implique une obligation morale : celle de bien faire ce que Dieu attend de nous dans notre agir quotidien. Qu’il soit chrétien ou non, l’homme ne peut trouver de satisfaction réelle que dans l’accomplissement de son rôle de parent, de travailleur, en bref de ce qui le définit dans la société. Il peut refuser ce rôle et en fuir les responsabilités et les charges, mais de cette fuite ne peut naître la paix de l’âme, malgré tous les subterfuges et distractions qu’il peut s’inventer. Il n’est cependant pas ici question de s’arrêter sur le seul devoir d’état, mais plutôt de considérer la question du « pas de plus », de ce que l’on peut faire en supplément de ce devoir propre à chacun. Quel est-il ? Comment l’accomplir, et est-il nécessaire ? Nous allons tâcher d’apporter ici quelques réponses.

 

La volonté de Dieu

L’homme vient de Dieu à la naissance et retourne à lui au moment de la mort. Entre les deux, il lui faut vivre conformément à la volonté de son créateur. Les pères spirituels distinguent deux aspects de cette volonté directrice de Dieu. Dans le premier, la volonté divine est clairement exposée, sans que nous ayons à nous demander si elle provient de Dieu ou non : c’est la volonté signifiée. Le second aspect est moins évident, moins précis de prime abord, et demande un certain discernement de notre part avant d’agir : c’est la volonté de bon plaisir. Passons d’abord sur la volonté signifiée. Elle nous est exposée, signifiée, de quatre façons : par les commandements de Dieu et de l’Eglise, par les conseils, les inspirations et enfin les règles. « [Elle] nous propose clairement les vérités que Dieu veut que nous croyions, les biens qu’il veut que nous espérions, les peines qu’il veut que nous craignions, ce qu’il veut que nous aimions, les commandements qu’il veut que nous observions et les conseils qu’il veut que nous suivions2

Les commandements de Dieu et de l’Eglise, et les règles3 constituent le devoir d’état de l’homme : état de créature soumise à un ordre divin, et état de membre de sociétés humaines (nation, commune, entreprise, association, etc.). Les conseils, indiqués par Dieu dans les Evangiles, se trouvent résumés dans les vœux religieux de pauvreté, chasteté et obéissance. Adaptés aux laïcs, il s’agit du détachement des biens du monde, qu’ils soient matériels (argent, possessions) ou spirituels (honneurs, science) ; de l’amour de Dieu au-dessus de toute autre chose, même si elle peut être bonne en soi ; de l’humilité voulue et recherchée dans tous les rapports avec le prochain. Enfin, les inspirations sont propres à chacun de nous, en fonction du plan particulier de Dieu sur les âmes : « Saint Antoine [fut inspiré] en entendant l’évangile qu’il lit à la messe, saint Augustin en écoutant la vie de saint Antoine, saint Ignace de Loyola en lisant la vie des saints4.» Leur forme varie extrêmement et ne nous appelle pas forcément à des actions extraordinaires, elles peuvent par exemple n’avoir pour but que de nous porter à mieux prier ou mieux pratiquer la vertu.

Pour ce qui est de la volonté de bon plaisir, celle-ci se lit dans les évènements imprévus de notre vie : maladies, succès, épreuves, etc. Dans certains cas, il peut être difficile de comprendre le dessein de Dieu. Il décide arbitrairement de nous mettre dans une situation souvent inconfortable, et nous laisse agir sans toujours nous indiquer ce qu’il désire. L’âme mesquine peut se révolter et manquer ainsi l’occasion de grandir dans la charité et l’union à Dieu, tandis que l’âme docile cherche patiemment et fidèlement à accomplir la volonté du maître. L’adage « les voies de Dieu sont impénétrables » exprime cette posture soumise de la créature imparfaite que nous sommes envers l’infinie bonté et sagesse de Dieu.

 

Agir face à la volonté de Dieu

La volonté signifiée et la volonté de bon >>>  >>> plaisir obligent l’homme à différents niveaux, et n’impliquent pas les mêmes conséquences.

La volonté signifiée est l’expression claire de ce que Dieu veut de nous. Les commandements et les règles qu’il nous a fixés ne peuvent être transgressés, sans faute parfois grave de notre part. Est-ce à dire qu’il nous suffit de ne pas voler, de ne pas mentir ou de ne pas manquer la messe dominicale pour accomplir la volonté de Dieu ? Certes non, car ce serait oublier les conseils qu’Il nous a donnés. Si leur nom n’indique pas d’obligation à proprement parler, Dieu a voulu en faire un moyen nécessaire pour notre salut : ne chercher qu’à respecter la limite fixée mène immanquablement à la transgression de cette loi. Blessée par le péché originel, la nature humaine penche irrésistiblement vers la chute morale si elle n’est soutenue par la vertu donnée par Dieu. Jésus-Christ nous l’affirme à diverses reprises, à travers la parabole des talents ou lorsqu’il menace les pusillanimes de la damnation : « Je vomirai les tièdes5.» Joseph de Maistre6 ajoute : « Celui qui veut faire tout ce qui est permis fera bientôt ce qui ne l’est pas ; celui qui ne fait que ce qui est justement obligatoire, ne le fera bientôt plus complètement.» Dieu veut donc que l’on s’applique nous seulement à respecter sa loi, mais également à suivre ses conseils, par lesquels l’observance de la loi est plus aisée et agréable.

Dans la volonté de bon plaisir, Dieu nous laisse libres d’agir. Allons-nous supporter patiemment la souffrance et la faire servir à notre salut ou à celui de notre prochain, ou allons-nous récriminer et nous révolter ? Si l’occasion se présente, allons-nous accepter d’œuvrer pour le bien commun ou plutôt préférer notre confort ? « Tout est Providence », dit-on, et Dieu ne cesse en effet de nous envoyer des occasions, principalement sous forme d’épreuves, pour faire un pas de plus dans la vertu. Afin de nous aider à bien réagir, Dom Vital expose trois degrés de générosité dans l’obéissance à la volonté de bon plaisir. Dans le premier degré, « on fuit [les contrariétés et les afflictions] autant que possible ; toutefois on aimerait mieux les souffrir que de commettre aucun péché pour les éviter ». On les supporte comme une sorte de fatalité. Dans le deuxième degré, « on les accepte et on les souffre volontiers, parce qu’on sait [qu’elles] sont dans l’ordre des desseins de Dieu ». L’âme est heureuse de ces occasions de prouver à Dieu son amour. Dans le troisième degré, « on va au-devant des peines, on se réjouit de leur arrivée », parce que l’on est heureux de cette marque d’amour que Dieu nous porte. Dieu affectionne tout particulièrement les âmes qui réagissent ainsi à ces « tests de charité », et sait les récompenser par d’innombrables grâces pour elles ou leur prochain. Il est impossible de compter tous les miracles de conversions ou de bienfaits causés par l’acceptation généreuse d’une épreuve, il faudra attendre le jugement général pour s’apercevoir à quel point Dieu apprécie ces petits témoignages de notre amour pour Lui.

 

« Le pas de plus » est rarement un geste grandiose ou éclatant. Aux yeux des hommes, il peut même passer inaperçu, mais aux yeux de Dieu, il revêt un éclat à nul autre pareil. Ce pas n’est pas fait pour l’homme, mais pour Dieu. Il est un fiat répété quotidiennement face à la volonté de Dieu. Rien ne nous arrive sans qu’il ne le permette et le veuille, et tout ce qui nous arrive est occasion à grandir dans son amour. La seule limite est celle que nous-mêmes nous mettons, car « la seule limite d’aimer Dieu est de l’aimer sans limite7

RJ

1 Mat.V, 41.

2 Dom Vital Lehodey, Le Saint Abandon

3 Règles de vie des religieux, et obligations professionnelles

4 Ibid. note 3

5 Apoc. : 3, 15

6 (1753-1821) un des philosophes de la Contre-révolution

7 Saint Augustin

 

 

La Foi du charbonnier

« En ce temps-là, Jésus prit la parole et dit : je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela (l’Evangile) aux sages et aux habiles, et de l’avoir révélé aux tout-petits1.» De nombreux épisodes de la vie de Notre-Seigneur le montrent louant la foi de simples gens, en opposition avec la science orgueilleuse des savants et des pharisiens. Une interprétation littérale de ces mots de Jésus peut nous conduire à réserver les sciences touchant au divin (théologie, philosophie morale et même philosophie en général), à l’élite des religieux et des clercs, pour leur préférer la connaissance plus simple et plus ferme du catéchisme. Ce dernier ne donne-t-il pas l’ensemble des vérités et des moyens nécessaires au salut de chacun ? Pourquoi se hasarder aux spéculations et théories de l’esprit, si propices à la vanité et aux errements de l’intelligence ? Cette attitude, que l’on a qualifiée de « Foi du charbonnier », peut sembler une réponse à la crise actuelle de la Foi et de la pensée, et un moyen simple mais efficace de faire son salut. Cependant, il se trouve nombre d’autorités religieuses et même laïques à critiquer cette posture, notamment dans les temps modernes.

Eloge de la foi du charbonnier

L’expression « avoir la foi du charbonnier » remonte au XVIIe siècle. Elle a d’abord été forgée pour se moquer des gens sans éducation qui croyaient dur comme fer ce que leur curé disait, sans questionnement. Cette vision caricaturale, née des Lumières dans le but d’attaquer l’Eglise, cherche à décrédibiliser deux caractères de la « foi du charbonnier », à savoir la simplicité et la fermeté.

Les ennemis de l’Eglise appellent naïveté ce qui est simplicité. Elle est simple en ce qu’elle n’est pas double : elle se remet entièrement à Dieu en raison de la sainteté de sa parole, selon ce que nous répétons dans l’Acte de Foi, et ne la souille pas par une écoute coupable des sirènes du monde opposée à Dieu. Le charbonnier, c’est-à-dire le chrétien simple et fidèle, n’est certes pas exempt de péchés, mais il sait d’une certitude absolue qu’il est fait pour le Ciel, que les choses de la terre sont éphémères et souvent nocives pour son salut, et qu’il faut gagner son paradis par un combat continuel, contre ses défauts et les tentations du monde et du démon. Il croit ce que Dieu dit, et comme Dieu s’adresse aux hommes principalement par son Eglise, il est naturel et logique de suivre la parole du clergé, mandaté par l’autorité divine pour instruire les hommes et les mener au Salut. Pour les questions de Foi et de morale, le catéchisme suffit à répondre à toutes les interrogations courantes. Pour les problèmes plus ardus, la voix de l’autorité ecclésiastique fait loi, et se résume dans cet adage : « Roma locuta, causa finita », « Rome a parlé, la cause est entendue ».

La fermeté du charbonnier est exprimée dans un conte du XVIIe, à l’origine de notre expression : alors que le diable venait tenter un charbonnier pour le faire douter de sa foi, il est repoussé à chacune de ses tentatives par les réponses dénuées de toute subtilité du charbonnier, qui « croit ce que l’Eglise croit » parce qu’elle-même « croit ce qu’il croit ». Sous la moquerie évidente, l’auteur critique la fermeté du chrétien en la traitant de stupidité. Mais cette fermeté dans la Foi  s’explique bien plutôt par une connaissance profonde et instinctive des grandes vérités : n’ayant pas succombé aux faux attraits du monde, le chrétien garde un regard pur sur ce qui l’entoure, et arrive aisément à distinguer ce qui est mal de ce qui est bien. Ce bon sens lui permet d’éviter de nombreux dangers, dans lesquels peut tomber plus aisément l’homme aveuglé par une science non réglée par la Foi ou la droite raison. Cette fermeté, semblable à la maison bâtie sur le roc dont parle Notre-Seigneur dans la parabole, s’appuie sur les grands principes de la religion à savoir les commandements de Dieu et de l’Eglise, et l’enseignement du Magistère. Elle s’appuie également sur une pratique régulière des actes de religion courants, comme l’assistance à la messe dominicale, la récitation des prières quotidiennes et du chapelet. Ces actes sont réguliers, leur manquement est bien plus lié à un empêchement exceptionnel qu’à une inconstance dans la piété. Ils ne sont certes pas extraordinaires, mais fournissent une base solide assurant une protection contre les attaques du monde.

Parler de la foi du charbonnier est donc une tentative de discréditer ce qui est en réalité la base de la chrétienté et de l’Eglise, à savoir une foi pleine et ferme dans la parole de Dieu. Cependant, il convient d’indiquer certaines limites de cette posture, lorsque les circonstances sont hostiles à l’exercice de la vertu.

Limites

Les temps modernes viennent malheureusement mettre en péril ce modèle de simplicité et de fermeté. Si la foi du charbonnier a pu se révéler saine et suffisante pour assurer le salut dans les temps de chrétienté (pensons par exemple à sainte Germaine de Pibrac, aux enfants de Fatima ou à sainte Bernadette Soubirous), elle est en butte aujourd’hui aux difficultés que posent les révolutions intellectuelles, spirituelles et doctrinales qui ont proliféré au cours des siècles derniers.

La simplicité qui faisait la force de cette foi se retourne contre elle lorsqu’elle est confrontée aux subtiles tactiques des ennemis de l’Eglise. Confrontée au persiflage constant du monde devenu irréligieux, elle se voit soudainement dans l’obligation de justifier de sa foi alors qu’elle ne dispose pas, ou peu, des arguments intellectuels nécessaires. L’ennemi étant passé maître dans l’art du sophisme, il lui est aisé de remplir le chrétien de confusion à coups d’arguments ou de slogans, assénés et répétés inlassablement. Les soi-disant contradictions entre les Evangiles, la corruption morale du clergé d’Ancien Régime et la réfutation de l’existence de Dieu en raison de l’existence du mal, ne sont que des exemples de ce qui est clamé à l’envi autour de nous, comme autant de preuves de la stupidité et de la perversité de la religion chrétienne. Le philosophe Jean Daujat (1906-1998) l’explique en ces termes, dans son ouvrage Vivre le christianisme : « Il y a un demi-siècle, un christianisme de pratiques routinières pouvait encore se maintenir par la force de la vitesse acquise : ce n’est plus possible aujourd’hui, une attitude faite de conformisme et d’habitudes sera inévitablement balayée et submergée par tous les courants intellectuels et moraux de ce monde déchristianisé, par l’état général des esprits et des mœurs.» Parvenir à conserver de manière intégrale la foi et la doctrine n’est plus possible aujourd’hui sans une certaine formation intellectuelle et spirituelle, et une habitude religieuse.

La situation moderne est en effet telle que le clergé lui-même, garant de la Foi et de la doctrine, a en grande partie renié sa mission, par malice ou par négligence. Or qu’arrive-t-il au troupeau quand le berger ne remplit plus son office ? Il se disperse et est en proie aux prédateurs. Notre brave charbonnier se retrouve dans la même situation, lorsqu’il entend de la bouche de son curé que toutes les religions se valent, que le Ciel est assuré à tous les hommes, que l’assistance à la messe n’est plus obligatoire, que Jésus-Christ n’est peut-être pas Dieu ! « Roma locuta »… Et puisque Rome a parlé, c’est que cela est vrai ! Et du jour au lendemain les églises se vident, les séminaires ferment, les fidèles cessent de pratiquer et même de croire, tout simplement. Comment expliquer la profonde crise morale et spirituelle de notre époque si l’on ne s’est un minimum formé à ces questions ? Comment espérer échapper aux dangers de plus en plus présents et perfides de ce monde ennemi du beau et du bien, si l’on ne se contente que d’une confortable et presque banale pratique de la messe dominicale et des prières du matin et du soir ? Si des chrétiens plus formés et plus fervents que nous ont été emportés par la tempête, pouvons-nous raisonnablement nous estimer hors de dangers ?

Il existe une fausse conception de la formation nécessaire au chrétien des temps modernes, qui voudrait faire de chacun de nous des puits de science et de théologie. Cela est exagéré, et risque d’effrayer même les meilleures volontés. Il ne nous est pas demandé d’avoir lu l’intégralité de la Somme Théologique ou de citer la Bible par cœur, mais de pouvoir défendre et d’abord de comprendre notre Foi. Etant un don de Dieu, elle échappe en partie à la raison, mais elle reste explicable par l’intelligence. Il existe pléthore d’ouvrages accessibles au chrétien désireux de se former intellectuellement, mais aussi spirituellement, car la formation seule de l’intelligence2 est insuffisante. Pour ne pas rester vaine, la recherche de Dieu par l’intelligence doit s’accompagner d’une recherche de Dieu par l’âme, dans l’oraison ou la méditation. S’initier à ce cœur à cœur de la créature avec son créateur est possible à chaque chrétien, quel qu’il soit, à l’aide par exemple des retraites spirituelles.

« Il n’y a le choix aujourd’hui qu’entre l’abandon du christianisme, où va le plus grand nombre, et un christianisme intégralement vécu », continue Jean Daujat dans son ouvrage cité plus haut. Ce christianisme intégralement vécu, c’est celui des âmes qui se donnent totalement à Dieu, qui ne lui retranchent rien. La gravité de notre époque et l’ampleur de la crise morale et spirituelle actuelle ne permettent plus la tiédeur, la Sainte Vierge Marie n’a cessé de nous le rappeler lors de ses dernières apparitions. Pour être entièrement à Dieu, il faut l’aimer ; pour l’aimer, il faut le connaître ; pour le connaître, il faut le chercher. N’hésitons donc pas à mettre notre intelligence et notre âme à la recherche plus profonde de Dieu, sous l’éclairage du Saint-Esprit. Il n’aspire qu’à se découvrir à nous, pourvu que nous nous mettions humblement à son école.

 

 RJ

 

L’épopée de Ville-Marie

La grandeur de la France ne s’est pas construite que dans les noms et dates célèbres, que l’on retrouve dans les livres et que l’on rappelle sans cesse. La grandeur de la France s’est aussi faite dans des épisodes aujourd’hui oubliés de notre histoire, avec des personnages presque anodins, quasiment inconnus, mais pourtant tout aussi méritoires que d’autres grandes figures de notre légende dorée. Telle est l’histoire de la fondation de Montréal au Québec, ou plutôt faudrait-t-il dire, de l’île Marie.

 A l’origine, un appel de Dieu

La première et la plus grande figure de la « Folle entreprise de l’île Marie », comme les contemporains en parlaient à l’époque, est Jérôme Royer de la Dauversière.

Né en 1597 à La Flèche, ce percepteur d’impôt est connu pour son honnêteté, sa piété et sa charité. Loin de profiter de sa fonction pour s’enrichir, il lui arrivait de payer lui-même l’impôt des pauvres, et consacrait toute sa fortune aux œuvres de charité. Il dépensait tellement son argent dans les bonnes œuvres qu’il est mort endetté. A au moins deux reprises, Dieu s’adressa à lui par une voix intérieure, la première fois en 1630 pour fonder à La Flèche une congrégation religieuse hospitalière, dédiée à Saint Joseph, et la deuxième fois en 1635 pour fonder un hôpital à Montréal, sans préciser lequel1. Cette révélation s’accompagnait d’une vision dans laquelle il vit les lieux où devait s’édifier l’hôpital, ainsi que les personnes qui l’aideraient dans son œuvre. Par ses lectures, La Dauversière finit par comprendre qu’il s’agissait de l’île de Montréal en Nouvelle-France, découverte par Jacques Cartier en 1535 et restée inhabitée. Il fonde alors en 1640 la Société Notre-Dame de Montréal et commence à préparer l’expédition chargée de s’implanter sur l’île, rencontrant ceux qui, avec lui, vont tout faire pour accomplir la volonté que Dieu a signifiée. Il fait tout d’abord la connaissance de l’abbé Jean-Jacques Olier (1608 -1657), qui sera son principal collaborateur. Comme La Dauversière, l’abbé Olier a vécu une expérience spirituelle qui l’a bouleversé : il fut frappé d’une cécité subite, pour le punir de la vie mondaine qu’il menait à Paris. Il en fut guéri miraculeusement par un pèlerinage à Lorette, en Italie2. Brusquement converti, il devint un curé modèle et fonda l’ordre de la Compagnie des Prêtres de Saint-Sulpice.

L’expédition pour la fondation de Ville-Marie fut confiée au jeune mais remarquable Paul de Chomedey de Maisonneuve (1612-1676), officier de l’armée royale reconnu pour sa grande piété.

A ce trio directeur viennent s’ajouter trois autres figures qui furent à la fois des membres et des piliers spirituels de cette entreprise : Jeanne Mance (1603-1673), Marguerite Bourgeoys (1620-1700) et Jeanne Le Ber (1662-1714).

Jeanne Mance, aussi appelée la « cofondatrice de Montréal », fut la directrice de l’hôpital de Montréal qu’elle dirigea avec une très grande générosité et charité, en œuvrant à la conversion des « pauvres sauvages idolâtres ». Elle était le bras droit du gouverneur de la ville, et avait une grande influence auprès des colons. Elle mourut en odeur de sainteté.

La deuxième figure de ce trio, Marguerite Bourgeoys, a été la première institutrice de la colonie. Convertie miraculeusement en passant devant une sculpture de la Sainte Vierge, elle décida de se joindre à l’aventure de Montréal pour éduquer les enfants des Indiens et des colons. Il faudra attendre plusieurs années avant que les premiers bébés des colons puissent grandir, le choc microbien causant la mort de tous les premiers-nés avant que l’organisme des parents ne s’habitue au pays. Elle fonda en 1658 la Congrégation NotreDame de Montréal, congrégation novatrice de « sœurs voyagères » pérégrinant de village en village pour enseigner gratuitement les enfants.

La dernière grande figure de cette fondation, Jeanne Le Ber,  est une pieuse laïque qui décida de vivre recluse à Ville-Marie, en offrant ses prières et ses mortifications pour la prospérité de la colonie. Elle fut surnommée « la Sainte Geneviève du Canada », suite à la victoire des Français sur la flotte anglaise venue attaquer Québec en 1690, victoire que l’on attribua à ses prières.

Avec de tels fondateurs, mêlant tant d’héroïsme à tant de piété, la fondation de Ville-Marie ne pouvait que présager de bonnes choses, malgré les difficultés d’une telle œuvre.

La folle entreprise

La première difficulté fut d’acquérir le droit de fonder sur l’île de Montréal. Distante de moins de trois cents kilomètres de Québec, capitale du Canada français (ou Nouvelle-France), ce lieu n’était occupé que de manière saisonnière par des chasseurs, et restait très exposé aux attaques des Iroquois hostiles aux Français. Il appartenait à la Compagnie des Cent-Associés, propriétaires des droits d’implantation et de commerce en Nouvelle France. Jérôme de la Dauversière achète la seigneurie de Montréal en 1640. Le 27 février 1642, lors d’une messe célébrée à Notre-Dame de Paris, la future colonie est confiée à la Sainte Vierge et baptisée du nom de « Ville-Marie ». Il faut ensuite vaincre l’opposition du gouverneur de Québec, Monsieur de Montmagny, qui critique le projet des associés : une nouvelle implantation de colons, trop proche des Iroquois et trop éloignée de la capitale, diviserait les efforts et les ressources à disposition et serait à la merci d’une incursion indienne. De Montagny accepte finalement de se joindre à l’aventure et fournit son aide à l’implantation des premiers colons.

Le 24 mai 1642, les « Montréalistes », au nombre de 50 hommes et 4 femmes, fondent la colonie de Ville-Marie. En décembre de la même année, une crue de la rivière Saint-Pierre faillit submerger l’île, mais les eaux s’arrêtèrent subitement quand de Maisonneuve planta une croix devant la palissade. L’année suivante, les Iroquois lancèrent leur premier raid qui tua une quarantaine d’habitants, (six colons et trente Indiens). Au nombre de huit cents, et armés par les Hollandais implantés plus au Sud, les Iroquois ne cessèrent de menacer la colonie et de la harceler. Chaque sortie de l’enceinte de Ville-Marie pouvait signifier la mort dans une embuscade, ou la capture suivie de longs supplices au poteau de torture avant une mise à mort barbare. Chaque année voyait son lot de colons et d’Indiens alliés être tués par les Iroquois, sans réelle possibilité de contre-attaquer. 1649 faillit voir la fin de l’aventure : une grave maladie atteint Monsieur de La Dauversière, et les Associés connaissaient des querelles qui les détournaient de la gestion de la colonie. Jeanne Mance entreprit un voyage en France afin de trouver de nouveaux soutiens, et à son passage Monsieur de La Dauversière guérit miraculeusement, redonnant ainsi l’espoir aux Montréalistes qui pensaient à plier bagage.

A ce renouveau suivit la période des « Années terribles ». De 1650 à 1653, les Iroquois redoublèrent leurs attaques et infligèrent de nombreuses pertes aux colons et à leurs alliés indiens. « Il n’y a pas de mois où notre livre des morts ne soit marqué en lettres rouges par la main de Iroquois », écrivit Dollier de Casson, l’un des premiers colons. Une centaine d’hommes supplémentaires étant nécessaire pour défendre l’île, Maisonneuve se rendit en France lever de nouveaux fonds et recruter des volontaires. Il rencontra Mme de Bullion, principale bienfaitrice de Ville-Marie qui lui donna 22 000 livres destinés à l’hôpital de la ville, en y ajoutant 20 000 livres pour l’enrôlement de nouveaux colons. Avec cette somme, Maisonneuve recruta cent cinquante nouveaux Montréalistes, ce qui permit de redresser la situation quasi désespérée de l’île. L’accalmie fut cependant de courte durée, les Iroquois reprenant leurs raids  dès 1657, établissant une sorte de siège de colonie qui se trouvait ainsi coupée de ses alliés indiens, et privée de ses voies commerciales. Ville-Marie était petit à petit asphyxiée, et les Français forcés de se réfugier dans leurs bastions (Montréal, Trois-Rivières et Québec). La Nouvelle-France étant en passe de disparaître, Louis XIV décida de mettre fin à son régime autonome et d’en prendre sous sa charge la direction. Cela se traduisit rapidement par l’envoi au Canada, en 1665, d’un régiment chargé de neutraliser la menace iroquoise. Cette année porta le nom d’« année merveilleuse », mais marqua également un changement radical de l’état de Ville-Marie : la piété et la vertu qui faisaient de ce lieu une « île de saints », selon les mots même des calvinistes de Nouvelle-Hollande (actuel Etat de New-York), furent mises à mal par la vie de camp des soldats de France, plus choisis pour leurs prouesses militaires que pour leur sainteté. 1665 vit également le renvoi en France de  Monsieur de Maison Neuve, l’autonomie de Ville-Marie n’étant plus acceptée. Un nouveau gouverneur, incapable et reconnu comme l’un des plus mauvais dirigeants de la colonie, fut nommé pour le remplacer.  A Paris, on préféra faire de Montréal un lieu de commerce, plus qu’un lieu de sainteté. A la fin du siècle, il n’est plus nulle part mention de Ville-Marie, remplacée définitivement par Montréal. Ainsi, avec le départ de Maisonneuve, finit la « Folle entreprise ».

L’histoire de Ville-Marie est porteuse de nombreuses leçons. Leçons de courage et d’héroïsme, certes. Leçons d’abnégation et de don de soi, assurément. Leçons de sainteté et de vertu, bien évidemment. La raison humaine s’opposait à ce projet : trop de dangers, peu d’intérêts militaires et stratégiques, trop d’incertitudes. Et pourtant, quelques centaines de Français ont tout abandonné pour se joindre à cette aventure : Dieu a parlé et demandé cette folie, confirmant Sa volonté par de nombreux signes, pourquoi douter ? Cet esprit de profonde confiance en la Providence et d’union à la volonté signifiée de Dieu se retrouve dans les premiers groupes de Montréalistes. Ils avaient fait de l’évangélisation des Indiens leur mission première, risquant continuellement leur vie pour établir à Ville-Marie les fondations d’un lieu destiné à attirer les autochtones, à les enseigner par la parole et par l’exemple, à faire briller en terre païenne la lumière de l’Evangile. Ville-Marie a été de nombreuses fois comparée à un monastère géant, tant la vie de prières et de vertu y était développée. Une autre leçon proposée par l’épopée de Ville-Marie est cet élan de piété et de ferveur, principalement l’œuvre de laïcs. Des fondateurs, seul l’abbé est un religieux. Marguerite Bourgeoys, fondatrice de la Congrégation Notre-Dame de Montréal, ne rentra en religion que plusieurs années après son arrivée dans la colonie. Les colons étaient également laïcs, dans leur quasi-totalité, et les exemples de sainteté chrétienne et de vertu ne manquent pas parmi eux. Nous apprenons ainsi les bienfaits de la participation à une œuvre sainte : une fois que le Fiat généreux et libre a été prononcé, suite au choix proposé par Dieu, on grandit bien plus vite et bien  plus facilement qu’en tâchant d’avancer par ses propres moyens. Les premiers montréalistes ne différaient pas en grand-chose de nous, malgré les quatre cents ans qui nous séparent. Aujourd’hui comme hier, nous avons la possibilité de grandir par le don aux œuvres de Dieu, qui ne manquent pas. Cependant, nous ne risquons pas de nous faire scalper ou torturer à un poteau à chaque fois que nous donnons de notre temps et de nos biens.

Puissent les colons de Ville-Marie, dont la grande majorité est à ne pas douter au Ciel, nous apprendre le don de soi et l’esprit de générosité à l’œuvre de Dieu3.

RJ

1 A l’époque, sept villes portaient en France ce nom.

2 A la maison de la Sainte Vierge

3 Sources : Sel de la Terre n°120, art. « L’Epopée mystique de Montréal »