Depuis quelques décennies, la pratique de la crémation a suivi une courbe exponentielle dans notre pays, au fur et à mesure que la pratique religieuse allait décroissant parmi sa population. Le corps a été ainsi érigé en objet de narcissisme et de séduction, la pudeur des yeux et la modestie des tenues ont été considérées comme des notions désuètes, voire provocatrices ; on a même institué en argument d’autorité la liberté de disposer de son corps dans toutes les revendications dites sociétales, de l’avortement à la pratique d’orientations sexuelles les plus diverses, sapant ainsi les fondements de la morale : en parallèle, le corps a été livré au marché de la pornographie et à la nécessité d’être sans cesse technologiquement « augmenté » pour demeurer le plus longtemps possible performant.
Objet érotisé vivant, rendu dérisoire aussitôt mort : sommes-nous éloignés de la représentation de la mort d’Atala que le peintre Girodet pérennisa sur sa toile en 1808 ! La continuité millénaire que le rite funéraire assurait entre le « temple du Saint-Esprit » et « ce je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue1 », pour beaucoup de nos concitoyens, a volé en éclat : sous l’effet d’une apostasie massive, une conception inédite de la mort s’est ainsi imposée, une véritable « réforme du mourir » s’est mise en place.
La mort dédramatisée
Crémation, humusation, aquamation, cryomation… Nombreuses sont les réjouissances post-mortem dont les propagandistes de cette réforme du mourir vantent partout les intérêts hygiéniques ou environnementaux. Quels arguments un catholique peut-il opposer aux partisans de ces nouveaux procédés, particulièrement à ceux qui y recourent par simple suivisme, sans prendre le temps de considérer les enjeux qui se cachent derrière ?
Ces traitements innovants témoignent d’une conception résolument matérialiste du cadavre humain qui participe d’une dédramatisation de la mort : il semble donc vain d’alléguer directement des arguments théologiques face à des gens qui ont perdu la foi. D’ailleurs, ce qu’a pu avoir d’effrayant, pour une succession de générations, l’idée d’un Jugement particulier ; de réconfortant l’assurance de la prière des survivants et l’espérance en la Résurrection des Corps, tout cela s’est estompé devant la représentation, souvent fort sentimentalisée, que chacun se fait de l’Au-Delà, dans une société liquide qui perd toute mémoire à force de déprécier toutes traditions.
À ces Français qui considèrent que le conseil évangélique de laisser les morts en paix. n’est qu’un conditionnement insupportable, séculaire et suranné issu de gens d’Eglise eux-mêmes endoctrinés, on peut tout d’abord rappeler que la première loi sur la crémation, promulguée en 1887, ne correspondait à aucune demande ni nécessité sociale, mais fut une œuvre maçonnique. Pensent-ils ainsi être libérés de toute influence et de tout endoctrinement en suivant des préceptes élaborés en loges? Ont-ils réfléchi à ce que suppose le passage de l’Église à une telle contre-Église, se sont-ils jamais renseignés sur les desseins des nouveaux clercs entre les mains desquels ils confient le souvenir qu’ils laissent d’eux-mêmes à leurs enfants ?
La mort idéalisée
Mais le catholicisme, c’est de l’histoire ancienne, devant les promesses du « New Age » le feu purificateur et la fusion dans le Grand Tout cosmique, vous diront-ils ! Mieux vaut se fondre dans l’éther lumineux que de pourrir dans l’obscurité d’un cercueil ! Leur expliquer alors que si, dans les spiritualités orientales, la crémation est bien un rite traditionnel de purification qu’encadre une vénérable tradition, détachée de son contexte religieux initial et encadrée par aucun célébrant, la « cérémonie » à laquelle ils livrent leur dépouille n’est qu’un grossier simulacre consumériste. Bien loin de tout idéal de transmigration de l’âme, la crémation ne représente, en France, qu’une simple technique, un simple procédé de traitement des corps qui se trouvent incinérés comme des vêtements usagés, traités tels de simples déchets, de l’aveu même des agents funéraires.
Soit ! Mais ne vaut-il pas mieux disparaître d’un seul coup en fumée que pourrir dans le sol, dévoré inlassablement par des vers ? « Le four crématoire, raille à ce sujet le polémiste catholique Léon Bloy, plus rassurant que le Requiem, est autrement plus expéditif2.» En un mot, puisque toute personne issue du néant est fatalement vouée à y retourner, ne vaut-il pas mieux s’y résoudre sans tarder, en évitant le désolant dépérissement de la matière ? Certes. Mais puisque la création d’un corps est un processus lent dans le ventre maternel, pourquoi lui refuser sa décomposition dans celui de la terre, qui obéit parallèlement à cette même lenteur ? Pourquoi imposer à ce corps qui nous fut si solidaire durant notre vie une si immédiate désintégration? Que signifie vraiment cette façon d’être « pressé » jusque dans l’Au-delà, sinon une lutte sans réelle signification ontologique contre le cycle normal de la vie et de la mort ?
La mort privatisée
À quoi bon, poursuivront-ils, embarrasser ses descendants, peut-être éparpillés aux quatre coins du monde, de la nécessité de visiter une tombe inévitablement creusée quelque part, dont il faut de surcroît financer et la location et l’entretien ? Ils vous diront que ces vicissitudes sont bien contraignantes dans la société cybernétique où tout bouge, tout s’interpénètre, dans laquelle plus personne ne s’enracine ni ne se souvient. Dispersées dans l’air, les cendres sont partout ! Plutôt que de devoir se déplacer soi-même, pourquoi ne pas autoriser les familles à transporter les urnes funéraires de leurs défunts au gré de leurs inévitables déménagements ? À l’ère du portable et du portatif, ne serait-ce pas plus pratique ? Avec la multiplication de ces procédés funéraires, nous nous dirigeons de plus en plus vers une privatisation de la mort, une mort à la carte, si j’ose dire. Or, sous l’effet d’un tel libéralisme, la conscience de constituer une cité peut vite partir en fumée. Le cimetière, historiquement pensé comme une communauté de morts prolongeant celle des vivants, laisse la place à une multitude de columbariums, de jardins du souvenir, ou autres centres de la métamorphose. On remarque d’ailleurs que si tout un chacun est libre de se rendre à n’importe quelle messe d’enterrement pour prier, les cérémonies funéraires post-modernes se déroulent à huis-clos et sur invitation, chacun dans l’esseulement des familles face à leur deuil.
Une « réforme du croire » ?
Restent les arguments hygiénistes allégués par les promoteurs de ces procédés apparemment novateurs : la plupart de nos compatriotes ne perçoivent pas la manipulation ésotérique qui se cache derrière ce qu’on leur présente comme une démarche militante, écoresponsable et autres éléments de langage incessamment martelés. Ces prétendues innovations cachent en réalité la volonté de retour à l’Antiquité panthéiste ou païenne, retour dont chaque cadavre ainsi traité constitue le meilleur agent publicitaire pour conditionner les esprits.
Leur dire, pour finir, que c’est bien la notion de « personne », à laquelle ils sont si attachés de leur vivant, qu’en rejetant la tradition chrétienne, ils remettent dangereusement en cause. En dépit de tous les sophismes ou arguties des philosophies cherchant à justifier ces pratiques douteuses, il est clair que leur propagande vise à détruire l’intégrité spirituelle de la personne en favorisant une forme de croyance de masses post-mortem. Réformer ainsi des pratiques millénaires d’ensevelissement des corps, cela revient à abolir la distinction entre les règnes et les espèces et en mettant l’accent sur de douteuses transitivités homme/animal/végétal, et un non moins douteux continuum animé/inanimé. Dans ces conceptions de la mort, Dieu Lui-même, devenu Grand Tout Cosmique fusionnel, n’est plus non plus appréhendable dans une relation de personne, et c’est bien ce qu’in fine recherchent les « réformateurs du mourir » : cultiver les conditions d’une « réforme du croire ».
Car c’est aux vivants qu’en définitive cette « réforme du mourir » s’adresse, afin de modeler leurs comportements aux exigences et aux desideratas des dirigeants de la société nouvelle. Laisser se pérenniser de telles pratiques, c’est se faire complice de la déconstruction conjointe des personnes, de l’héritage, de l’univers culturel, politique et chrétien de notre pays. Pour tout catholique, c’est donc un acte de charité que de s’en prémunir, d’en prémunir les siens et de lutter contre la banalisation de ces techniques et des symboles qu’elles incarnent, dans toute la mesure de ses moyens.
G. Guindon
1 Bossuet, Sermon sur la mort
2 Léon Bloy, Exégèse des Lieux communs (LXXI), 1901