Tu honoreras ton père et ta mère

Pour les fils et les filles d’Adam, honorer son père et sa mère ne va certainement pas de soi. C’est pourquoi Dieu a jugé que nous avions besoin d’un commandement sur ce sujet. Avec la vie, en effet, nos parents nous ont transmis ce goût pour l’indocilité, qui poussa Adam et Eve au premier péché contre Lui. Ayant Lui-même éprouvé l’ingratitude de ses créatures à son égard, Il se devait de prémunir contre ce péché des autorités souveraines que sont père et mère, lequel se manifeste en chacun dès l’enfance. D’autant plus que cette tendance à ne pas les honorer, l’enfant la reçoit ipso facto de ses propres parents qui sont eux-mêmes soumis au péché, alors qu’Adam et Ève naquirent du Père Céleste parfait.

 

Enfants, honorez vos parents

Il y a donc quelque chose de vital pour l’espèce en cette nécessité de transmettre, de génération en génération, en même temps que la vie, cette vertu d’obéissance que produit chez l’enfant le fait d’honorer son père et sa mère. Il s’agit en effet de contrevenir à l’un des fruits les plus amers de la nature blessée de l’homme. Pour mesurer ce que coûta au Fils Rédempteur la réparation d’une telle faute, il suffit de songer à cette parole décisive de saint Paul aux Hébreux [5 :8–9], que rappelle bien à propos le nocturne du Vendredi Saint, que tout Fils de Dieu qu’il est, le Christ «  a dû apprendre ce que c’est qu’obéir par ses propres souffrances ». Il fallait cela pour qu’au terme de sa vie, il devînt, pour tous ceux qui lui obéissent, cause de salut éternel, Dieu l’ayant institué grand prêtre selon l’ordre de Melchisédech. 

Ce respect des parents constitue une loi morale naturelle, respectée dans toutes les cultures païennes, et l’on voit partout que les crimes les plus abominables sont ceux du parricide et du matricide. L’enfant doit donc honorer ses parents pour que la Loi de Dieu soit transmise de génération en génération, et que l’espèce survive à toutes les tribulations. Cependant, pour les catholiques, cette nécessité de respecter ce quatrième commandement se double d’un autre effet : l’enfant doit honorer ses parents pour que soit transmise la possibilité du salut de chacun, fruit de la Croix, de génération en génération.

On comprend dès lors pourquoi Satan, assassin des âmes depuis le commencement, a toujours poussé les hommes à l’enfreindre, en jouant sur toutes les cordes à sa disposition. Puisque par le péché originel, tout enfant découvre en lui une tendance spontanée à résister à l’obéissance et au respect qu’il doit à ses parents, ce commandement implique et sous-entend un devoir d’éducation de leur part, comme de la part de toute personne détentrice d’autorité dans la cité. Ainsi, comme il y a de mauvais enfants, il y a de mauvais parents. Comment, dès lors, un enfant qui perçoit que ses parents sont ouvertement pécheurs peut-il les honorer ? Un premier risque est alors que l’enfant honore le péché de ses parents en croyant les honorer eux-mêmes, et ainsi se perde à son tour, par la simple raison de son imitation. Un deuxième risque est que, confondant ses parents avec le péché qu’il les voit commettre, il cesse, pour de bon, de les honorer eux.

 

Parents, honorez vos enfants

La plus grande partie des scenarii proposés par la littérature occidentale se situe dans le sillage de l’un ou l’autre risque. Tant que les nations ont été gouvernées par des chefs catholiques agissant sous l’autorité morale de l’Église, le mal était endigué, en amont, par des lois favorisant la famille, la natalité, l’instruction morale et civique ; en aval, par nombre d’institutions religieuses dont les orphelinats, les foyers d’accueil et des œuvres miséricordieuses de toutes sortes. Mais depuis que les gouvernements obéissent à d’autres maîtres, dont la visée est la fin du règne du Christ sur les sociétés, tout ce qui protégeait la structure familiale classique a été remis en cause : toutes les religions ont été mises sur le même plan, l’autorité des pères de famille a été contestée, le rôle des femmes redéfini, le divorce, l’union libre et la libération des mœurs encouragés, l’individualisme ainsi que le consumérisme plébiscités, et, partout, on a assisté à la naissance de familles dites recomposées, ainsi qu’au triomphe des entreprises dites « de déconstruction ».  Un certain nombre de lois iniques, contrevenant directement ou indirectement à chaque commandement de Dieu, ont été votées ou sont en cours de l’être, sous des prétextes libertaires fallacieux, comme le droit à l’avortement ou celui à l’euthanasie. D’autres l’ont été, au prétexte de l’égalité, qui ont fait voler en éclat la légitimité de l’autorité et de la verticalité dans bien des domaines. Egalité des sexes, égalité des âges, égalité des genres et des conditions, égalité des droits… Ajoutons à cela l’idolâtrie du progrès, qui a permis la redéfinition de l’éthique au profit de la recherche scientifique sur la philosophie et la morale, ce qui justifia des recherches aussi contestables que celles sur les embryons, à des fins expérimentales, libérales ou commerciales, et permis la GPA et la PMA.

Suivre ce quatrième commandement était déjà compliqué pour des enfants abandonnés, ou bien confrontés à des parents alcooliques, drogués, divorcés, pervers, abusifs, voire incestueux… Mais quel romancier saura aujourd’hui traduire le désarroi d’un enfant élevé par « deux mères » ou bien par « deux pères », face à ce commandement ? Ajoutons à cela la sexualisation des programmes scolaires, l’accès facilité à la pornographie ou à l’ultra violence et au terrorisme sur le web…

 

Les hommes de bonne volonté

La faiblesse de la réaction contre l’ensemble de ces lois, dans la majorité du corps social, étonne. On peut l’attribuer, certes, au remarquable travail de propagande effectué par le pouvoir politique. Ou bien à une certaine forme d’érosion, de lassitude devant le constat d’impuissance qu’on tire devant l’évolution des choses. On perçoit bien, de fait, la dimension satanique à l’œuvre derrière la malignité et l’efficacité de toutes ces refondations sociétales qui touchent même la Constitution. Dans un tel contexte, rien d’étonnant à ce que la violence, sous toutes ses formes, s’empare de la rue et des foyers, après s’être emparée des consciences.

On nous annonce comme à venir un chaos qui est déjà advenu, puisqu’il est précisément organisé par des textes de loi :  jusqu’à cette récente proposition condamnant toute critique de la République et de sa laïcité, et donc tout engagement public auprès du règne du Christ-Roi en France, alors que si les choses en sont à ce point, c’est parce que, précisément, Son règne a été soigneusement aboli. Il n’est pas vain d’affirmer, dès lors, que comme Saturne, cette société finit par dévorer ses enfants.

Dieu, dans sa miséricorde, n’abandonne pas cependant les hommes de bonne volonté. C’est une vérité que nous pouvons chacun ressentir à chaque fois que nous nous tournons vers Lui. Et sa grâce est justement proportionnée aux épreuves que nous subissons, aux pénitences qu’il nous faut assumer, collectivement comme individuellement. Cela a été vrai à chaque époque et le demeure aujourd’hui. C’est cette note de foi et d’espérance que nous devons garder à l’esprit. Il est fondamentalement Notre Père, Celui que nous avons à cœur de respecter, comme son Église est notre Mère en Jésus-Christ, que nous ne pouvons qu’adorer d’autant plus que sont abominables les outrages que subissent « les plus petits d’entre les siens ».

 

  1. Guindon

 

Rome éternelle

La foi dans la Rome éternelle repose sur le fait que, si l’homme est mortel et pécheur en son individualité, l’humanité dans son ensemble a été rachetée sur la Croix par les souffrances du Fils Rédempteur de Dieu, Jésus-Christ, le nouvel Adam. Chaque membre de cette humanité pècheresse peut ainsi devenir, sur terre, membre de l’Église militante en recevant le baptême et l’Enseignement du Christ ; en renonçant librement au péché, il permet à la grâce sanctifiante de l’épargner de toutes ses conséquences et peut espérer devenir au Ciel membre de la Jérusalem Céleste, l’Église triomphante.

Rome, capitale de l’Empire au temps de Jésus, fut choisie par Lui pour devenir l’épicentre de la religion chrétienne, et son évêque pour devenir le successeur de Pierre, chef de l’Église tout entière en tant que vicaire du Christ. 

 

Comment l’infaillibilité de l’Église, instituée par Dieu Lui-même, peut-elle se transférer à un homme faillible par nature, puisqu’il est blessé par le péché originel comme les autres ? C’est la question qui se pose alors à la raison.

Pour tout catholique, le pape doit incarner de son mieux un triple exemple :

– En tant que fils singulier d’Adam, chargé de l’histoire personnelle qui en fait un homme comme un autre, il lui faut témoigner de l’humilité du pécheur repenti. C’est pourquoi on lui remet le célèbre « anneau du pécheur » qui lui est propre, puisqu’il est détruit ou brisé à sa mort.

– En tant qu’évêque de Rome, il se distingue des autres évêques du monde, en recevant la férule crucifère, bâton liturgique qui marque la primauté de Pierre et toute l’autorité qui est la sienne, en tant que guide et chef de l’Église militante.

– En tant que vicaire infaillible du Christ, il lui revient de conserver intact le dépôt de la foi. C’est pourquoi il reçoit [recevait] la tiare, afin de signifier d’une triple couronne son pouvoir temporel, spirituel et moral. Désigné à tous comme vicaire du Christ, il devient le représentant élu, successeur de l’apôtre qu’Il avait Lui-même désigné parmi les Douze. Le fait que Paul VI ait déposé cette tiare est bien au cœur de l’ébranlement de l’Église que traverse le monde moderne, tempête devant laquelle chaque catholique a nécessité de se souvenir que les « portes de l’Enfer ne prévaudront pas sur elle ».

De cette primauté indiscutable, le pape tire ce qui fonde sa qualité.

 

Le 30 mai 1862, alors âgé de 47 ans, saint Jean Bosco reçut du Ciel un rêve célèbre, qu’on nomma par la suite les Trois Blancheurs :

 « J’ai vu une grande bataille sur la mer : le navire de Pierre, piloté par le Pape et escorté de bateaux de moindre importance, devait soutenir l’assaut de beaucoup d’autres bâtiments qui lui livraient bataille. Le vent contraire et la mer agitée semblaient favoriser les ennemis. Mais au milieu de la mer, j’ai vu émerger deux colonnes très hautes : sur la première, une grande Hostie : l’Eucharistie et sur l’autre (plus basse) une statue de la Vierge Immaculée. Le navire du Pape n’avait aucun moyen humain de défense. C’était une sorte de souffle qui provenait de ces deux colonnes, qui défendait le navire et réparait aussitôt tous les dégâts. Une première fois, le pape est gravement blessé, mais ensuite il se relève ; puis une seconde fois… et cette fois il meurt tandis que les ennemis exultent. Le nouveau pape, élu immédiatement après, reprend la barre et réussit à atteindre les deux colonnes, y accrochant avec deux chaînes le navire, qui est sauvé, tandis que les bateaux ennemis fuient, se détruisent réciproquement, et coulent. »

Existe-t-il plus belle allégorie de la Rome éternelle et de l’infaillibilité de l’Église, laquelle ne put se forger autrement que dans le sang de ses innombrables martyrs et l’irréductibilité de leur foi ? 

Par la volonté du Seigneur Lui-même, Rome devint ainsi le berceau de la civilisation chrétienne : mais cela ne s’accomplit pas sans douleur. Aujourd’hui, tout pèlerin partant à la rencontre de ce glorieux passé ne peut, de sanctuaire en sanctuaire, que ressentir intacte la trace de ces siècles d’histoire et de catholicité, que rien ne pourra arracher de la mémoire des fidèles, ni réformer en profondeur.

Si saint Paul et saint Pierre se trouvent si étroitement associés par la liturgie, c’est qu’ils l’ont tout d’abord été dans l’emprisonnement, la persécution et la douloureuse fondation de l’Eglise de Rome. À propos des chaînes que l’un et l’autre eurent à subir, saint Jean Chrysostome a dit : « Être enchaîné pour Jésus-Christ, c’est plus glorieux que d’être apôtre, que d’être docteur, que d’être évangéliste1. »

Tandis que l’un finit décapité, l’autre fut crucifié à l’envers. L’apôtre des Gentils lança un jour aux Corinthiens cette sentence, si intelligemment énigmatique, si subtilement contemporaine :

« Nous sommes accablés de toute manière mais non écrasés, nous connaissons l’inquiétude, mais non le désespoir, nous sommes pourchassés, mais non dépassés, nous sommes terrassés, mais non anéantis. Nous promenons sans cesse en notre corps la mort de Jésus afin que la vie de Jésus se manifeste elle aussi en notre chair mortelle2… » 

 

On connaît la célèbre scène rapportée dans les Actes de Pierre, honorée dans une petite église de la Via Appia, et qui inspira en 1905 le best-seller mondial de Sienkiewicz : Pierre, fuyant les persécutions de Néron, fut soudainement arrêté net par une vision du Seigneur à qui il demanda, stupéfait : « Domine, quo vadis ? »,  « Seigneur où vas-tu ? » Jésus lui répondit simplement « Venio Romam iterum crucifigi », « Je vais à Rome me faire crucifier de nouveau ».

Le premier pape de l’Église comprit alors qu’il devait rebrousser chemin pour y affronter son martyre. Et c’est ainsi que Rome devint ville éternelle…

G. Guindon

 

1 Homélie 8 sur Éphésiens, 1-5. Eloge des chaînes. — Captivité de saint Paul.

2 Corinthiens, 4, 8-11

 

 

Sous le regard de Dieu

On peut s’intéresser à de multiples sujets, prendre parti pour de multiples causes, leur consacrer l’essentiel de son temps et de son énergie ; aller même jusqu’à leur sacrifier son existence : la nature, la misère du monde, les injustices, la patrie, la famille, l’art… Connaîtra-t-on pour autant le véritable enthousiasme ? Au mieux apparaîtra-t-on comme quelqu’un de concerné, de passionné, d’exalté, voire de fanatique. Il se peut bien qu’alors, on finisse par desservir la cause dont on se croyait l’avocat.

L’enthousiasme n’apparaît pour de bon que lorsqu’on considère cette cause du point de vue de Dieu. On la sert alors avec aisance et légèreté, dans la joie contagieuse qu’apporte Son regard. Lorsque saint François, par exemple, compose le Cantique des créatures, il se distingue éminemment d’un militant contemporain de l’écologie de l’esprit, si convaincu soit ce dernier ! Car il porte un enthousiasme simple, véritable et plein de compassion pour cette nature, qu’il considère comme l’œuvre de son Père et non pas comme une cause politique plus honorable qu’une autre.

À bien y regarder, donc, si l’on considère l’étymologie, il ne devrait y avoir d’enthousiasme que catholique : s’enthousiasmer, n’est-ce pas être saisi de cet irrépressible amour de Dieu qui fait les saints ? Catholique ne signifie-t-il pas universel ? D’un crépuscule à l’autre et d’un hémisphère à l’autre, le monde devrait donc retentir d’hymnes incessants et de cantiques chaleureux, la joie des uns contaminant l’indifférence des autres inlassablement, comme sur la pente se déverse l’eau fougueuse du torrent.

En lieu et place de cela, on s’enthousiasme pour des slogans, le temps que s’époumonnent les candidats d’une campagne électorale ; pour des podiums, le temps que s’effilochent sur les écrans les étapes d’une compétition sportive ; pour des feux d’artifice ou des hymnes militaires, le temps que s’étire une fête républicaine ; pour des batailles remportées ou perdues ça et là, le temps que dure une guerre. Triste réalité d’un monde vraiment attristant !

Nous devons donc chaque jour apprendre, malgré cette tristesse, à considérer ce monde que domine le péché avec enthousiasme, c’est-à-dire du point de vue de Dieu. Le cœur de l’homme est ainsi conçu, en effet, qu’il ne peut se réjouir infiniment que pour ce qui l’habite et le fonde, c’est-à-dire pour Celui qui l’a créé : Dieu Lui-même. Et ce, quelles que soient les effets de sa nature blessée. Tout autre enthousiasme est en réalité une forme altérée, voire corrompue, de la joie à même de combler toutes ses attentes.

Voilà pourquoi, s’il peut être louable, en temps de Carême, de rompre avec l’addiction des écrans ou de renoncer à sucrer son café, cela ne devient véritablement enthousiasmant que si cela s’accomplit dans le souci délibéré de plaire à Dieu.

L’enthousiasme est ainsi l’élément qui confère sa qualité autant aux petits dons anodins que nous accomplissons chaque jour qu’aux sacrifices plus importants qu’exige parfois l’existence. Tel est le secret de la « petite voie » qui réunit admirablement la périlleuse existence d’un courageux missionnaire comme saint Théophane Vénard à celle, humblement cloîtrée, d’une carmélite comme sainte Thérèse de Lisieux : jusqu’à son lit de mort où la veillait mère Agnès, celle-ci considéra comme son frère en charité celui qui mourut de la main d’un impitoyable bourreau, décapité au >>> >>> Viêt Nam : « Je ne m’appuie pas sur mes propres forces, mais sur la force de celui qui a vaincu les puissances de l’enfer et du monde sur la croix », écrivait le premier à sa sœur Mélanie. « Je ne compte pas sur mes mérites, n’en ayant aucun, mais j’espère en Celui qui est la Vertu, la Sainteté Même, c’est Lui seul qui, se contentant de mes faibles efforts, m’élèvera jusqu’à Lui », renchérissait la petite Thérèse1.

Y a-t-il une limite à l’enthousiasme ? Il semble que non, puisque toutes choses, même les plus affligeantes, même les plus terribles, peuvent être considérées du point de vue de Dieu. Il en va ainsi de la mort. Lorsque saint Polycarpe fut contraint soit de renier Jésus-Christ, soit de monter au bûcher, il n’eut d’autre choix que de considérer ce bûcher du point de vue de son Seigneur et s’écria : « Puissé-je être admis aujourd’hui en Ta présence comme un sacrifice gras et agréable, comme Tu l’avais préparé et manifesté d’avance, comme Tu l’as réalisé, Dieu sans mensonge et véritable. Et c’est pourquoi pour toutes choses je Te loue, je Te bénis, je Te glorifie, par le grand Prêtre éternel et céleste Jésus-Christ, ton enfant bien-aimé, par qui soit la gloire à Toi avec Lui et l’Esprit-Saint maintenant et dans les siècles à venir. » Il y a loin, on le voit, de l’exaltation pour le martyre affichée par les fausses religions, qui n’est qu’un fanatisme spectaculaire, un délirant suicide, à cette considération mesurée, lucide et amoureuse, choisie et non subie, de sa propre mort sous le regard de Dieu.

Il est certain que plus on s’approche de Dieu, plus l’objet de nos enthousiasmes évolue. Ainsi la modeste fille d’un pharmacien de Lucca comme santa Gemma Galgani, toute consciente de son indignité et emplie de ferveur pour le chemin spirituel que Jésus lui ouvrait, commença-t-elle par faire la charité aux pauvres qu’elle croisait dans la rue en allant à l’école avant de se passionner pour le salut des âmes et d’adorer finalement la Croix, jusqu’à s’offrir en victime d’holocauste un samedi saint.

Les saintes et les saints nous ont ainsi offerts  d’enthousiasmants exemples de charité, si on apprend à les considérer eux aussi du point de vue éclairant de Dieu. Dès lors, quel que soit notre cheminement, l’objet de tous nos enthousiasmes finira donc inévitablement par être Dieu Lui-même, dans sa nature éminemment Trinitaire et légitimement adorable. C’est pourquoi le modèle de tous nos enthousiasmes ne peut être in fine que la Très Sainte Vierge, dont il est admirablement écrit : « Celui que les cieux ne pouvaient contenir, vous l’avez enfermé dans votre sein2. »

G. Guindon

 

1 Gabriel Emonnet, Deux athlètes de la foi : Théophane et Thérèse, Téqui, janvier 1988

2 Petit Office de la Vierge, Matines, Leçons, 1er Répons.

 

 

A la mode de Saint-Joseph

« Les autres adoptent des enfants. Jésus a adopté un père1.» La formule est de Bossuet. Celui que Notre-Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, s’est donné comme père adoptif et nourricier devint nécessairement celui de tous les disciples que, dans la charité de son hypostase, Il adopta par le baptême. Aussi le pape Pie IX, après avoir étendu à toute l’Eglise la fête de son patronage, le 10 septembre 1847, le reconnut légitimement Patron de l’Eglise universelle par le décret « Quemadmodum Deus » du 8 décembre 1870.

Qu’elle semble cependant éloignée des temps modernes, cette tribulation antique et orientale que fut la « vie cachée » de saint Joseph ! Que nous révèle sa sainteté ? Quel enseignement pouvons-nous tirer d’elle ? Quel sens possède cette paternité ?

  1. L’homme qui dort

« Les temps si tristes que nous traversons… », soupirait déjà le pape Pie IX dans son décret, à propos de la fin des États pontificaux. Au risque de l’anachronisme, imaginons qu’un de nos contemporains se voit confier, par ces temps guère plus enthousiasmants que nous traversons, la délicate mission de garder le Fils de Dieu, qui est Dieu Lui-même, et sa Mère, l’Immaculée. Cet homme, assurément, installerait autour de sa maison des programmes de surveillance hors du commun, aurait recours à toutes sortes d’experts numériques en protection rapprochée, userait de l’Intelligence artificielle pour anticiper tous les scenarii budgétaires, sécuritaires, judiciaires, sociétaux possibles, afin de se sentir prêt à planifier tous les obstacles. Dans un univers aussi hostile et dangereux que le nôtre, tels sont les excès de prudence, mais aussi de témérité, dans lesquels tout citoyen appelé à des responsabilités, pourtant d’ordre bien plus futiles, n’hésite pas à engager ses efforts.

Or la sainteté de celui à qui échut, voilà plus de deux mille ans, cette mission surnaturelle, révèle un comportement parfaitement contraire : saint Joseph fut « l’homme qui dort », attendant paisiblement dans le repos le Conseil de l’Ange : l’Ecriture relate quatre songes bibliques qui permirent la réalisation effective du plan divin, sans lesquels l’Eglise n’aurait pu voir le jour : c’est ce que veut figurer le tableau de Giuseppe Rollini qui le représente auprès de Marie, l’Enfant-Jésus dans ses bras, gardant d’en haut avec sa main la Basilique Saint-Pierre, qu’un ange agenouillé lui présente humblement.

La première leçon que nous pouvons en tirer est d’ainsi s’en remettre à Dieu seul. Et si nous ressentons douloureusement les blessures de notre intelligence, c’est de comprendre qu’elle n’a nul besoin d’être augmentée artificiellement, mais exclusivement par le moyen de sa grâce : « Confie toi de tout ton cœur à Yahweh et ne t’appuie pas sur ta propre intelligence. Dans toutes tes voies, pense à Lui et il aplanira tes sentiers.» [Proverbes, 3  5-6]

  1. Mieux connaître Jésus

La société est dangereuse et il est humain de s’en inquiéter, pour soi-même comme pour ses proches. Vidéosurveillance, antivirus informatiques, masques sanitaires hygiéniques, portillons automatiques et vigiles armés : la deuxième leçon que nous pouvons tirer de l’attitude de saint Joseph, c’est qu’il n’y a de sécurité véritablement bien comprise qu’en une intimité régulièrement nourrie avec Dieu. Ce Dieu, que saint Joseph voyait en Jésus, nous pouvons le contempler dans le Saint Sacrement et le recevoir dans l’hostie. Je suis toujours étonné du petit nombre de fidèles présents lors de l’Adoration. Combien de force, de réconfort, d’amour, de protection surnaturelle et de miséricorde le Seigneur se montre pourtant désireux de communiquer à chacun en cette occasion ! Qui nourrit régulièrement cette intimité ne peut qu’apprendre à persévérer dans sa foi, son espérance, et grandir ainsi en charité. On ne peut s’approcher de saint Joseph sans désirer ardemment mieux connaître celui qui daigna être son fils, et sans comprendre qu’en Eglise, nous devons croître à son école. Toutes les tribulations que cette société nous réserve, plongée dans la plus redoutable apostasie, soumise à des intérêts qui depuis longtemps ont divorcé des nôtres, nourrie chaque jour des plus contagieuses illusions et traversée d’incessants conflits, s’effacent alors. J’en arrive ainsi à la troisième leçon, la plus édifiante sans doute :

 

III. La vie cachée

Bossuet composa en 1692 pour la religieuse Louise de Luynes un remarquable Discours sur la vie cachée en Dieu. Il y évoque métaphoriquement cette « image de moi » créée par « le jugement des hommes qui veut me suivre partout, me peindre, me figurer, me faire mouvoir à sa fantaisie, et croit par là me donner une sorte d’être ». Il compare cette « image » à son ombre qui le suit, « qu’une lumière changeante, qui me prend tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, allonge, rapetisse, augmente, diminue ». Ainsi poursuit-il, « ainsi en est-il des opinions, des bruits, des jugements fixes si vous voulez, où les hommes avaient voulu me donner un être à leur mode2 ». Ne soyons pas des « êtres à leur mode ». Soyons des êtres « à la mode de saint Joseph », dont l’évêque de Meaux, dans le Premier Panégyrique qu’il dressa de lui, déclara : « Jésus est révélé aux Apôtres, pour l’annoncer par tout l’univers ; Il est révélé à Joseph pour le taire et pour le cacher.» Saint Joseph ne connut pas, de la terre, le ministère public de Jésus. De celui dont il fut le père adoptif, il ne connut ainsi que la vie cachée à Nazareth, celle qui fut si chère au cœur de Charles de Foucauld. De cette dernière, il demeure pour nous le modèle indépassable. Malgré les réseaux sociaux, les smartphones, les sollicitations de la cité, malgré le bruit et la fureur, efforçons-nous de suivre, au service de son Divin Fils et selon nos vocations respectives, l’exemple qu’il offrit pour toujours, à tous les hommes de bonne volonté.

G. Guindon

 

Pas d’état sans devoir

Un état, quel qu’il soit, on le tenait jadis de son père ; il le tenait lui-même du sien. Tout au bout de la chaîne des aïeux, siégeait le donateur suprême : Dieu Lui-même. C’est ainsi qu’aux côtés du Clergé et de la Noblesse, se trouvait le Tiers-Etat, lui-même hiérarchisé en de multiples corporations. Au cœur de cette organisation tripartite et solidement ramifiée, chacun pouvait en conscience adopter tel ou tel état : la loi naturelle l’y poussait et l’intelligence de l’ordre social dont il se voyait dépendre le guidait. La notion de « devoir », se trouvait intimement mêlée à celle d’honneur, impliquant à la fois le respect de ses parents, le service de son prochain, et le culte qu’on doit à Dieu. Tout cela relevait au fond d’un sentiment de justice assez communément partagé.

Ce bel édifice fut si bien ébranlé par l’idéologie des Droits de l’Homme que c’est un lieu commun, de nos jours, de déplorer la perte des valeurs traditionnelles. La permanence des états familiaux ou sociétaux, leur primauté sur les droits individuels sont contestés par les partisans de la « vie liquide » : survivre, dans le monde postmoderne, c’est « bouger » ! Cela nécessite de s’adapter au brassage incessant des conditions, aux réformes des comportements, au remaniement des situations, au bouleversement des normes, à la contestation des fonctions, même les plus naturelles. Dès lors, la notion de « devoir d’état » parle-t-elle encore à beaucoup de citoyens ? Comment peut-on encore se sanctifier à travers lui ?

Dans la mesure où le respect de son devoir d’état relève de la loi naturelle, chacun, catholique ou non, en comprend la nécessité. Ce qui a changé, c’est que le corps social dans son ensemble en a perverti les principes de base : l’adhésion (ou plutôt l’inclusion) à la doxa sociale pousse les hommes à ignorer Dieu puis les amène subrepticement à nier ses Commandements. La morale laïque évoque sans cesse le « respect de l’Autre », mais jamais le service et l’amour du prochain pour ce qu’il est réellement : un frère en Jésus-Christ. Ainsi pernicieusement, au fur et à mesure que les générations se sont éloignées du Christ Roi, « l’état » que chacun se fit un « devoir » de revendiquer se borna à n’être plus que celui d’un individu assimilable à un autre. Un être, au sens propre, « sans qualité », puisque sans obéissance ni piété envers Dieu.

Tous les saints du Ciel se sont pourtant sanctifiés à travers le respect de leur devoir d’état. C’est pourquoi on y trouve aussi bien des religieux réguliers que séculiers, des laïcs mariés que des célibataires, des pauvres que des riches, des puissants que des gueux, des soldats que des civils : entre les uns et les autres, toutes les différences, et aucune différence ! Dans l’Introduction à la Vie Dévote, saint François de Sales élabore même cette analogie entre le service de porter du fruit que chaque plante doit à Dieu « selon son genre » et celui que chaque chrétien Lui doit « selon sa qualité et vocation » Ch.3). Et de fait, la pratique du devoir d’état ordonne notre nature humaine, blessée par le péché originel, à une activité propre à chacun qui, si elle est tournée véritablement vers Dieu, agit comme une sorte de purgation. Non seulement, en effet, elle nous éloigne des tentations, et c’est pour cela qu’on dit que « l’oisiveté est la mère de tous les vices » ; mais encore elle favorise la connaissance de soi-même, de son sincère et véritable désir de Dieu comme de toutes les réticences, les indocilités voire les révoltes qu’on peut secrètement nourrir contre sa Loi : la pratique du devoir d’état révèle ainsi à  chacun le bon grain et l’ivraie qui furent semés en lui, c’est donc le chemin concret nécessaire à toute progression spirituelle réelle.

C’est en effet en respectant son devoir d’état qu’une âme peut pleinement dire à chaque heure de la journée : « Que Votre Volonté soit faite ! » L’acte le plus quelconque, en effet, devient une source méritoire de sanctification. Lorsqu’il est ordonné au Christ-Roi, le devoir d’état assure au sein des tribulations une forme de constance et de permanence ; il amarre en quelque sorte le fidèle à la fidélité. L’Esprit-Saint peut alors le trouver et se manifester pleinement dans cet acte qu’il pose. Il peut même rendre cet acte excellent malgré son apparente banalité, et guider celui qui le réalise dans l’acquisition des plus hautes vertus : c’est en respectant son devoir d’état que le colérique devient doux, l’impatient tempérant, l’imprudent avisé, l’avare généreux, etc…

On comprend dès lors que le diable déteste cette discipline que l’âme découvre et à laquelle elle s’exerce dans son devoir d’état. Aussi, en disqualifier la pratique est intrinsèquement lié à la volonté de perdre les âmes. C’est l’unique but des ésotérismes à la manœuvre derrière l’élaboration, la diffusion et la propagation des lois, des idéologies et des modes reposant sur le fameux droit à la paresse qui fondent la prétendue civilisation des loisirs.

Le meilleur rempart contre tous ces maux demeure saint Joseph, modèle absolu du respect sanctifiant du devoir d’état : prions-le qu’il nous prémunisse de ces multiples pièges et nous garde saufs de tous ces errements. Ainsi, partout où nous serons, un peu de la Volonté de Dieu sera.

G. Guindon