Agir bien. Les actes à double effet

  1. INTRODUCTION

 Le père de famille qui veut poser un acte bon peut se trouver confronté à la question : « Comment savoir si cet acte est licite ou non, alors qu’il entraîne à la fois des effets bons et des effets mauvais ? » C’est là ce qu’on appelle un acte à double effet.

Les exemples sont nombreux dans le domaine de la santé, en particulier aujourd’hui (affaire Lambert, révision des Lois de Bioéthique, PMA, GPA).

Le but n’est pas de donner ici des arguments tout faits, mais de puiser à des sources fiables et de réfléchir pour bien agir. Estimer les seules conséquences de l’acte est insuffisant, il faut remonter aux principes, basés sur la loi surnaturelle et loi naturelle. Ces principes sont enseignés par l’Eglise de toujours, Mater et Magistra, et il faut donc les chercher dans la doctrine catholique traditionnelle.

Dans le domaine de la santé, notons l’importance de l’enseignement des papes, et en particulier du pape Pie XII :

« La morale naturelle et chrétienne maintient partout ses droits imprescriptibles: c’est d’eux, et non des circonstances de sensibilité, de philanthropie matérialiste, naturaliste, que dérivent les principes essentiels de la déontologie médicale : dignité du corps humain, prééminence de l’âme sur le corps, fraternité de tous les hommes, domaine souverain de Dieu sur la vie et sur la destinée » (1).  Et encore « Les obligations fondamentales de la loi morale se basent sur l’essence, la nature de l’homme, et sur ses rapports essentiels, et valent donc partout où se trouve l’homme; les obligations fondamentales de la loi chrétienne, pour autant qu’elles excèdent celles de la loi naturelle, se basent sur l’essence de l’ordre surnaturel constitué par le divin rédempteur.» Pie XII (2)

Ce n’est donc pas d’abord en raison de la « dignité humaine » qu’il convient d’accepter ou de refuser tel ou tel acte, ce n’est pas le principe premier. Le principe premier est la loi de Dieu, le plan voulu par Dieu.

Le « principe de l’acte à double effet » est une notion connue des moralistes, parfois même vulgarisée, mais aussi parfois détournée de sa définition exacte. Il est donc à connaître pour ne pas être trompé.

 

Énoncé du principe

   Lorsqu’un acte (ou une omission délibérée) entraîne à la fois un effet bon et un effet mauvais, il peut, à certaines conditions, devenir pleinement légitime de le poser en tolérant l’effet mauvais pour obtenir l’effet bon. 

Il y a parfois plusieurs effets bons ou mauvais résultant d’un même acte.

Le principe de base est que « mala non sunt facienda ut eveniant bona »: on ne peut jamais faire un mal pour obtenir un bien. (Cf St Paul Rm 3,8). La fin bonne ne justifie pas le moyen mauvais.

Historiquement, ce principe semble avoir été formulé pour la première fois pour résoudre un cas particulier. Saint Thomas d’Aquin l’établit dans son analyse de la défense légitime « Est-il permis de tuer un homme pour se défendre? » (Somme de théologie IIa-IIae, q. 64, a. 7) :

« Rien n’empêche qu’un même acte ait deux effets (duos effectus), dont l’un seulement est visé (in intentione), tandis que l’autre ne l’est pas (praeter intentionem). Or les actes moraux reçoivent leur spécification de l’objet que l’on a en vue, mais non de ce qui reste en dehors de l’intention (praeter intentionem), et demeure, comme nous l’avons dit, accidentel à l’acte. Ainsi l’action de se défendre peut entraîner un double effet (duplex effectus) : l’un est la conservation de sa propre vie, l’autre la mort de l’agresseur. Une telle action sera donc licite si l’on ne vise qu’à protéger sa vie, puisqu’il est naturel à un être de se maintenir dans l’existence autant qu’il le peut. Cependant un acte accompli dans une bonne intention peut devenir mauvais quand il n’est pas proportionné à sa fin. Si donc, pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu’il ne faut, ce sera illicite. Mais si l’on repousse la violence de façon mesurée, la défense sera licite. Les droits civil et canonique statuent, en effet : il est permis de repousser la violence par la violence, mais avec la mesure qui suffit pour une protection légitime. »

Notons dès à présent la différence entre faire le mal et tolérer le mal. Mais le rôle fondamental du principe n’est pas de « permettre » le mal (d’établir les cas où le législateur «ferme les yeux»), mais de promouvoir le bien dans toute la mesure du possible. C’est dans cette perspective qu’il faut l’aborder.

 2. Conditions de la licéité d’un acte entrainant un effet bon et un effet mauvais

  Pour qu’un acte à double effet soit licite, il faut remplir plusieurs conditions. N’en remplir qu’une ne suffit pas, il faut que les quatre conditions soient satisfaites simultanément.

Première condition :

 Il faut que l’agent ne veuille pas in se l’effet mauvais. Autrement dit que l’intention de l’agent soit informée par la finalité positive.

En parlant de la fin d’un acte, saint Thomas distingue « finis operis et finis operantis ». La « finis operis » est l’objet vers lequel tend l’acte par sa nature même, son objectif intrinsèque, indépendamment des motifs subjectifs de l’auteur, ou de toute circonstance particulière dans laquelle il est exécuté. La « finis operantis » est surajoutée par l’agent de l’acte : c’est le but pour lequel on accomplit un acte, l’intention subjective de l’action.

Si l’effet mauvais est, au moins en partie « finis operantis » de son acte, alors l’acte est mauvais. Il sera totalement « finis operantis » si l’effet bon n’est qu’un prétexte et si c’est l’effet mauvais qu’on cherche. Il sera partiellement « finis operantis » si on recherche l’effet bon mais qu’on est aussi heureux de l’effet mauvais.

Ne pas se demander avec quels sentiments notre volonté se porte sur son objet, mais si elle s’y porte « in se » ou simplement « in causa ».

Exemples :

– Une femme enceinte gravement malade qui prend un médicament dont l’un des effets secondaires qui se rencontre parfois est de provoquer l’avortement. Elle ne veut pas l’effet mauvais, elle le redoute. La condition est remplie (mais ce n’est peut être pas suffisant pour en faire un acte bon, il faut toutes les conditions)

– La même femme enceinte qui prend le médicament en voulant que l’effet mauvais se manifeste: la condition n’est pas remplie.

Or « Dieu veut premièrement l’intention droite, mais cela ne suffit pas, il veut aussi l’œuvre bonne » Pie XII (2). Trois autres conditions sont nécessaires.

Deuxième condition :

 Il faut que l’action en elle-même ne soit pas mauvaise, mais soit moralement bonne ou du moins indifférente. C’est le rejet des actions « intrinsèquement mauvaises ».

Le fait qu’elle vise une fin bonne ne la rend pas bonne : la fin ne justifie pas le moyen. « Il n’est pas permis de faire le mal pour qu’il en résulte un bien » Pie XII (2) citant saint Paul aux Romains (Rm III, 8).

Pour mémoire, l’Eglise, Mater et Magistra, a le pouvoir et le devoir de dire ce qui est intrinsèquement mauvais, fidèlement au dépôt qu’elle a reçu. Par exemple, la contraception et l’avortement sont intrinsèquement mauvais.

Troisième condition :

 Il faut que l’effet bon ne résulte pas du mauvais. Autrement dit que l’effet direct de l’intervention soit positif. L’effet mauvais ne vient qu’indirectement. On parle de caractère physiquement médiat ou immédiat d’un mal, c’est-à-dire le fait, pour un mal, de précéder ou non le bien voulu.

Exemples :

– Un médecin administre un médicament pour calmer la douleur, sachant qu’il est susceptible d’abréger la vie du patient. La suppression de la douleur ne vient pas de la diminution du nombre des jours du malade (qui d’ailleurs n’est pas automatique). La condition est remplie.

 – Un médecin administre un médicament pour abréger la vie du patient, et lui épargner une souffrance. La suppression de la douleur vient de la mort, donc de l’effet mauvais. La condition n’est donc pas remplie.

Les conditions 2 et 3 ont tendance à se confondre. Au vrai, elles traduisent toutes deux une seule et même exigence : on ne peut pas faire un mal pour obtenir un bien. On ne le peut ni directement, ce que traduit la condition 2, ni indirectement, ce que traduit la condition 3.

Quatrième condition :

 Il faut qu’existe une juste proportion, ou raison proportionnée, entre l’effet bon recherché et l’effet mauvais toléré. Autrement dit que l’effet bon soit plus important ou au moins aussi important que l’effet mauvais.

Ce qui exige que l’effet bon ne puisse être obtenu convenablement par une autre voie que l’action entraînant l’effet mauvais. Autrement il n’y aurait aucune raison de tolérer l’effet mauvais.

C’est précisément par l’intervention d’une raison proportionnée que les mauvais effets deviennent indirects : à défaut d’une raison proportionnée, tous les effets mauvais entrent dans l’objet direct de l’action.

Exemples:

– Un médecin donne un médicament qui va guérir de la tuberculose et priver le malade de la vue pendant 6 mois. Il est meilleur, de loin, d’être définitivement guéri d’une maladie grave en perdant totalement la vue, que de garder la vue et mourir de tuberculose, la condition est remplie si il n’y a pas d’autre traitement possible.

– Un médecin donne un  médicament qui va guérir une femme enceinte d’un rhume et provoquer à coup sûr l’avortement de l’enfant. La mort est infiniment plus mauvaise que la maladie bénigne qu’on entend guérir. La condition n’est alors pas remplie.

Il faut par ailleurs que l’effet bon soit plus important que l’influence de l’action-cause sur l’effet mauvais. Cette influence, plus ou moins légère, peut se traduire par le risque plus ou moins grand de voir l’effet mauvais se produire ou par la connexion plus ou moins grande entre l’action et l’effet mauvais.

 

Exemple de risque :

– Une femme enceinte est malade, tel remède la guérirait mais il arrive que ce remède provoque l’avortement, c’est un risque. Imaginons ici ce risque très faible. On ne doit pas mettre en balance la santé de la mère (effet bon) et la mort de l’enfant (effet mauvais) – ce qui irait toujours à l’abstention –  mais bien la santé de la mère avec le risque (dans cet exemple réduit) de l’avortement. Et la condition pourrait être remplie. Mais rappelons qu’il faut que les quatre conditions soient remplies pour que l’acte soit licite. (NB : l’acte licite peut être posé sans problème de conscience, pour autant ce n’est pas obligatoire ; et il est des cas héroïques où on choisit de ne pas poser un acte licite).

La connexion plus ou moins grande entre l’action et ses effets est aussi liée à la coopération plus ou moins grande à cette action. La coopération est dite immédiate quand on prend part directement à l’action. Elle est dite médiate quand on y prend part indirectement ; et, en fonction de l’implication de l’auteur, cette coopération médiate sera dite prochaine ou lointaine. La coopération est formelle quand on l’approuve complètement. Elle est seulement matérielle quand on réprouve l’acte mauvais.

 Exemple de coopération:

– Observons la coopération à un avortement entre le médecin, l’infirmière anesthésiste (IADE), et l’agent d’entretien qui nettoie la salle. Le médecin pratique directement l’acte (coopération immédiate, toujours illicite), les autres indirectement (coopération médiate). Le médecin y coopère de façon formelle, les autres peuvent n’y coopérer « que » de façon matérielle.

La coopération formelle au mal n’est jamais permise. En revanche, une coopération matérielle peut être licite s’il y a une raison proportionnée et une coopération matérielle lointaine.

Reprenons l’exemple précédent:

– Si l’IADE et l’agent d’entretien réprouvent la mort de l’enfant, et visent un effet bon : gagner leur vie et faire vivre leur famille. Leur coopération peut être limitée à « matérielle ». Elle est médiate car aucun des deux ne pratique directement l’acte : l’IADE se contente d’endormir la patiente, et l’agent de nettoyer la salle, comme pour tout opération. Mais leur influence sur le déroulement de l’acte est très différente : la coopération de l’IADE est prochaine, alors que celle de l’agent est lointaine. La coopération de l’agent d’entretien pourra donc être licite, alors que celle de l’IADE ne l’est pas.

A la coopération formelle correspond, dans le principe du double effet, l’admission directe d’un mal, admission toujours interdite ; à la coopération matérielle correspond l’admission indirecte d’un mal qui peut parfois être justifiée aux conditions sus-citées.

 

  1. Exemples de questions précises posées au pape Pie XII.

 

Le cas de effets secondaires des antalgiques

   Des médecins posaient cette question au pape Pie XII : l’emploi d’analgésiques est-il permis même en certains cas où l’atténuation de la douleur intolérable s’effectue probablement aux dépens de la durée de la vie qui est abrégée ?

« Toute forme d’euthanasie directe, c’est-à-dire administration de narcotiques (ici utilisé comme antalgiques) afin de provoquer ou hâter la mort est illicite parce qu’on prétend alors disposer directement de la vie. Un des principes fondamentaux de la morale naturelle et chrétienne est que l’homme n’est pas maître et possesseur mais seulement usufruitier de son corps et de son existence. On prétend à un droit de disposition directe toutes les fois que l’on veut l’abrègement de la vie comme fin ou comme moyen. Dans l’hypothèse que vous envisagez, il s’agit uniquement d’éviter au patient des douleurs insupportables. Si entre la narcose et l’abrègement de la vie n’existe aucun lien causal direct, posé par la volonté des intéressés ou par la nature des choses (ce qui serait le cas si la suppression de la douleur ne pouvait être obtenue que par l’abrègement de la vie), et si au contraire l’administration de narcotiques entraîne pas elle-même deux effets distincts, d’une part le soulagement des douleurs, et d’autre part l’abrègement de la vie, elle est licite; encore faut-il voir s’il y a entre les 2 effets une proportion raisonnable, et si les avantages de l’un compensent les inconvénients de l’autre. Il importe aussi d’abord de se demander si l’état actuel de la science ne permet pas d’obtenir le même résultat en employant d’autres moyens. » (3)

Le cas de la sédation en phase terminale

   Le raisonnement est le même que pour les antalgiques. Mais au préalable, il y a des éléments supplémentaires à prendre en compte notamment la notion de suppression de la conscience.

« Il ne faut pas sans raison grave priver le mourant de la conscience de soi »

« Le mourant ne peut permettre et encore moins demander au médecin qu’il lui procure l’inconscience, si par là il se met hors d’état de satisfaire à des devoir moraux graves, par exemple de régler des affaires importantes, de faire son testament, de se confesser. »

« Mais

  • si le mourant a rempli tous ses devoirs et reçu les derniers sacrements,
  • si des indications médicales nettes suggèrent l’anesthésie,
  • si l’on ne dépasse pas dans la fixation des doses la quantité permise,
  • si l’on a mesuré soigneusement l’intensité et la durée de celle-ci,
  • et que le patient y consente,

rien alors ne s’y oppose, l’anesthésie est moralement permise. » (3)

L’usage de traitements hormonaux contraceptifs

 Un médecin prescrit un traitement hormonal à une femme mariée. Ce traitement empêche toute fécondation.

« Si la femme prend ce médicament [il s’agit de la «pilule»], non pas en vue d’empêcher la conception, mais uniquement sur avis du médecin, comme un remède nécessaire à cause d’une maladie de l’utérus ou de l’organisme, elle provoque une stérilisation indirecte, qui reste permise selon le principe général des actions à double effet.

Mais on provoque une stérilisation directe, et donc illicite, lorsqu’on arrête l’ovulation, afin de préserver l’utérus et l’organisme des conséquences d’une grossesse qu’il n’est pas capable de supporter » (4).

Conclusion

   On aura noté la difficulté de l’application du principe d’acte à double effet dans certains cas. Il faudra discerner avec jugement. L’aide d’un prêtre bien formé sera la bienvenue.

Le père de famille va donc implorer les dons du Saint Esprit pour le guider, et vouloir s’attacher aux principes de la loi divine.

« Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez en mon amour, comme moi j’ai gardé les commandements de mon Père, et je demeure en son amour » St Jean XV, 10.

« Donc il n’y a qu’une seule voie pour arriver à l’amour de Dieu et pour se maintenir dans l’union et l’amitié avec lui : l’observance de ses préceptes. » Pie XII (5)

Dr L.

 

 

Bibliographie : Pie XII :

 1- allocution au congrès des médecins catholiques 29 septembre 1949

2- allocution à la fédération mondiale des jeunesses féminines catholiques 18 avril 1952

3- discours à des médecins sur les problèmes moraux de l’analgésie 24 février 1957

4- allocution devant les membres du 7e Congrès international de la Société d’hématologie, 12 septembre 1958

5- discours aux curés et prédicateurs de carême de Rome, 22 février 1944

 

La force aujourd’hui

« Quiconque n’a pas de caractère n’est pas un homme, c’est une chose », disait le journaliste révolutionnaire Chamfort. La volonté, le caractère sont en effet des synonymes de cette force d’âme qui nous fascine tant lorsque nous contemplons la vie des grands hommes qui ont traversé l’histoire. Quiconque est doté de cette force est érigé en modèle intemporel, au-dessus de la multitude innombrable de ceux que le Père Vuillermet (OP) appelle les « homunculi », les « moitiés d’hommes1 » . Blessé par le péché originel, il est, en effet, difficile à l’homme d’agir, de résister à ses passions, à ses pulsions. Vertu morale, c’est-à-dire vertu nécessaire aux bonnes mœurs, à la vie sociale, la vertu de force est aujourd’hui tombée en désuétude car mal comprise et donc mal appliquée, aussi attachons-nous à la définir, ce qui nous permettra de comprendre en quoi le monde actuel lui est foncièrement opposé et enfin de déterminer quelques moyens propices à son apprentissage.

  1. Définition

   « La vertu de force, explique saint Thomas, a pour fonction d’écarter l’obstacle qui empêche la volonté d’obéir à la raison ». La force est donc étroitement liée à la prudence, puisque le rôle de cette dernière est de choisir entre différents moyens pour parvenir au bien, et donc de projeter la volonté vers la fin qui nous paraît la plus raisonnable. La prudence sans la force est vaine, car incapable d’atteindre le bien désiré, tandis que la force sans la prudence n’est que violence primaire et infructueuse. La prudence est également subordonnée à la justice, qui permet de déterminer quel est le meilleur bien à poursuivre parmi ceux qui se présentent à nous.

Du fait de la difficulté qu’a l’homme à faire le bien suite au péché originel, la force implique que l’homme vainque sa crainte de la souffrance, son envie de fuir les difficultés. Son expression la plus élevée est dans le dépassement de la crainte de la mort, souffrance suprême pour l’homme, en vue de maintenir la justice, comme l’expose saint Thomas : « l’homme n’expose sa vie personnelle que pour la justice ». Mais parvenir à ce niveau de force nécessite « une préparation matérielle et morale adéquate » (M. de Corte) et « [d’avoir] pu se préparer, par une longue méditation antérieure, à sacrifier tous ses biens particuliers et, en premier lieu, sa vie personnelle [pour le bien commun]. » (Saint Thomas d’Aquin)

  1. La force aujourd’hui

   Nous avons vu plus haut que la vertu de force découlait de la vertu de justice, du service du bien commun. Sans cette force, il est impossible à l’homme de vaincre sa crainte de la souffrance ou tout simplement son égoïsme. Cet égoïsme est aujourd’hui la règle autour de nous et s’exprime par une recherche exclusive du bien particulier d’une personne ou d’un groupe de personnes. Nous avons aujourd’hui le culte du désordre, parfaitement exprimé par la suppression des droits de Dieu au profit des « droits de l’homme ». Privé de son cadre, l’homme perd ses repères et, dans ce contexte, la force ne peut qu’être dénaturée.

Aujourd’hui, fort est celui qui s’abandonne à ses passions et les revendique contre une société jugée oppressive, celui qui trouve le courage extraordinaire de briser les « tabous », celui qui, en somme se jette à corps perdu dans le péché et l’immondice et se montre au monde entier comme modèle et héros de l’indécence. Peu importe le mal que l’on fait, du moment qu’on l’assume.

A côté de cela, il apparaît que la vertu de force revêt une importance toute nouvelle : la justice étant devenue beaucoup plus difficile à exercer du fait de la corruption généralisée des mœurs, la force va être d’autant plus nécessaire à l’homme afin de poser le moindre acte de vertu : « Là où la force fait défaut, la déliquescence morale et politique, l’indifférence religieuse, la recherche éperdue du plaisir pour le plaisir s’installent et se répandent » (M. de Corte). Michelet, bien que libéral et anticlérical, a constaté cette disparition de la force propre au monde moderne : « Au milieu de temps de progrès matériels, intellectuels, le sens moral a baissé. Tout avance et se développe ; une seule chose diminue, c’est l’âme ». Sans cette âme, sans cette force mise au service du bien, les hommes ne peuvent que plonger dans les ténèbres et se vautrer de plus en plus profond dans le vice. Et malheureusement, à la vue de notre pauvre monde, nous sommes bien tentés de répéter les mots prononcés il y a déjà trois siècles par le philosophe Jouffroy : « Il n’y a plus d’hommes2 », ce qui doit d’autant plus nous animer du désir de sortir de la masse des homunculi pour entrer dans l’élite des virum, des hommes et des femmes vrais.

III. L’apprentissage de la force

   On recense de nombreux ouvrages traitant de l’apprentissage de la force, et l’on retrouve dans la plupart les mêmes éléments. Le Père Vuillermet (1875-1927), dominicain et aumônier d’un bataillon de chasseurs alpins, s’applique dans son Soyez des hommes, à la conquête de la virilité, à guider les jeunes gens sur le chemin de la vie adulte. Son propos est cependant assez général pour s’appliquer à tous, quel que soit l’âge ou le sexe. Il souligne plusieurs éléments qui, sans être absolument nécessaires, sont d’une grande aide dans l’apprentissage de la force. Cela n’est bien sûr possible que si l’on considère que la force n’est pas innée et nécessite d’être poursuivie longuement et ardemment. En effet, un Alexandre le Grand, un César ou un Louis XIV sont admirables pour leur force de caractère mais n’ont pas réellement acquis la vertu de force car ils entretenaient des vices contraires au bien par faiblesse personnelle. 

La première clé que donne le P. Vuillermet est la connaissance de soi-même, permise par un examen de conscience profond confrontant notre attitude personnelle à la volonté de Dieu, et par la prise d’une résolution ferme et précise en vue d’acquérir la vertu la plus opposée à notre défaut dominant. Cette résolution est indispensable si l’on veut progresser dans la vertu, car elle permet de donner une direction claire et surtout atteignable à nos efforts. La deuxième clé est l’amitié, car de l’amitié vraie naît une émulation et une entraide vers le bien, d’autant plus qu’un véritable ami est bien souvent le mieux placé pour aider à la correction des défauts3. Ajoutons que de toutes les amitiés, celle du prêtre est de premier choix de par sa clairvoyance et sa profondeur. Parmi les autres clés que nous donne le P. Vuillermet, la question des habitudes est l’une des plus importantes car c’est de ces habitudes que naît la facilité à faire le bien, ce qui est à proprement parler la vertu. Comme le dit l’adage, « c’est le premier pas qui compte ». Celui-ci fait, le suivant est déjà plus facile, et ainsi de suite. Ces trois clés en main, l’apprentissage de la vertu ne devient alors qu’une question de temps, mais encore faut-il avoir la volonté de changer, de se détourner du monde pour se tourner entièrement vers Dieu.

  Parce qu’elle est le ciment de la société, parce qu’elle est nécessaire à toutes les vertus, parce qu’elle grandit l’homme au-dessus de sa médiocrité causée par le péché originel et encouragée par l’individualisme moderne, la force est la vertu phare de notre temps plus qu’aucun autre.  Mettons toutes nos forces – c’est bien le cas de la dire – à acquérir cette précieuse vertu, de peur que nous n’ayons à entendre à notre jugement ces paroles de Dieu : « je vomirai les tièdes ».

 

« Ce qui soutient le monde, et, de génération en génération (…), ce qui l’empêche de tomber à la barbarie, ce ne sont pas les progrès de la mathématique et de la chimie, ni ceux de l’histoire et de l’érudition, mais ce sont les vertus actives, le sacrifice de l’homme et cette abnégation de soi dont le christianisme a fait la loi de la conduite humaine. » (F. Brunetière).

Un animateur du MJCF

 

1 « Homme » est bien sûr à prendre sous sa forme universelle, et non générique.

2 Théodore Jouffroy (1796-1842) est un philosophe et homme politique français qui a vécu les bouleversements politiques et moraux provoqués par la Révolution et l’Empire.

3 Cf le Foyer Ardent n° 22 sur la solitude

 

 

 

La solitude de l’homme, ce mal si moderne!

 

De tout temps, l’esseulé a existé. En témoignent les Cicéron passé du Capitole à la roche tarpéienne, ou encore la veuve sans enfants mentionnée par saint Paul (1 Ti 5, 5). Ces solitudes étaient la conséquence des inévitables aléas de la vie, qu’elles soient politiques ou individuelles. Face à ces dernières, saint Paul en appelait justement à la charité de chacun.

Malgré les réseaux sociaux, malgré les appels républicains à la « fraternité », nos solitudes d’aujourd’hui dépassent de loin ce stade d’anomalie de la vie. Elles ont quelque chose de constitutif, qu’il importe de découvrir.

On pourrait évoquer des causes sociologiques : l’industrialisation a détruit le monde rural, par définition plus soudé ; la mondialisation a isolé l’individu ; l’essor des biens de consommation a favorisé la recherche de l’intérêt personnel au détriment du bien commun. Il importe d’aller plus loin, car ces phénomènes sociologiques ne sont eux-mêmes que la conséquence d’un choix philosophique, générateur de solitude. L’individualisme moderne qui caractérise nos sociétés occidentales est le fruit d’une perversion de l’esprit, qui toujours gardera sa puissance destructrice tant qu’elle ne sera pas rejetée.

           L’homme moderne, l’homme seul, est né avec Descartes. Seul, l’homme cartésien l’est. Il est né d’un doute universel, de l’hypothèse que nos sens nous trompent. Dans cette optique première, le monde extérieur ne peut apporter de certitude, mais seulement l’illusion. L’autre est donc initialement un étranger absolu, un « non-existant » ; tout au plus une fiction. Selon Descartes, l’expérience de cette solitude première est le point de départ de toute certitude : « Je pense, donc je suis ».

Sous ces formules rhétoriques se cache un retournement profond, celui du subjectivisme. Pour en saisir la portée, revenons à l’expérience quotidienne. L’enfant, au sein de la famille, commence par découvrir les autres, avant même de se découvrir soi-même. Il naît dans la dépendance totale de sa mère, qui en tout subvient à ses besoins. Il se voit bénéficiaire de son amour et, dans son regard, il découvre son père, qui progressivement prend en main son petit être pour lui donner de s’épanouir. Seules ces années d’attention, d’amour et d’éducation, soutenues par l’école, permettent à l’enfant de se découvrir comme sujet aimé, puis de forger sa personnalité, de devenir lentement lui-même. En un mot, il se découvre comme membre de cette société d’amour qu’est la famille, pour seulement ensuite se découvrir lui-même comme conscience, et donc comme capable de bien. Fondamentalement ce petit être est social. Seul, il ne l’a jamais été ; il n’est même que par les autres. Il le sait, et il en sera toujours ainsi.

La logique cartésienne veut que la véritable science, faite de certitudes, ne naisse que de la mise entre parenthèses de tout cet acquis. Elle fait du sujet pensant, qui se découvre comme sujet, la pierre fondamentale du savoir. Tout, désormais, pour être vrai, doit partir du sujet. Le point de départ est donc l’homme, pris dans sa solitude existentielle. Le XXème siècle saura le redire : « L’enfer, c’est les autres » (Sartre). Enflé de lui-même, cet homme-là estime même qu’il ne s’accomplira que dans et par la solitude ; non pas celle qui l’éloigne du factice pour ramener à l’essentiel, mais la solitude d’orgueil faite du mépris d’autrui : « Devenir existant, c’est marcher vers l’exception. […] Que le troupeau [les autres] aille à son destin, et que l’Exception [moi] gravisse sa montagne » (Mounier).

Au commencement, aurait pu dire Descartes, l’homme était seul. On sait comment les philosophes d’alors ont décliné ce nouvel axiome sur le plan politique. Rousseau fit du bon sauvage l’idéal humain, hélas corrompu par la société ; lui aussi rêvait de l’homme seul. Un siècle avant lui, le contemporain anglais de Descartes, Hobbes, avait tiré les conséquences sociales d’une telle solitude posée au pinacle : si la société se dissout au profit de la masse d’individus, devenus rivaux et menaces pour l’autre, il n’y a plus qu’à créer un pouvoir fort, une dictature dirait-on aujourd’hui, pour maintenir cette masse dans une coexistence non violente. C’est le fameux monstre du Léviathan, chanté par le « philosophe » d’outre-manche. Un tel monstre, qui règne par la force et la peur, ne peut que recroqueviller l’individu sur lui-même, toujours au dépend de sa sociabilité. L’individu ne s’y voue plus au bien commun, mais inversement : il revient à l’État Providence, doté de la toute-puissance maternelle, de gérer sa vie d’individu. L’habitant d’une telle Cité est à jamais infantilisé – et donc non sociabilisé ; c’est un homme seul.

En prenant pour charte fondamentale celle des droits de l’homme, nos sociétés libérales ont inscrit dans le marbre cette machine à produire l’isolement humain. L’homme n’y est plus fondamentalement tourné vers le bien de la Cité par toute une série de devoirs – qui le grandissent à mesure même qu’ils sont accomplis – mais ce sont les autres qui sont fondamentalement tournés vers lui, afin de respecter ses supposés droits. Cet homme-là est légitimé à toujours poursuivre son intérêt égoïste ; c’est un homme seul.

  Régnante depuis plus de deux siècles, c’est cette Cité-là qui nous a engendrés, que nous le voulions ou non. Même malgré nous, nous sommes héritiers de cette mentalité. Parce qu’au premier regard, le confort et la facilité auront toujours plus d’attrait que l’apparente aridité de la rigueur et du sacrifice, nos enfants eux-mêmes risquent d’être broyés par les dents de ce Léviathan individualiste, lequel ne produit que des esseulés, qu’ils soient jouisseurs ou désespérés. Bref, au-delà des inévitables solitudes, fruits des aléas de la vie, une solitude beaucoup plus profonde nous menace : sinon celle de l’orgueil de l’intelligence, du moins celle de la jouissance égoïste.

  Le solide rempart à ce virus rampant, le petit grain de sable apte à rendre impuissant le monstre Léviathan, n’est autre qu’une authentique vie familiale pour nos enfants. Disons-le et redisons-le : c’est elle qui est le premier lieu de la sociabilisation. C’est là que, sous le regard bienveillant et complémentaire de ses parents, il apprend lentement la véritable confiance en soi, qui lui révèle combien il peut être pour autrui source de vie.

Un être qui aura bénéficié de cet incomparable apport, jamais ne souffrira profondément de solitude, fût-il seul extérieurement. Celui ou celle que la vie aura par exemple laissé célibataire, loin de toujours mettre en avant son droit lésé à être aimé affectivement, apprendra petit-à-petit à découvrir la joie qu’il y a à rayonner le bien. Il en sera de même de cette autre solitude qu’est la stérilité – au regard des autres familles, elle esseule ceux qui en sont frappés. Mais loin de rester rivés sur leur propre épreuve, ces époux-là sauront donner à leur foyer un autre type de fécondité, selon les desseins indiqués par la Providence. Pour les uns comme pour les autres, le regard véritablement chrétien qui les entoure sera une aide véritable. Loin de se sentir implicitement jugés par autrui sur le seul critère du « statut » social, ils se verront appréciés et estimés à la mesure du bien qu’ils feront, et même discrètement aidés à chaque fois que cela s’avèrera nécessaire. `

Une grande leçon reste à retenir de tout cela : toujours l’orgueil isole, là où l’oubli de soi dans la charité brise même la solitude de l’existence solitaire.

 

La magnanimité

« La magnanimité, écrit La Rochefoucauld dans ses Maximes, est assez définie par son nom; néanmoins on pourrait dire que c’est le bon sens de l’orgueil, et la voie la plus noble pour recevoir des louanges. » Cette vision de la magnanimité comme une recherche des honneurs par l’accomplissement de grandes choses est assez universelle. Peut-on y voir alors la « vertu » des gens du monde, cachant sous ce beau nom leur soif immodérée des honneurs ?  Peut-on être chrétien et exercer cette vertu, sans nuire à l’humilité ? Faut-il ne la réserver qu’aux saints et aux héros ? Il paraît ici primordial de retrouver le sens exact de l’honneur, objet de la magnanimité, puis de voir si une harmonie est possible entre la magnanimité et les autres vertus.  

La difficulté première, lorsque nous considérons la grandeur d’âme, est de cerner précisément ce qu’elle recherche. Si nous arrivons à mettre en lumière ce but, alors nous pouvons vraiment avoir sur elle un regard juste. Ses détracteurs comme ses plus ardents défenseurs tombent d’accord pour lui donner l’honneur comme objet, mais avec une nuance majeure. La Rochefoucauld avance que la magnanimité a pour but la louange, tandis qu’Aristote et saint Thomas voient plutôt en elle l’accomplissement d’un acte digne de louanges. Cela entend que cet acte peut ne pas être reconnu par les pairs et donc rester ignoré, malgré sa grandeur.

  Mais comment quelque chose de grand peut-il rester caché ? Aristote nous répond ainsi : il faut distinguer deux sortes de grandeurs, l’une relative et l’autre absolue. La grandeur relative consiste à accomplir de petites choses, mais d’une manière excellente. La grandeur absolue, elle, réside dans l’accomplissement d’une grande chose de manière excellente. Mais qu’entendre par « d’une manière excellente » ? Il ne s’agit pas ici de savoir-faire ni de technique, mais bien de vertu, considérée selon son degré d’intensité. C’est ce degré de vertu qui va rendre « digne de louanges » l’acte posé, quel qu’en soit l’éclat. Par exemple, la grandeur de sainte Jeanne d’Arc combattant à la tête des armées et faisant sacrer le roi à Reims est plus éclatante que celle de saint Joseph travaillant seul dans son atelier de charpentier. Est-ce dire que sainte Jeanne d’Arc soit plus grande, plus magnanime que saint Joseph ? Bien sûr que non, car même si leurs actes diffèrent par leur grandeur visible, ils se rejoignent par la vertu qui les anime : faire ce qui est bien d’une manière excellente. Et c’est justement cela le sens de l’honneur : rechercher l’excellence dans toutes nos actions. C’est l’attitude pleine de noblesse des chevaliers qui se refusent à toute bassesse pour accomplir jusqu’au bout leur devoir, c’est aussi celle du père et de la mère de famille qui se sacrifient chaque jour pour leurs enfants et pour le bien commun de leur famille. Que leurs actes soient reconnus ou restent dans l’ombre n’enlève rien à leur grandeur, bien au contraire : les actes cachés sont souvent plus méritoires car privés de la louange des hommes, qui certes peut être souhaitable et légitime, mais qui vient souvent tenter notre orgueil et rendre notre vertu intéressée. Le magnanime est d’autant plus grand qu’il travaille dans l’ombre, inconnu du grand public, car « le véritable héroïsme est la constante fidélité dans une vie humble et cachée1 ». Pour le commun des hommes, la magnanimité est cet héroïsme dans les actes de chaque jour, qui pousse à agir de la manière la plus parfaite qui soit, la plus digne d’honneur, mais sans désirer les honneurs. Le magnanime fonde le choix de ses actes sur la louange que les gens de bien pourraient lui octroyer plutôt que sur les honneurs futiles du plus grand nombre. Il suffit qu’une seule personne estimable (un conjoint, un ami ou même Dieu) connaisse sa vertu pour que son âme soit comblée. Il n’y a ici rien de commun avec la concupiscence des honneurs qui est celle des gens du monde.

  Comment la magnanimité s’articule-t-elle avec les autres vertus ? Chaque vertu est l’occasion de faire preuve de grandeur d’âme :

« Comme il n’y a pas une seule vertu sans grandeur, chaque vertu semble rendre les hommes magnanimes dans la chose spéciale qui les concerne2 ». On peut en juger d’après le portrait que dresse Aristote du magnanime : « Toujours guidé par la générosité, il ne veut recevoir de bienfait que pour en rendre à son tour de plus grands. Loin de rechercher ce qui rapporte, il préfère le désintéressement à l’utilité. Il ne se permet aucune bassesse, il réprouve l’injustice, ignore le mensonge, évite même toute plainte. Et cela non pas pour une vaine satisfaction d’amour propre, mais par amour du bien et de la vertu ». Vouloir le bien par-dessus tout implique une vraie pureté d’intention, une certaine sagesse, une grande générosité, un souci constant de la justice et bien sûr un vif amour du bien, c’est-à-dire, chez le chrétien, la Charité. La magnanimité va faire appel à la force pour vaincre les obstacles, à la tempérance pour résister à la facilité, mais aussi à l’Espérance qui l’assure d’une juste récompense et du secours de la grâce, et même de l’humilité, qui lui fait s’appuyer sur la force de Dieu et ne pas présumer de ses propres capacités.

  Privée de l’humilité, la magnanimité peut se transformer en trois excès. Il s’agit de la présomption, de l’ambition et de la vaine gloire3. La présomption fait viser plus haut que ses capacités réelles et tend à accorder à ses seules forces le succès d’un acte. L’ambition cherche à accomplir de grandes choses d’abord pour les honneurs, les louanges : c’est la conception que, même dans nos sociétés chrétiennes, de grands hommes ont pu avoir. La vaine gloire, elle, consiste à se glorifier de choses banales, sans éclat. A l’opposé de ces trois excès se trouve également un défaut : la pusillanimité qui, sous des faux airs d’humilité, n’entreprend rien de grand par paresse ou par orgueil, ne voulant pas risquer l’échec. Ces quatre vices sont indignes de l’homme de bien. Ce dernier s’estime à sa juste valeur, c’est-à-dire simple serviteur de Dieu n’ayant qu’une unique mission : faire tout le bien qu’il peut en fonction de ses capacités, en toute fidélité et humilité.

  Loin de rechercher les honneurs, la magnanimité cherche donc la plus grande perfection dans chacun de ses actes, qu’ils soient discrets ou éclatants, sans se mettre en avant. Elle est contenue dans chacune des vertus bien qu’elle en soit distincte. Les chrétiens qui, sans paraître en rien remarquables, vivent de cette vertu, sont sur le chemin de la sainteté. Pour l’acquérir il n’est pas besoin de la chercher dans les livres d’histoire, ni dans les monuments édifiés à la gloire des grands hommes : cette magnanimité-là est bien souvent teintée d’orgueil et de vanité. On la trouve dans l’ombre du devoir d’état, dans la simplicité de la tâche quotidienne accomplie pour l’amour de Dieu. Faire avec excellence de petites tâches est bien souvent plus difficile qu’en faire de grandes ; l’humble sainte Thérèse de l’Enfant Jésus est devenue le modèle de la sainteté des temps modernes, elle, la « Martyre du devoir d’état ».

« Tout ce que vous faites, ne serait-ce que ramasser une aiguille, faites-le pour l’amour de Dieu ».

R.J.

1 Général de Sonis

2 ARISTOTE, Morale à Eudème, III

3 P. SINUEUX, Initiation à la théologie de Saint Thomas

 

 

 

Comment choisir des chants liturgiques?

          Comme tout métier, celui de compositeur a des règles très précises. On ne compose pas comme une maman qui invente une chansonnette pour endormir son enfant. D’où l’importance d’avoir quelques notions de base avant de choisir ses chants de mariage, de pèlerinage, du dimanche, etc…

Directives des papes du XXe siècle sur le sujet

   Saint Pie X a fixé, dans son motu proprio du 22 novembre 1903 « Tra le Sollecitudini », trois règles pour que la musique puisse être digne de la liturgie, une musique pour la gloire de Dieu. « La musique sacrée, en tant que partie intégrale de la liturgie solennelle, participe à sa fin générale : la gloire de Dieu, la sanctification et l’édification des fidèles.

Il précise ensuite : « la musique sacrée doit donc posséder au plus haut point les qualités propres à la liturgie : la sainteté, l’excellence des formes d’où naît spontanément son autre caractère : l’universalité. »

« Elle doit être sainte, et par suite exclure tout ce qui la rend profane, non seulement en elle-même, mais encore dans la façon dont les exécutants la présentent. »

« Elle doit être un art véritable : s’il en était autrement, elle ne pourrait avoir sur l’esprit des auditeurs l’influence heureuse que l’Église entend exercer en l’admettant dans sa liturgie ».

« Mais elle doit être aussi universelle, en ce sens que s’il est permis à chaque nation d’adopter dans les compositions ecclésiastiques les formes particulières qui constituent d’une certaine façon le caractère propre de sa musique, ces formes seront néanmoins subordonnées aux caractères généraux de la musique sacrée, de manière à ce que personne d’une autre nation ne puisse, à leur audition, éprouver une impression fâcheuse. »

Saint Pie X met en garde contre le style théâtral en vogue à la fin du XIXe siècle qui semble moins propre à accompagner les fonctions du culte. La transposition aux musiques de notre époque que l’on inflige à la majorité du public est facile à imaginer.

Le pape Pie XII, dans son encyclique du 25 décembre 1955 « Musicae sacrae disciplina » a admis la coutume de chanter des cantiques populaires en langue vernaculaire dans la messe solennelle en complément des chants latins tout en précisant les qualités nécessaires :

– être issu dans son origine du chant liturgique lui -même,

– être pleinement conforme à la doctrine de la foi chrétienne, la présentant et l’exposant de façon juste,

– utiliser une langue facile et une musique simple, évitant la prolixité ampoulée et vaine des paroles,

– être court et facile,

– avoir une certaine dignité et gravité religieuse.

Les critères importants : le texte, la mélodie, l’harmonie et le rythme.

Le texte a toujours été l’objet d’une attention particulière de la part des compositeurs. Ce sont les extraits les plus signifiants de l’écriture sainte qui ont été choisis pour servir de support aux mélodies grégoriennes. Saint Ambroise et saint Thomas avec la messe du Saint Sacrement nous en ont laissé des exemples caractéristiques.

Les compositeurs de la Renaissance font appel aux grands poètes de leur époque : Ronsard, Marot, du Bellay, …

Les classiques continuent de même avec Molière, Racine, Shakespeare, da Ponte, …

Les romantiques allemands puisent chez Heine, Goëthe, Schiller, …Les français iront vers Hugo, Lamartine, Musset, Verlaine, …

Même la chanson populaire a ses poètes qui seront parfois auteurs, compositeurs et interprètes mais il est rare qu’ils parviennent à la même qualité musicale que ceux de la Renaissance.   

A toutes les époques, le compositeur laissera la mélodie jaillir des mots donnant ainsi un surplus de vie au texte. C’est après une étude approfondie du contenu, voire même d’une méditation sur le sujet pour les œuvres religieuses qu’il se mettra au travail.

Quant à l’harmonie élément nécessaire pour l’accompagnement de la mélodie, elle servira, sauf exceptions, de ponctuation par des cadences bien disposées qui n’alourdissent pas le mouvement. Elle apportera parfois un éclairage complémentaire à la mélodie.

Enfin, le rythme, à l’image de la mélodie, émanera le plus souvent du texte. Il ne devra pas déformer son rythme naturel. Les appuis rythmiques forts respecteront l’accentuation particulière propre à chaque langue, cette dernière étant obtenue par une bonne diction.

Quelques exemples :

La bataille de Marignan de Clément Jannequin :

Dans cette chanson de la Renaissance, le compositeur illustre par le rythme et les paroles les échanges guerriers de cette célèbre bataille. https://www.youtube.com/watch?v=B05HMI6bCiY     

Meunier tu dors : cette chanson de métier est à 3 temps avec une levée. Le rythme imite les ailes du moulin qui tournent irrégulièrement au début pour élancer la meule puis régulièrement ensuite.

Ave verum corpus de W. A. Mozart : cette composition respecte le texte et peut nous nous élever à la contemplation du mystère qu’elle évoque par son côté paisible et ses élans mélodiques. https://www.youtube.com/watch?v=6KUDs8KJc_c

Je vous salue Marie de l’abbé J. Louis : la mélodie semble sortir des mots et le rythme musical épouse celui du texte. L’harmonie est très discrète. https://www.youtube.com/watch?v=fmKrpz17hog

Je vous salue Marie de la communauté de l’Emmanuel : la mélodie et l’harmonie sont simples laissant le rythme prendre plus d’importance, affaiblissant le côté spirituel. C’est la recette des chansons de variété modernes. On retrouve un schéma rythmique analogue dans l’accompagnement à la guitare de la chanson « Le pénitencier » chantée par Johnny Halliday.

Le pénitencier de Johnny Halliday : peu de mélodie mais un rythme balancé dans un tempo lent de slow rock.

https://www.youtube.com/watch?v=20KlznuwkBc

La maladie d’amour de Michel Sardou : Le début de cette chanson est l’exemple type de mélodie tirée des accords de l’accompagnement. De plus le rythme est haché et syncopé.

Couronnée d’étoiles de la communauté de l’Emmanuel : la mélodie du refrain est en partie semblable à la chanson de M. Fugain « C’est un beau roman ». L’harmonie et le rythme sont au niveau des chansons à la mode.

C’est un beau roman de Michel Fugain : nous retrouvons ici les mêmes ingrédients que dans « La maladie d’amour ».

Sonate « Au clair de lune » de L. V. Beethoven : la descente par note conjointe à la basse donne un effet langoureux et sensuel. C’est ce qu’utilise ici le compositeur dans les premières mesures. C’est ce que l’on retrouve dans bon nombre de chansons de variété et même dans certains cantiques.

Regarde l’étoile de la communauté de l’Emmanuel : un rythme syncopé et répétitif qui captive, accompagnant une mélodie non signifiante dans le mode mineur le plus répandu et voilà un « tube » dans le goût à la mode. 

https://www.youtube.com/watch?v=6dlCmAWZ8q4

Analyse succincte de trois cantiques à la Sainte Vierge (pour plus de détails, voir sur le site du Centre Grégorien Saint Pie X  https://www.centre-gregorien-saint-pie-x.fr/index.php/chant-gregorien/le-motu-proprio-tra-le-sollecitudini-de-saint-pie-x/130-couronnee-d-etoiles-un-cantique-sacre )

Je vous salue Marie de la communauté de l’Emmanuel 

Le texte est traditionnel. Seule une légère modification, « votre enfant » au lieu de « le fruit de vos entrailles » entraîne un affaiblissement du sens.

La mélodie est en mode de ré et transposée sur mi. C’est un des modes les plus utilisés dans la musique populaire traditionnelle.

L’harmonie est tonale et classique, avec alternance de deux groupes de deux accords, mi m et si m puis sol M et ré M, excepté les mesures 4 et 8 où nous retrouvons la descente des basses et accords typiques de la musique de variété : mi m, ré M, do M et si m. Un seul accord sort de la modalité de la mélodie sur « -cheurs » de « pécheurs » avec présence de la note sensible qui provoque une tension par rapport à l’ensemble qui reste dans la douceur.

Au plan rythmique, les appuis naturels du texte ne sont pas respectés. Ils sont inversés et placés sur les temps faibles imprimant un balancement syncopé fort employé dans la musique de danse moderne (slow rock, rock, …). Le mot « Marie » est abîmé et réduit à la portion faible d’un temps. « Votre enfant » est secoué par une formule rythmique irrégulière.

Couronnée d’étoiles de la communauté de l’Emmanuel 

Le texte est un commentaire de la vision du Chap. 12 de l’Apocalypse augmenté de divers titres donnés à Marie dans les litanies. Il est dans le style d’une narration.

La mélodie du refrain commence par un emprunt à la chanson de Michel Fugain « C’est un beau roman ». Elle est en mode de ré et transposée sur mi. Celle du couplet suit la trame habituelle des chansons de variété en s’appuyant sur les accords de la grille d’accompagnement.

L’harmonie se résume aux trois accords traditionnels avec l’accord de 7ème de dominante posé sur « veur » de « Sauveur » provoquant une tension qui nous fait sortir de la modalité de la mélodie pour nous propulser dans la tonalité mineure plus émotionnelle de la musique classique.

Le rythme du refrain est plutôt naturel et calme favorisant la narration ! mais celui des couplets nous emmène dans un autre univers. Le rythme syncopé devient omniprésent alors que l’on voudrait goûter le texte.

Regarde l’étoile de la communauté de l’Emmanuel 

            Le texte est extrait de la prière de saint Bernard que l’on peut trouver p. 217 du « livre bleu » utilisé pour les exercices de saint Ignace avec modification de l’expression « en la suivant » qui devient « si tu la suis».

           La mélodie est en mode de la mineur naturel. Les couplets sont composés de quatre formules de trois notes « do, ré, mi » puis « ré, mi, fa » deux fois de suite. La mélodie du refrain s’élève sur « la, si, do » avec la même formule répétée six fois. Nous sommes dans le style minimaliste apparu dans les années 60.

            L’harmonie est traditionnelle avec un repos à la dominante toutes les quatre mesures qui crée une tension. Au refrain s’ajoute un retard de la note sensible sur la cadence mais l’accord ne se résout pas ce qui augmente la tension.

            Le rythme syncopé et répétitif fait référence à la musique de danse moderne.

Nous sommes ici aux antipodes des caractères de la liturgie donnés par les papes saint Pie X et Pie XII. On ne peut donc pas parler ici de musique sacrée !

Il est bon de rappeler que les musiques de danse sont incompatibles avec la liturgie et la prière !

Ces chants ont attiré l’attention car ils ont les mêmes composants que la musique que diffusent en permanence la plupart des médias. Nous avons donc tout un travail d’éducation musicale et artistique à réaliser. Soyons-en les agents chacun à notre place.

Certains chants du répertoire, tels que : Je vous salue Marie de l’Ab. J. Louis ; Ô ma Reine de J. Noyon ; Quand vint sur terre de l’Ab. F. X. Moreau ; Ô Vierge Marie de Charles Bordes ; respectaient les directives des papes. De nouvelles compositions peuvent compléter ce répertoire.

Formons-nous un goût à l’école de la liturgie afin de pouvoir vraiment dire avec le psalmiste : « Zelus domus tuae comedit me 1».

François

1 Ps 68, verset 10 : « Le zèle de votre maison me dévore ». C’est-à-dire le zèle de la maison du Seigneur et non celui de nos occupations et nos goûts personnels.