A la mode de Saint-Joseph

« Les autres adoptent des enfants. Jésus a adopté un père1.» La formule est de Bossuet. Celui que Notre-Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, s’est donné comme père adoptif et nourricier devint nécessairement celui de tous les disciples que, dans la charité de son hypostase, Il adopta par le baptême. Aussi le pape Pie IX, après avoir étendu à toute l’Eglise la fête de son patronage, le 10 septembre 1847, le reconnut légitimement Patron de l’Eglise universelle par le décret « Quemadmodum Deus » du 8 décembre 1870.

Qu’elle semble cependant éloignée des temps modernes, cette tribulation antique et orientale que fut la « vie cachée » de saint Joseph ! Que nous révèle sa sainteté ? Quel enseignement pouvons-nous tirer d’elle ? Quel sens possède cette paternité ?

  1. L’homme qui dort

« Les temps si tristes que nous traversons… », soupirait déjà le pape Pie IX dans son décret, à propos de la fin des États pontificaux. Au risque de l’anachronisme, imaginons qu’un de nos contemporains se voit confier, par ces temps guère plus enthousiasmants que nous traversons, la délicate mission de garder le Fils de Dieu, qui est Dieu Lui-même, et sa Mère, l’Immaculée. Cet homme, assurément, installerait autour de sa maison des programmes de surveillance hors du commun, aurait recours à toutes sortes d’experts numériques en protection rapprochée, userait de l’Intelligence artificielle pour anticiper tous les scenarii budgétaires, sécuritaires, judiciaires, sociétaux possibles, afin de se sentir prêt à planifier tous les obstacles. Dans un univers aussi hostile et dangereux que le nôtre, tels sont les excès de prudence, mais aussi de témérité, dans lesquels tout citoyen appelé à des responsabilités, pourtant d’ordre bien plus futiles, n’hésite pas à engager ses efforts.

Or la sainteté de celui à qui échut, voilà plus de deux mille ans, cette mission surnaturelle, révèle un comportement parfaitement contraire : saint Joseph fut « l’homme qui dort », attendant paisiblement dans le repos le Conseil de l’Ange : l’Ecriture relate quatre songes bibliques qui permirent la réalisation effective du plan divin, sans lesquels l’Eglise n’aurait pu voir le jour : c’est ce que veut figurer le tableau de Giuseppe Rollini qui le représente auprès de Marie, l’Enfant-Jésus dans ses bras, gardant d’en haut avec sa main la Basilique Saint-Pierre, qu’un ange agenouillé lui présente humblement.

La première leçon que nous pouvons en tirer est d’ainsi s’en remettre à Dieu seul. Et si nous ressentons douloureusement les blessures de notre intelligence, c’est de comprendre qu’elle n’a nul besoin d’être augmentée artificiellement, mais exclusivement par le moyen de sa grâce : « Confie toi de tout ton cœur à Yahweh et ne t’appuie pas sur ta propre intelligence. Dans toutes tes voies, pense à Lui et il aplanira tes sentiers.» [Proverbes, 3  5-6]

  1. Mieux connaître Jésus

La société est dangereuse et il est humain de s’en inquiéter, pour soi-même comme pour ses proches. Vidéosurveillance, antivirus informatiques, masques sanitaires hygiéniques, portillons automatiques et vigiles armés : la deuxième leçon que nous pouvons tirer de l’attitude de saint Joseph, c’est qu’il n’y a de sécurité véritablement bien comprise qu’en une intimité régulièrement nourrie avec Dieu. Ce Dieu, que saint Joseph voyait en Jésus, nous pouvons le contempler dans le Saint Sacrement et le recevoir dans l’hostie. Je suis toujours étonné du petit nombre de fidèles présents lors de l’Adoration. Combien de force, de réconfort, d’amour, de protection surnaturelle et de miséricorde le Seigneur se montre pourtant désireux de communiquer à chacun en cette occasion ! Qui nourrit régulièrement cette intimité ne peut qu’apprendre à persévérer dans sa foi, son espérance, et grandir ainsi en charité. On ne peut s’approcher de saint Joseph sans désirer ardemment mieux connaître celui qui daigna être son fils, et sans comprendre qu’en Eglise, nous devons croître à son école. Toutes les tribulations que cette société nous réserve, plongée dans la plus redoutable apostasie, soumise à des intérêts qui depuis longtemps ont divorcé des nôtres, nourrie chaque jour des plus contagieuses illusions et traversée d’incessants conflits, s’effacent alors. J’en arrive ainsi à la troisième leçon, la plus édifiante sans doute :

 

III. La vie cachée

Bossuet composa en 1692 pour la religieuse Louise de Luynes un remarquable Discours sur la vie cachée en Dieu. Il y évoque métaphoriquement cette « image de moi » créée par « le jugement des hommes qui veut me suivre partout, me peindre, me figurer, me faire mouvoir à sa fantaisie, et croit par là me donner une sorte d’être ». Il compare cette « image » à son ombre qui le suit, « qu’une lumière changeante, qui me prend tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, allonge, rapetisse, augmente, diminue ». Ainsi poursuit-il, « ainsi en est-il des opinions, des bruits, des jugements fixes si vous voulez, où les hommes avaient voulu me donner un être à leur mode2 ». Ne soyons pas des « êtres à leur mode ». Soyons des êtres « à la mode de saint Joseph », dont l’évêque de Meaux, dans le Premier Panégyrique qu’il dressa de lui, déclara : « Jésus est révélé aux Apôtres, pour l’annoncer par tout l’univers ; Il est révélé à Joseph pour le taire et pour le cacher.» Saint Joseph ne connut pas, de la terre, le ministère public de Jésus. De celui dont il fut le père adoptif, il ne connut ainsi que la vie cachée à Nazareth, celle qui fut si chère au cœur de Charles de Foucauld. De cette dernière, il demeure pour nous le modèle indépassable. Malgré les réseaux sociaux, les smartphones, les sollicitations de la cité, malgré le bruit et la fureur, efforçons-nous de suivre, au service de son Divin Fils et selon nos vocations respectives, l’exemple qu’il offrit pour toujours, à tous les hommes de bonne volonté.

G. Guindon

 

Pas d’état sans devoir

Un état, quel qu’il soit, on le tenait jadis de son père ; il le tenait lui-même du sien. Tout au bout de la chaîne des aïeux, siégeait le donateur suprême : Dieu Lui-même. C’est ainsi qu’aux côtés du Clergé et de la Noblesse, se trouvait le Tiers-Etat, lui-même hiérarchisé en de multiples corporations. Au cœur de cette organisation tripartite et solidement ramifiée, chacun pouvait en conscience adopter tel ou tel état : la loi naturelle l’y poussait et l’intelligence de l’ordre social dont il se voyait dépendre le guidait. La notion de « devoir », se trouvait intimement mêlée à celle d’honneur, impliquant à la fois le respect de ses parents, le service de son prochain, et le culte qu’on doit à Dieu. Tout cela relevait au fond d’un sentiment de justice assez communément partagé.

Ce bel édifice fut si bien ébranlé par l’idéologie des Droits de l’Homme que c’est un lieu commun, de nos jours, de déplorer la perte des valeurs traditionnelles. La permanence des états familiaux ou sociétaux, leur primauté sur les droits individuels sont contestés par les partisans de la « vie liquide » : survivre, dans le monde postmoderne, c’est « bouger » ! Cela nécessite de s’adapter au brassage incessant des conditions, aux réformes des comportements, au remaniement des situations, au bouleversement des normes, à la contestation des fonctions, même les plus naturelles. Dès lors, la notion de « devoir d’état » parle-t-elle encore à beaucoup de citoyens ? Comment peut-on encore se sanctifier à travers lui ?

Dans la mesure où le respect de son devoir d’état relève de la loi naturelle, chacun, catholique ou non, en comprend la nécessité. Ce qui a changé, c’est que le corps social dans son ensemble en a perverti les principes de base : l’adhésion (ou plutôt l’inclusion) à la doxa sociale pousse les hommes à ignorer Dieu puis les amène subrepticement à nier ses Commandements. La morale laïque évoque sans cesse le « respect de l’Autre », mais jamais le service et l’amour du prochain pour ce qu’il est réellement : un frère en Jésus-Christ. Ainsi pernicieusement, au fur et à mesure que les générations se sont éloignées du Christ Roi, « l’état » que chacun se fit un « devoir » de revendiquer se borna à n’être plus que celui d’un individu assimilable à un autre. Un être, au sens propre, « sans qualité », puisque sans obéissance ni piété envers Dieu.

Tous les saints du Ciel se sont pourtant sanctifiés à travers le respect de leur devoir d’état. C’est pourquoi on y trouve aussi bien des religieux réguliers que séculiers, des laïcs mariés que des célibataires, des pauvres que des riches, des puissants que des gueux, des soldats que des civils : entre les uns et les autres, toutes les différences, et aucune différence ! Dans l’Introduction à la Vie Dévote, saint François de Sales élabore même cette analogie entre le service de porter du fruit que chaque plante doit à Dieu « selon son genre » et celui que chaque chrétien Lui doit « selon sa qualité et vocation » Ch.3). Et de fait, la pratique du devoir d’état ordonne notre nature humaine, blessée par le péché originel, à une activité propre à chacun qui, si elle est tournée véritablement vers Dieu, agit comme une sorte de purgation. Non seulement, en effet, elle nous éloigne des tentations, et c’est pour cela qu’on dit que « l’oisiveté est la mère de tous les vices » ; mais encore elle favorise la connaissance de soi-même, de son sincère et véritable désir de Dieu comme de toutes les réticences, les indocilités voire les révoltes qu’on peut secrètement nourrir contre sa Loi : la pratique du devoir d’état révèle ainsi à  chacun le bon grain et l’ivraie qui furent semés en lui, c’est donc le chemin concret nécessaire à toute progression spirituelle réelle.

C’est en effet en respectant son devoir d’état qu’une âme peut pleinement dire à chaque heure de la journée : « Que Votre Volonté soit faite ! » L’acte le plus quelconque, en effet, devient une source méritoire de sanctification. Lorsqu’il est ordonné au Christ-Roi, le devoir d’état assure au sein des tribulations une forme de constance et de permanence ; il amarre en quelque sorte le fidèle à la fidélité. L’Esprit-Saint peut alors le trouver et se manifester pleinement dans cet acte qu’il pose. Il peut même rendre cet acte excellent malgré son apparente banalité, et guider celui qui le réalise dans l’acquisition des plus hautes vertus : c’est en respectant son devoir d’état que le colérique devient doux, l’impatient tempérant, l’imprudent avisé, l’avare généreux, etc…

On comprend dès lors que le diable déteste cette discipline que l’âme découvre et à laquelle elle s’exerce dans son devoir d’état. Aussi, en disqualifier la pratique est intrinsèquement lié à la volonté de perdre les âmes. C’est l’unique but des ésotérismes à la manœuvre derrière l’élaboration, la diffusion et la propagation des lois, des idéologies et des modes reposant sur le fameux droit à la paresse qui fondent la prétendue civilisation des loisirs.

Le meilleur rempart contre tous ces maux demeure saint Joseph, modèle absolu du respect sanctifiant du devoir d’état : prions-le qu’il nous prémunisse de ces multiples pièges et nous garde saufs de tous ces errements. Ainsi, partout où nous serons, un peu de la Volonté de Dieu sera.

G. Guindon

 

La réforme du mourir

Depuis quelques décennies, la pratique de la crémation a suivi une courbe exponentielle dans notre pays, au fur et à mesure que la pratique religieuse allait décroissant parmi sa population. Le corps a été ainsi érigé en objet de narcissisme et de séduction, la pudeur des yeux et la modestie des tenues ont été considérées comme des notions désuètes, voire provocatrices ; on a même institué en argument d’autorité la liberté de disposer de son corps dans toutes les revendications dites sociétales, de l’avortement à la pratique d’orientations sexuelles les plus diverses, sapant ainsi les fondements de la morale : en parallèle, le corps a été livré au marché de la pornographie et à la nécessité d’être sans cesse technologiquement « augmenté » pour demeurer le plus longtemps possible performant.

Objet érotisé vivant, rendu dérisoire aussitôt mort : sommes-nous éloignés de la représentation de la mort d’Atala que le peintre Girodet pérennisa sur sa toile en 1808 ! La continuité millénaire que le rite funéraire assurait entre le « temple du Saint-Esprit » et « ce je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue1 », pour beaucoup de nos concitoyens, a volé en éclat : sous l’effet d’une apostasie massive, une conception inédite de la mort s’est ainsi imposée, une véritable « réforme du mourir » s’est mise en place.

La mort dédramatisée 

Crémation, humusation, aquamation, cryomation… Nombreuses sont les réjouissances post-mortem dont les propagandistes de cette réforme du mourir vantent partout les intérêts hygiéniques ou environnementaux. Quels arguments un catholique peut-il opposer aux partisans de ces nouveaux procédés, particulièrement à ceux qui y recourent par simple suivisme, sans prendre le temps de considérer les enjeux qui se cachent derrière ?

Ces traitements innovants témoignent d’une conception résolument matérialiste du cadavre humain qui participe d’une dédramatisation de la mort : il semble donc vain d’alléguer directement des arguments théologiques face à des gens qui ont perdu la foi. D’ailleurs, ce qu’a pu avoir d’effrayant, pour une succession de générations, l’idée d’un Jugement particulier ; de réconfortant l’assurance de la prière des survivants et l’espérance en la Résurrection des Corps, tout cela s’est estompé devant la représentation, souvent fort sentimentalisée, que chacun se fait de l’Au-Delà, dans une société liquide qui perd toute mémoire à force de déprécier toutes traditions.

À ces Français qui considèrent que le conseil évangélique de laisser les morts en paix. n’est qu’un conditionnement insupportable, séculaire et suranné issu de gens d’Eglise eux-mêmes endoctrinés, on peut tout d’abord rappeler que la première loi sur la crémation, promulguée en 1887, ne correspondait à aucune demande ni nécessité sociale, mais fut une œuvre maçonnique. Pensent-ils ainsi être libérés de toute influence et de tout endoctrinement en suivant des préceptes élaborés en loges? Ont-ils réfléchi à ce que suppose le passage de l’Église à une telle contre-Église, se sont-ils jamais renseignés sur les desseins des nouveaux clercs entre les mains desquels ils confient le souvenir qu’ils laissent d’eux-mêmes à leurs enfants ?

La mort idéalisée 

Mais le catholicisme, c’est de l’histoire ancienne, devant les promesses du « New Age » le feu purificateur et la fusion dans le Grand Tout cosmique, vous diront-ils ! Mieux vaut se fondre dans l’éther lumineux que de pourrir dans l’obscurité d’un cercueil !  Leur expliquer alors que si, dans les spiritualités orientales, la crémation est bien un rite traditionnel de purification qu’encadre une vénérable tradition, détachée de son contexte religieux initial et encadrée par aucun célébrant, la « cérémonie » à laquelle ils livrent leur dépouille n’est qu’un grossier simulacre consumériste. Bien loin de tout idéal de transmigration de l’âme, la crémation ne représente, en France, qu’une simple technique, un simple procédé de traitement des corps qui se trouvent incinérés comme des vêtements usagés, traités tels de simples déchets, de l’aveu même des agents funéraires.

Soit ! Mais ne vaut-il pas mieux disparaître d’un seul coup en fumée que pourrir dans le sol, dévoré inlassablement par des vers ? « Le four crématoire, raille à ce sujet le polémiste catholique Léon Bloy, plus rassurant que le Requiem, est autrement plus expéditif2En un mot, puisque toute personne issue du néant est fatalement vouée à y retourner, ne vaut-il pas mieux s’y résoudre sans tarder, en évitant le désolant dépérissement de la matière ? Certes. Mais puisque la création d’un corps est un processus lent dans le ventre maternel, pourquoi lui refuser sa décomposition dans celui de la terre, qui obéit parallèlement à cette même lenteur ? Pourquoi imposer à ce corps qui nous fut si solidaire durant notre vie une si immédiate désintégration? Que signifie vraiment cette façon d’être « pressé » jusque dans l’Au-delà, sinon une lutte sans réelle signification ontologique contre le cycle normal de la vie et de la mort ?

La mort privatisée 

À quoi bon, poursuivront-ils, embarrasser ses descendants, peut-être éparpillés aux quatre coins du monde, de la nécessité de visiter une tombe inévitablement creusée quelque part, dont il faut de surcroît financer et la location et l’entretien ? Ils vous diront que ces vicissitudes sont bien contraignantes dans la société cybernétique où tout bouge, tout s’interpénètre, dans laquelle plus personne ne s’enracine ni ne se souvient. Dispersées dans l’air, les cendres sont partout ! Plutôt que de devoir se déplacer soi-même, pourquoi ne pas autoriser les familles à transporter les urnes funéraires de leurs défunts au gré de leurs inévitables déménagements ? À l’ère du portable et du portatif, ne serait-ce pas plus pratique ? Avec la multiplication de ces procédés funéraires, nous nous dirigeons de plus en plus vers une privatisation de la mort, une mort à la carte, si j’ose dire. Or, sous l’effet d’un tel libéralisme, la conscience de constituer une cité peut vite partir en fumée. Le cimetière, historiquement pensé comme une communauté de morts prolongeant celle des vivants, laisse la place à une multitude de columbariums, de jardins du souvenir, ou autres centres de la métamorphose. On remarque d’ailleurs que si tout un chacun est libre de se rendre à n’importe quelle messe d’enterrement pour prier, les cérémonies funéraires post-modernes se déroulent à huis-clos et sur invitation, chacun dans l’esseulement des familles face à leur deuil.

 

Une « réforme du croire » ?

Restent les arguments hygiénistes allégués par les promoteurs de ces procédés apparemment novateurs : la plupart de nos compatriotes ne perçoivent pas la manipulation ésotérique qui se cache derrière ce qu’on leur présente comme une démarche militante, écoresponsable et autres éléments de langage incessamment martelés. Ces prétendues innovations cachent en réalité la volonté de retour à l’Antiquité panthéiste ou païenne, retour dont chaque cadavre ainsi traité constitue le meilleur agent publicitaire pour conditionner les esprits.

Leur dire, pour finir, que c’est bien la notion de « personne », à laquelle ils sont si attachés de leur vivant, qu’en rejetant la tradition chrétienne, ils remettent dangereusement en cause. En dépit de tous les sophismes ou arguties des philosophies cherchant à justifier ces pratiques douteuses, il est clair que leur propagande vise à détruire l’intégrité spirituelle de la personne en favorisant une forme de croyance de masses post-mortem. Réformer ainsi des pratiques millénaires d’ensevelissement des corps, cela revient à abolir la distinction entre les règnes et les espèces et en mettant l’accent sur de douteuses transitivités homme/animal/végétal, et un non moins douteux continuum animé/inanimé. Dans ces conceptions de la mort, Dieu Lui-même, devenu Grand Tout Cosmique fusionnel, n’est plus non plus appréhendable dans une relation de personne, et c’est bien ce qu’in fine recherchent les « réformateurs du mourir » : cultiver les conditions d’une « réforme du croire ».

Car c’est aux vivants qu’en définitive cette « réforme du mourir » s’adresse, afin de modeler leurs comportements aux exigences et aux desideratas des dirigeants de la société nouvelle. Laisser se pérenniser de telles pratiques, c’est se faire complice de la déconstruction conjointe des personnes, de l’héritage, de l’univers culturel, politique et chrétien de notre pays. Pour tout catholique, c’est donc un acte de charité que de s’en prémunir, d’en prémunir les siens et de lutter contre la banalisation de ces techniques et des symboles qu’elles incarnent, dans toute la mesure de ses moyens.

G. Guindon

1 Bossuet, Sermon sur la mort

2 Léon Bloy, Exégèse des Lieux communs (LXXI), 1901

 

Conséquences de la non prise en compte de Dieu dans la vie politique

« Ceux qui se laissent détourner du chemin,

le Seigneur les perdra avec ceux qui font le mal.» (Psaume 124)

 

On réduit trop souvent la prise en compte (ou non) de Dieu dans la vie politique française à un débat sur le respect (ou non) de la laïcité dans les lieux publics. Je propose ici de réfléchir à ses conséquences sur la conception même de la politique, ses buts et ses enjeux, en considérant les trois vertus théologales qui devraient fonder l’action politique envisagée de façon catholique : foi, espérance, charité.

La charité, tout d’abord

Les raisons louables de s’engager dans un combat politique ne manquent pas : défendre le respect de la loi naturelle, refuser la culture de mort, servir le Bien commun. Mais le faire sans charité, c’est-à-dire dans un seul souci humaniste qui considère ce que l’homme doit à Dieu tel un non-sujet pour ne s’intéresser qu’à ce que l’homme doit à l’homme, c’est courir le risque de céder à une passion politique néfaste : cette dernière, non raisonnée, ne peut en effet que conduire au péché : la surestimation idéalisée d’une cause dans l’orgueil d’avoir gagné ou la rancœur d’avoir perdu et, dans les deux cas, l’indifférence systémique au sort de son prochain. Concevoir la politique sans l’adosser à la vertu de charité revient ainsi à en pervertir le principe qui est l’organisation de la Cité terrestre dans l’intérêt de tous au regard de ce que nous devons collectivement à Dieu.

L’espérance, ensuite

Idolâtrer la seule cité terrestre en cédant ainsi à une passion politique non raisonnée conduit fatalement à désespérer du Ciel. La politique doit certes indiquer une route fiable afin de tracer un avenir collectif et heureux : sans avenir défini, l’être humain est perdu ; perdu, il se découvre inquiet ; inquiet, il devient violent. Mais une politique qui ne s’adosse plus sur l’espérance en Dieu est réduite à puiser dans les idéologies et les utopies terrestres des motifs d’espoir naturellement restreints. C’est la charité qui fonde l’envergure d’une action et l’espérance qui rassemble les énergies pour la mener à son terme. Agir sans espérance amène subtilement à ne plus croire à l’action, et donc à perdre cette envergure. Du représentant politique à son électeur, on s’installe alors dans un mépris réciproque qui ne peut que détériorer entre eux, par la suspicion, un lien social déjà précaire, puisque Dieu n’en est plus la finalité.

La foi, enfin

Désespérer du Ciel et soustraire à Dieu « le caractère unique de sa Seigneurie », comme le dit saint Thomas d’Aquin, cela revient donc en dernier ressort à pécher contre la foi. De la tiédeur à la lassitude, de la lassitude au doute, du doute à l’apostasie : le sens même de la vie en communauté se décompose car il a perdu sa raison d’être la plus sublime, comme en témoigne, dans cette société cybernétique liquide et désagrégée, l’absence d’urbanité dont nous subissons les effets. Les utopies pullulent, les idéologies s’accroissent, les sectes prospèrent : mondialisme, islamisme, noachisme, wokisme, antispécisme, dataïsme, transhumanisme… « Dieu est mort » et les individus ne peuvent, semble-t-il, que subir les événements redoutables qui découlent d’un semblable dérèglement lorsque, partout, s’accroissent les conflits entre les générations, la guerre entre les races et les sexes, les violences entre des citoyens de plus en plus isolés et livrés à tous les ennemis de Jésus-Christ Lui-même.

« Pour que vous viviez avec Dieu »

On ne peut gagner un combat contre un mal aussi endémique sans en avoir bien compris l’origine : nous ne sommes collectivement pas en paix parce que nous avons péché contre Dieu. Comme le dit le saint curé d’Ars : « Par le péché, nous méprisons le bon Dieu, nous crucifions le Bon Dieu ! Que c’est dommage de perdre des âmes qui ont tant coûté de souffrances à Notre-Seigneur ! Quel mal vous fait Notre-Seigneur pour le traiter de la sorte ? Si les pauvres damnés pouvaient  revenir sur la terre !… S’ils étaient à notre place !… Oh ! Que nous sommes ingrats ! Le Bon Dieu nous appelle à lui et nous le fuyons. Il veut nous rendre heureux et nous ne voulons point de son bonheur ; il nous commande de l’aimer et nous donnons notre cœur au démon1… » Ce n’est donc pas la passion politique en soi qu’il convient de fuir ou de combattre, mais son origine, qui est le péché originel et tous ceux que génèrent sans cesse notre nature blessée. Mais comment comprendre en profondeur la façon de demeurer en paix dans une cité terrestre dont le destin reconduit de siècle en siècle paraît être de ne l’être jamais ?

Tout commence par un vrai repentir, une véritable contrition qui, avant d’être œuvre de l’Agir, soit authentiquement œuvre de l’Esprit. Dans les paroles que le prêtre murmure à l’oreille de chacun d’entre nous avant qu’il ne quitte le confessionnal, se trouve la clé de toute action politique raisonnée : tout ce qu’on pourra faire de bon sur terre ne se départira jamais de ce qu’il nous faudra supporter de pénible. Ainsi, pour que le combat politique retrouve une visée catholique et porte ses fruits, il doit reposer sur le socle irréfragable de la foi, de l’espérance et de la charité. Cela n’est possible que si chacun accepte de porter sa propre croix. Tel est la secret de cette Paix si particulière qu’apporte la contrition, et que le Seigneur Seul sait et peut donner.

Encore une fois, écoutons ces paroles données lors de l’absolution :

« Que Dieu notre Père vous montre sa miséricorde ; par la mort et la résurrection de son Fils, il a réconcilié le monde avec lui et il a envoyé l’Esprit Saint pour la rémission des péchés : par le ministère de l’Eglise, qu’il vous donne le pardon et la paix. (…) Que la Passion de Jésus-Christ, notre Seigneur, l’intercession de la Vierge Marie et de tous les saints, tout ce que vous ferez de bon et supporterez de pénible contribuent au pardon de vos péchés, augmente en vous la grâce pour que vous viviez avec Dieu. »

G. Guindon

 

1 A. MONNIN, Le Curé d’Ars, vie de Jean-Marie Vianney, t.1, 1861, 3e éd

 

 

L’Eglise, notre mère

Une mère affligée :

Avez-vous déjà vu une mère affligée parce qu’elle a perdu son enfant ? Elle ne sanglote pas nécessairement, ses yeux ne sont pas forcément rougis ni sa voix tremblotante : elle peut garder un silence hiératique et une immobilité passive devant l’épreuve, parce que sa peine est enfouie trop loin dans sa chair ou ses larmes retenues trop loin dans le temps. Qui la croise trop hâtivement dans la rue peut même n’entrevoir rien de sa douleur, tant ce n’est point sur le plan du seul présent qu’elle la ressent, mais en celui de sa vie même, dont elle est tout entière en secret ébranlée.

Il en va ainsi de notre mère l’Église, dont tant d’enfants se sont égarés : nous ne prierons jamais assez pour son unité, car nous ne comprendrons jamais suffisamment les conséquences de ses divisions. Tout ce que le démon gagne à jeter la division en son sein demeure proprement vertigineux ! Cette Église à qui nous avons demandé la foi, n’est-elle pas, en effet, la Mère d’une multitude ? Je voudrais humblement profiter du thème de ce numéro, la maternité, pour inviter chaque lecteur à s’interroger, dans l’intimité de soi-même, sur la relation qu’il nourrit avec l’Église et la nécessité de son unité.

Car elle est une, avant même d’être « sainte, catholique et apostolique » : elle est une comme toute mère l’est dans sa chair et dans sa vie ; dans le Credo, nous l’affirmons chaque dimanche. Or c’est dans son unité qu’elle est d’abord éprouvée. C’est ainsi que, dans la collecte du vendredi de Pentecôte nous prions pour que rassemblée par l’Esprit Saint, elle ne soit troublée par aucune attaque de l’ennemi. Et, dans la secrète de la Fête-Dieu, pour que le Seigneur accorde à son Église les dons de l’unité et de la paix, mystiquement signifiés par l’offrande de ces présents… Voyez à quel point cette unité est primordiale !

 

Une mère éprouvée

La crise de l’Eglise… Le « nouveau printemps » annoncé par Vatican II a répandu les glacis d’un interminable hiver sur notre Mère, et l’épreuve, de pontificat en pontificat, ne cesse de s’éterniser. Moderne, cependant, l’Église ne l’est-elle pas par nature dans son universalité, qui intègre évidemment notre temps ? Et traditionnelle, peut-elle cesser de l’être aujourd’hui, étant depuis le commencement fondée sur la perpétuation du témoignage apostolique ? Le diable se gausse pareillement des « modernistes », prompts à sacrifier au goût du siècle tout ce qui fonde la tradition catholique, que des « sédévacantistes », résolus à faire de la personne du pape la pierre angulaire de leur catholicité, alors que la pierre angulaire de notre foi doit demeurer Notre-Seigneur Jésus-Christ Lui-même.

À l’image des saints, on ne peut donc que souffrir des distorsions, des ruptures, des querelles, des contradictions qui traversent l’Église ; car elles ne proviennent jamais que des hommes ayant oublié que l’Église n’est pas membre de l’humanité, mais l’humanité membre de l’Église, par la volonté même de sa divine et souffrante Tête : « Afin que nous ne soyons plus comme de petits enfants ballotés par les flots et emportés çà et là à tout vent de la doctrine par la méchanceté des hommes et par l’astuce qui circonvient en vue de l’erreur ; mais que, pratiquant la vérité dans la charité, nous croissions en toutes choses en celui qui en est la tête, c’est-à-dire le Christ. C’est de lui que tout le corps tient son union et ses jointures subordonnées entre elles selon les fonctions de chaque membre, et c’est lui qui produit l’accroissement du corps pour son édification dans la charité. (Saint Paul, Éphésiens 4, 14-16).

Hier comme aujourd’hui, ce n’est donc qu’en servant l’Église qu’un chrétien peut surmonter l’épreuve et accomplir pleinement le dessein que le Dieu Trinitaire a posé sur lui : n’est-ce >>> >>>  point le sens le plus secret du terrible et merveilleux : « hors de l’Église, point de salut » ?

 

Une mère universelle

J’aime souvent me rappeler ce que Jack Kerouac, auteur de Sur la Route, chef de file des beatniks, plus connu pour sa vie dissolue que pour sa fidélité à son baptême, écrivit cependant à propos de la mort de son petit frère Gérard : « Jamais je ne dirai du mal de l’Église qui a donné à Gérard un baptême bienfaisant, ni de la main qui a béni sa tombe et qui l’a officiellement consacrée1 ». De l’Église, il ne retient au fond que l’essentiel, les sacrements qui encadrent la pauvre existence de tout chrétien. De là découle le sentiment de sa dette, et le fait que toute médisance serait indigne de sa part. On ressent là l’écho universel d’une sincérité magnanime, d’une reconnaissance et d’un attachement puissants qui sont bien ceux d’un fils à l’égard de sa mère, malgré l’éloignement dont témoigne et son œuvre, et le reste de sa vie.

Tous, ainsi, nous n’avons qu’une mère : l’Église, qui ne peut être qu’une, malgré tout ce qui voile cette unité : « L’hérésie s’oppose essentiellement à la foi, professe saint Thomas. Et le schisme s’oppose essentiellement à l’unité qui fait l’Église » (Somme III, question 39). En cet étonnant siècle d’éclipse que maintes prophéties ont plus ou moins explicitement annoncé, et malgré tous les schismes et toutes les hérésies, l’Église demeure donc l’Église comme le soleil demeure le soleil malgré la surface de la lune qui le couvre. C’est par son unité qu’elle demeure ainsi mère, celle de tous les hommes, de tous les temps, de toutes les nations, par son unité avant toute autre chose.

Par elle, nous avons reçu la foi. Souvenons-nous que tous les hommes, tous les temps, toutes les nations seront, par sa Tête, jugés. Et dans ce souvenir, puisons l’inspiration « pour que la Croix du Christ ne soit pas vidée de son contenu » (Cor. I, 17) » et « que Dieu Notre-Seigneur arrache à leurs erreurs les hérétiques et les schismatiques trompés par la ruse du démon, et daigne leur faire rejoindre notre sainte Mère l’Église catholique et apostolique » (grande oraison pour l’unité de l’Église de la messe du Vendredi saint).

G. Guindon

1 Jack Kerouac, Visions de Gérard, 1956