Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l’amour de Dieu

           Préambule 

           Nous publions ce texte qui possède une véritable valeur intellectuelle et pédagogique. Simone Weil a beaucoup écrit sur l’importance de « l’attention ». Elle indique ici comment tous les efforts d’attention qu’on demande aux enfants dans leur scolarisation devraient être finalisés par l’attention que l’on doit à Dieu et favorisent l’attention dans la prière. On peut admirer cette profondeur et cette hauteur de vue. Toutefois, on ne doit certes pas tirer de ce texte une précision de pensée réellement théologique. Relevons en particulier qu’on ne peut pas dire de l’attention qu’elle « est la substance de la prière ». Saint Thomas cite l’attention comme une condition nécessaire à la prière. En effet, l’attention est une prédisposition de l’esprit pour s’appliquer à quelque chose, et donc, par exemple, à la prière (même si la faiblesse de l’esprit humain peut faire que, involontairement, l’attention se relâche). De même, il n’est pas vrai que « le désir seul oblige Dieu à descendre ». Ce serait faire de la grâce un dû. Or la grâce est gratuite. Mieux vaut donc cette autre formule de Simone Weil : « c’est Dieu seul qui vient saisir l’âme et la livre ». Il nous a paru nécessaire de faire ces remarques pour publier ce texte.

 

  La philosophe Simone Weil a écrit en mai 1942 à l’attention d’un dominicain de Marseille, le père Perrin, un texte remarquable sur la véritable finalité des études scolaires pour tout jeune élevé dans la foi chrétienne. Ces réflexions ont un sens très actuel car elles mettent l’accent sur l’importance de préserver et faire grandir une faculté de l’intelligence humaine que la vie moderne épuise constamment : la faculté d’attention. D’innombrables sollicitations accablent aujourd’hui la jeunesse au moyen d’écrans, de communications, de publicités et d’occasions de toutes sortes qui ont toutes pour conséquence de capter leur attention au profit du monde, ce qui veut dire au détriment de leur relation à Dieu dans la prière et d’études scolaires sérieuses qui forment leur intelligence à cette fin. C’est pourquoi nous proposons aux lycéens, aux étudiants et à leurs parents et éducateurs de découvrir des extraits de ces réflexions de Simone Weil1.

 

Louis Lafargue

 

  « La clef d’une conception chrétienne des études, c’est que la prière est faite d’attention. C’est l’orientation vers Dieu de toute l’attention dont l’âme est capable. La qualité de l’attention est pour beaucoup dans la qualité de la prière. La chaleur du cœur ne peut pas y suppléer. Seule la partie la plus haute de l’attention entre en contact avec Dieu, quand la prière est assez intense et pure pour qu’un tel contact s’établisse ; mais toute l’attention est tournée vers Dieu. Les exercices scolaires développent, bien entendu, une partie moins élevée de l’attention. Néanmoins, ils sont pleinement efficaces pour accroître le pouvoir d’attention qui sera disponible au moment de la prière, à condition qu’on les exécute à cette fin et à cette fin seulement.

  Bien qu’aujourd’hui on semble l’ignorer, la formation de la faculté d’attention est le but véritable et presque l’unique intérêt des études. La plupart des exercices scolaires ont aussi un certain intérêt intrinsèque ; mais cet intérêt est secondaire. Tous les exercices qui font vraiment appel au pouvoir d’attention sont intéressants au même titre et presque également.

  Les lycéens, les étudiants qui aiment Dieu ne devraient jamais dire : « Moi, j’aime les mathématiques », « Moi, j’aime le français », « Moi, j’aime le grec ». Ils doivent apprendre à aimer tout cela, parce que tout cela fait croître cette attention qui, orientée vers Dieu, est la substance même de la prière.

  N’avoir ni don, ni goût naturel pour la géométrie n’empêche pas la recherche d’un problème ou l’étude d’une démonstration et de développer l’attention. C’est presque le contraire. C’est presque une circonstance favorable.

  Même, il importe peu qu’on réussisse à trouver la solution ou à saisir la démonstration, quoiqu’il faille vraiment s’efforcer d’y réussir. Jamais, en aucun cas, aucun effort d’attention véritable n’est perdu. Toujours il est pleinement efficace spirituellement, et par suite aussi, par surcroît, sur le plan inférieur de l’intelligence, car toute lumière spirituelle éclaire l’intelligence.

  Si on cherche avec une véritable attention la solution d’un problème de géométrie, et si, au bout d’une heure, on n’est pas plus avancé qu’en commençant, on a néanmoins avancé, durant chaque minute de cette heure, dans une autre dimension plus mystérieuse. Sans qu’on le sente, sans qu’on le sache, cet effort en apparence stérile et sans fruit a mis plus de lumière dans l’âme. Le fruit se retrouvera un jour, plus tard, dans la prière. Il se retrouvera sans doute aussi par surcroît dans un domaine quelconque de l’intelligence, peut-être tout à fait étranger à la mathématique. Peut-être un jour celui qui a donné cet effort inefficace sera-t-il capable de saisir plus directement, à cause de cet effort, la beauté d’un vers de Racine. Mais que le fruit de cet effort doive se retrouver dans la prière, cela est certain, cela ne fait aucun doute.

[…] Il faut donc étudier sans aucun désir d’obtenir de bonnes notes, de réussir aux examens, d’obtenir aucun résultat scolaire, sans aucun égard aux goûts ni aux aptitudes naturelles, en s’appliquant pareillement à tous les exercices, dans la pensée qu’ils servent tous à former cette attention qui est la substance de la prière. Au moment où on s’applique à un exercice, il faut vouloir l’accomplir correctement ; parce que cette volonté est indispensable pour qu’il y ait vraiment effort. Mais à travers ce but immédiat l’intention profonde doit être dirigée uniquement vers l’accroissement du pouvoir d’attention en vue de la prière, comme lorsqu’on écrit on dessine la forme des lettres sur le papier, non pas en vue de cette forme, mais en vue de l’idée à exprimer.

  Mettre dans les études cette intention seule à l’exclusion de toute autre est la première condition de leur bon usage spirituel. La seconde condition est de s’astreindre rigoureusement à regarder en face, à contempler avec attention, pendant longtemps, chaque exercice scolaire manqué, dans toute la laideur de sa médiocrité, sans se chercher aucune excuse, sans négliger aucune faute ni aucune correction du professeur, et en essayant de remonter à l’origine de chaque faute. La tentation est grande de faire le contraire, de glisser sur l’exercice corrigé, s’il est mauvais, un regard oblique, et de le cacher aussitôt. Presque tous font presque toujours ainsi. Il faut refuser cette tentation. Incidemment et par surcroît, rien n’est plus nécessaire au succès scolaire car on travaille sans beaucoup progresser, quelque effort que l’on fasse, quand on répugne à accorder son attention aux fautes commises et aux corrections des professeurs.

 

  Surtout la vertu d’humilité, trésor infiniment plus précieux que tout progrès scolaire, peut être acquise ainsi. À cet égard, la contemplation de sa propre bêtise est plus utile peut-être même que celle du péché. La conscience du péché donne le sentiment qu’on est mauvais, et un certain orgueil y trouve parfois son compte. Quand on se contraint par violence à fixer le regard des yeux et celui de l’âme sur un exercice scolaire bêtement manqué, on sent avec une évidence irrésistible qu’on est quelque chose de médiocre. Il n’y a pas de connaissance plus désirable. Si l’on parvient à connaître cette vérité avec toute l’âme, on est établi solidement dans la véritable voie.

  Si ces deux conditions sont parfaitement bien remplies, les études scolaires sont sans doute un chemin vers la sainteté aussi bon que tout autre. Pour remplir la seconde il suffit de le vouloir. Il n’en est pas de même de la première. Pour faire vraiment attention, il faut savoir comment s’y prendre. Le plus souvent, on confond avec l’attention une espèce d’effort musculaire. Si on dit à des élèves : « Maintenant vous allez faire attention », on les voit froncer les sourcils, retenir la respiration, contracter les muscles. Si après deux minutes on leur demande à quoi ils font attention, ils ne peuvent pas répondre. Ils n’ont fait attention à rien. Ils n’ont pas fait attention. Ils ont contracté leurs muscles. On dépense souvent ce genre d’effort musculaire dans les études. Comme il finit par fatiguer, on a l’impression qu’on a travaillé. C’est une illusion. La fatigue n’a aucun rapport avec le travail. Le travail est l’effort utile, qu’il soit fatigant ou non. Cette espèce d’effort musculaire dans l’étude est tout à fait stérile, même accompli avec bonne intention. Cette bonne intention est alors de celles qui pavent l’enfer. Des études ainsi menées peuvent quelquefois être bonnes scolairement, du point de vue des notes et des examens, mais c’est malgré l’effort et grâce aux dons naturels ; et de telles études sont toujours inutiles.

 

  La volonté, celle qui au besoin fait serrer les dents et supporter la souffrance, est l’arme principale de l’apprenti dans le travail manuel. Mais contrairement à ce que l’on croit d’ordinaire, elle n’a presque aucune place dans l’étude. L’intelligence ne peut être menée que par le désir. Pour qu’il y ait désir, il faut qu’il y ait plaisir et joie. L’intelligence ne grandit et ne porte de fruits que dans la joie. La joie d’apprendre est aussi indispensable aux études que la respiration aux coureurs. Là où elle est absente, il n’y a pas d’étudiants, mais de pauvres caricatures d’apprentis qui au bout de leur apprentissage n’auront même pas de métier.

  C’est ce rôle du désir dans l’étude qui permet d’en faire une préparation à la vie spirituelle. Car le désir, orienté vers Dieu, est la seule force capable de faire monter l’âme. Ou plutôt c’est Dieu seul qui vient saisir l’âme et la lève, mais le désir seul oblige Dieu à descendre. Il ne vient qu’à ceux qui lui demandent de venir ; et ceux qui demandent souvent, longtemps, ardemment, Il ne peut pas s’empêcher de descendre vers eux.

L’attention est un effort, le plus grand des efforts peut-être, mais c’est un effort négatif. Par lui-même il ne comporte pas la fatigue. Quand la fatigue se fait sentir, l’attention n’est presque plus possible, à moins qu’on soit déjà bien exercé ; il vaut mieux alors s’abandonner, chercher une détente, puis un peu plus tard recommencer, se déprendre et se reprendre comme on inspire et expire. Vingt minutes d’attention intense et sans fatigue valent infiniment mieux que trois heures de cette application aux sourcils froncés qui fait dire avec le sentiment du devoir accompli : « J’ai bien travaillé. »

  Mais, malgré l’apparence, c’est aussi beaucoup plus difficile. Il y a quelque chose dans notre âme qui répugne à la véritable attention beaucoup plus violemment que la chair ne répugne à la fatigue. Ce quelque chose est beaucoup plus proche du mal que la chair. C’est pourquoi, toutes les fois qu’on fait vraiment attention, on détruit du mal en soi. Si on fait attention avec cette intention, un quart d’heure d’attention vaut beaucoup de bonnes œuvres.

  […] Heureux donc ceux qui passent leur adolescence et leur jeunesse seulement à former ce pouvoir d’attention. Sans doute ils ne sont pas plus proches du bien que leurs frères qui travaillent dans les champs et les usines. Ils sont proches autrement. Les paysans, les ouvriers possèdent cette proximité de Dieu, d’une saveur incomparable, qui gît au fond de la pauvreté, de l’absence de considération sociale, et des souffrances longues et lentes. Mais si on considère les occupations en elles-mêmes, les études sont plus proches de Dieu, à cause de cette attention qui en est l’âme. Celui qui traverse les années d’études sans développer en soi cette attention a perdu un grand trésor. […] Les études scolaires sont un de ces champs qui enferment une perle pour laquelle cela vaut la peine de vendre tous ses biens, sans rien garder à soi, afin de pouvoir l’acheter2. » 

 

1 Le texte complet de ces réflexions de Simone Weil peut être lu sous le titre De l’attention, préface de Jean Lacoste, édition Bartillat, 2018 (prix : 7€).

2 Matthieu 13, 44 : parabole du trésor caché dans un champ.

 

Henri Charlier et l’ouvrage Culture, école, métier

           Henri et André Charlier sont deux grands convertis au catholicisme du 20ème siècle qui ont eu un parcours remarquable. Henri est né en 1883, baptisé à 31 ans et mort à 92 ans en 1975 au Mesnil-Saint-Loup. C’est un de nos plus grands artistes peintre et sculpteur catholique de la 1ère moitié du 20ème siècle. André Charlier, né en 1895, est lui un éducateur, professeur puis directeur de l’école des Roches, un établissement scolaire de Normandie qui s’était replié à Maslacq entre Orthez et Pau pendant la 2nde Guerre Mondiale. Charlier a eu comme élève des personnalités aussi célèbres que Jean Raspail et dans l’équipe de professeurs qu’il dirigeait, un Jean Madiran. André et Henri Charlier ont nourri, éduqué, élevé des générations entières de jeunes gens, d’apprentis, d’artistes (musiciens, peintres et de sculpteurs), de paysans ou d’intellectuels, dans un authentique esprit français, le même que celui qui a animé un Charles Péguy dont ils étaient tous les deux proches.

 

  Henri et André Charlier ont contribué au renouveau du chant grégorien en écrivant ensemble un ouvrage clé sur le sujet. Les disciples qu’ils ont eus ont permis à plusieurs générations de français de retrouver le trésor de la Tradition catholique et la grandeur de la chrétienté. Qu’il suffise de citer le monastère bénédictin sainte-Madeleine du Barroux fondé par Dom Gérard, un élève d’André Charlier à l’école de Maslaq dont il était directeur dans les années 40 ou encore le pèlerinage de Chrétienté, connu comme le pèlerinage de Chartres et dont l’idée est née au Mesnil-Saint-Loup, là ou Henri Charlier s’était installé comme peintre et sculpteur, 7 ans après sa mort en 1982 à l’occasion de la troisième édition de l’Université du Centre Henri et André Charlier fondée à Fanjeaux en 1979 avec la bénédiction de Mère Anne-Marie Simoulin. Henri et André Charlier ont été de remarquables écrivains et contributeurs à la revue Itinéraires de Jean Madiran. D’André Charlier, on lira avec beaucoup de fruits les Lettres aux Capitaines et les Lettres aux Parents qu’il adressait aux jeunes de son école et à leurs familles. Une biographie écrite par son petit-fils, le père Henri, moine du Barroux, a été publiée aux Ed. Sainte-Madeleine en 2015. D’Henri Charlier, on retient le livre La réforme politique, composé de certains de ses articles parus dans Itinéraires et surtout le très bel ouvrage sur l’enseignement, Culture, école, métier. Charlier traite dans ce livre d’une question centrale que doit se poser tout éducateur, qu’il soit parent ou professeur : quelle instruction donner à un jeune à l’école ? Quelle culture, quels savoirs transmettre ? Il apporte des réponses profondément réalistes à ces questions. Cet ouvrage est un excellent complément au livre L’intelligence en péril de mort de Marcel de Corte car il fournit des remèdes à la crise actuelle de l’éducation.

 

  Les thèses essentielles d’Henri Charlier dans cet ouvrage sont les suivantes :

  1. L’école apprend à penser, à distinguer les idées et à former le jugement ;
  2. Cette formation s’appuie sur une authentique culture vécue : lire des écrivains dans le texte, se réciter chaque jour des vers, être capable de soutenir une petite conversation latine ou traduire des textes dans une autre langue.
  3. L’école doit s’articuler harmonieusement avec les métiers qui s’apprennent dans les ateliers et au contact des professionnels par l’apprentissage.

 

  Concernant le premier point, Charlier montre que la finalité de l’enseignement n’est pas de faire retenir aux enfants dans leur mémoire le plus de choses possibles, mais de leur apprendre d’abord à penser : « Que la mémoire soit pleine de connaissances innombrables amassées par les générations des hommes est tout à fait inutile si l’esprit ne sait ni les unir en idées ni les classer. Le véritable esprit de l’enseignement n’est pas de savoir beaucoup de choses mais d’apprendre à distinguer les idées. » Blaise Pascal l’avait magnifiquement écrit : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. […] Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale car toute notre dignité consiste en la pensée. » Une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine nous dit encore Montaigne. Penser consiste à exercer son intelligence. Ce n’est pas créer ni recréer le monde comme le désirait un Karl Marx, c’est pénétrer profondément dans la nature des choses, y voir des rapports qui ont échappé aux yeux, rattacher entre eux les faits observés.

 

  Sur le deuxième point, on ne peut donner à un enfant, un jeune homme que ce que l’on a soi-même reçu. Il revenait à nos pères d’être les passeurs de la culture et des savoirs des générations précédentes. Pour transmettre un héritage qui ait une quelconque valeur, il appartient d’abord à ceux qui sont les gardiens de cet héritage de le cultiver. Cultiver sainement l’héritage, c’est non seulement en vivre mais le faire fructifier et enseigner à la génération suivante à faire de même. Voilà qui est bien différent du projet moderne d’accumuler dans des mémoires informatiques sans âme toujours plus d’informations de toute sorte que l’on ne retient pas car l’on invite tout le monde à se servir d’un moteur de recherche pour retrouver telle ou telle information. Le complément indispensable de l’intelligence est cette faculté de l’âme qu’est la mémoire. L’un des préjugés les plus communs que l’on rencontre aujourd’hui avec le numérique est de considérer que l’on n’a plus besoin de savoir par cœur quoique ce soit puisque l’on aurait tout au bout des doigts. C’est ce qui a fait écrire à ce pseudo-philosophe Michel Serres un opuscule intitulé Petite poucette où il vante l’usage du doigt qui accède à toute la connaissance du monde sans peine. Mais pour savoir quoi chercher encore faut-il s’être donné la peine de l’apprendre puis de recourir à sa mémoire pour le retrouver. Si vous voulez chercher ces merveilleux vers de Virgile dans l’Énéide, encore faut-il que vous sachiez que Virgile existe, qu’il a écrit l’Eneide et que ce poème raconte l’histoire d’Énée. Tout ceci a dû vous être enseigné et vous avez dû l’inscrire dans votre mémoire.

 

  Enfin le génie de Charlier est de constater grâce à son art de peintre et de sculpteur que l’espèce de savoir enseigné dans les écoles n’est pas apte à bien former le jugement des choses pratiques si l’enseignant ne s’appuie pas sur des faits concrets, c’est-à-dire l’art de soupeser les causes différentes qui agissent en chaque cas donné. Citons-le : « Un enfant rabote une planche pour la première fois ; il apprend aussitôt que le bois a un fil contre lequel on ne peut rien ; c’est, direz-vous, de la technique tout simplement alors que c’est l’intelligence qui apprend par l’éducation de la main. C’est aussi cette constatation fondamentale qu’il y a une nature des choses à connaître, ce dont les intellectuels se passent généralement, parce qu’elle ne leur a jamais été présentée à eux-mêmes comme une chose d’expérience. Ils pensent la trouver dans des principes généraux beaucoup trop abstraits et ils ont coutume dans l’enseignement de simplifier l’explication des faits. » Les métiers enseignent qu’il y a une nature des choses. Un professeur peut être dans l’erreur, y rester toute sa vie, massacrer 1000 ou 10 000 intelligences, il garde une bonne place, puis prend une retraite confortable. Mais si le paysan manque deux fois de suite les semailles, il est ruiné. C’est l’origine de ce qu’on appelle le bon sens paysan : il sait qu’il y a une nature des choses et qu’on ne la changera pas. L’esprit d’un grand vigneron est un esprit formé – formé à observer, à induire, abstraire, déduire, généraliser.

 

  Selon Charlier, un programme d’éducation type unirait donc tous les Français sur une conception naturelle de la vie, c’est-à-dire enseignant la loi et la morale naturelle dont la justice est le grand ressort, et ce programme s’établira d’autant mieux que l’on y joindra les textes magnifiques que nous ont laissés nos ancêtres dans l’Histoire.

 

Louis Lafargue

 

Le pouvoir de l’Etat et le droit de l’Eglise en temps d’épidémie

           L’épidémie récente a conduit l’État républicain à décréter de telles restrictions (de déplacements, de rassemblements, etc.) que les français ont été empêchés de remplir leurs devoirs de chrétiens de nombreux dimanches et fêtes au cours de l’année écoulée. Avec les multiples confinements qui se sont succédés, les messes ont été interdites pendant de longs mois, tout comme les sacrements de mariage et de baptême et bien d’autres cérémonies religieuses. Ainsi le culte public rendu à Dieu a été supprimé au nom d’un impératif de santé publique. Les catholiques se sont alors trouvés face à un dilemme : soit obéir à l’État qui s’est donné pour mission de protéger par tous les moyens la santé des français, soit respecter les commandements de l’Église nécessaires pour faire son salut et désobéir par conséquent aux lois civiles en assistant par exemple à des messes clandestines. Comment résoudre ce dilemme ? L’État a-t-il le droit d’imposer aux citoyens des lois qui s’opposent directement aux commandements de l’Église ?

  Pour répondre à cette question, il est nécessaire de comprendre en premier lieu pourquoi l’État poursuit cette mission de santé publique qui l’a conduit à subordonner toute vie sociale à des impératifs sanitaires et si cette mission est légitime au regard du bien commun. Depuis la proclamation des Droits de l’Homme et du Citoyen le 26 août 1789, l’extension illimitée des droits individuels, inspirée par la philosophie libérale, est promue par notre système politique. L’homme moderne exige ainsi que toute la société soit intégralement orientée vers la maximisation de son bien-être personnel. Des organismes supranationaux comme l’OMS ont d’ailleurs transformé la définition même de la santé présentant celle-ci comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité1 ». Une conséquence directe de cette extension des droits s’est donc fait sentir très tôt dans le domaine du soin. Un médecin écrivait récemment que « l’aléa, le hasard et la mort devinrent trois variables inadmissibles de l’existence. La santé devenue un dû et le bien-être un bien inaliénable, plus question d’en admettre le prix, une date de péremption ou qu’un imprévu puisse y mettre fin2.» Le chef de l’État n’a-t-il pas déclaré le 12 mars 2020 qu’il fallait lutter contre le virus « quoi qu’il en coûte » ? Le philosophe Olivier Rey constatait quant à lui que l’INSEE avait fait disparaître de ses statistiques annuelles sur les causes de mortalité des français la cause « mort de vieillesse », mentionnant que l’on meurt nécessairement d’une pathologie identifiable, ce qui sous-entend que celle-ci aurait pu être prise en charge et qu’il revient au système hospitalier de nous guérir de tout, y compris des maladies liées à la dégénérescence du corps qui survient inéluctablement à un certain âge. Il n’est alors pas étonnant que la politique de santé de l’État de prendre en charge tout le monde (et de confiner le pays en fonction du nombre de lits de réanimation occupés dans les hôpitaux) trouve sa justification dans ce désir ancré dans l’esprit de nos contemporains de se soustraire à la peur de la mort et de tout ce qui peut y conduire. Cette justification se trouve en plus renforcée par les conditions de vie modernes : la mondialisation provoque depuis plus d’un siècle la circulation quotidienne de millions de personnes et de biens dans le monde entier, multipliant ainsi les risques de véhiculer très rapidement avec eux toutes sortes de virus d’un bout à l’autre de la planète. 

Les nombreuses privations imposées par l’État ne sont pas nouvelles en soi. Les historiens nous rappellent par exemple que le « couvre-feu » existait déjà au Moyen-Âge (il était alors le « signal de retraite qu’on donne dans les villes de guerre pour se coucher ») et qu’il est même devenu la norme dans l’ensemble des villes occidentales du XIVème au XVIIIème siècle : « les chartes de coutumes et les ordonnances de police fourmillent d’interdictions de circuler de la tombée de la nuit au lever du jour. Elle est à la fois une mesure préventive contre les incendies qui menacent les maisons en bois, de régulation des horaires de travail et de sûreté publique3 ». Mais ce qui est radicalement différent à notre époque, c’est que le couvre-feu imposé par les pouvoirs publics est d’un genre nouveau : « ni mesure militaire, ni disposition chrétienne visant à instaurer une alternance claire entre travail et repos, il relève d’une police sanitaire déployée dans le contexte très spécifique de la pandémie de Covid-19 qui, faut-il le rappeler, reste pour l’heure la moins « faucheuse » de l’histoire de l’humanité4 ». Les politiques de santé et les mesures d’hygiène publique n’étaient certes pas inconnues au Moyen-Âge : le Roi de France Jean II le Bon avait par exemple tenté de réagir aux suites de la Peste noire en promulguant en 1352 une ordonnance établissant pour le royaume des règles sanitaires afin d’éviter une nouvelle hécatombe, comme celle interdisant aux habitants de préparer par eux -mêmes tout médicament « à cause du péril de mort et de l’empirement de la maladie, car il n’est pas vraisemblable qu’ils connaissent le remède juste ». L’existence d’une politique de l’État en matière de santé publique n’est donc pas en elle-même illégitime au regard de la poursuite du bien commun.

  Ce qui change depuis la Révolution, c’est que cette politique ne recherche plus le bien de la société mais celui de chaque individu (quitte à enfermer ceux qui sont bien portants), qu’elle est disproportionnée par rapport à la gravité de l’épidémie actuelle mais que, de plus, elle n’est pas menée en coordination avec l’Église comme par le passé mais contre elle. Au temps de Jean II le Bon, le Pape Clément VI avait lui aussi décidé d’un ensemble de mesures d’urgence : il avait fait ouvrir de nouveaux cimetières, construire des logements individuels isolés pour les pestiférés et établir un rapport quotidien sur le nombre des morts. Le Professeur d’histoire du droit Cyrille Dounot explique qu’il a toujours existé un « droit canonique de l’urgence, adaptant les règles liturgiques aux nécessités, [qui] n’est pas sans rappeler l’existence d’un droit propre aux temps d’épidémie, lors de pestes en particulier, dont s’approchent certaines dispositions étatiques actuelles5 ». La différence entre l’action de l’État et celle de l’Église est que cette dernière va pouvoir utiliser les sacrements et les prières comme remèdes aux désolations dont sont affligés les chrétiens car les prêtres et les évêques « ne sont pas moins chargés de la santé et du salut du peuple » que l’État. Et l’Église a toujours affirmé qu’en aucun cas le peuple ne pouvait être privé des sacrements, y compris si les clercs doivent les administrer au péril de leur vie. C’est malheureusement tout l’inverse aujourd’hui : la hiérarchie de l’Église n’a plus recours à son droit canonique de l’urgence et s’en remet à l’État qui, de son côté, n’a de toute façon pas l’intention de coordonner son action avec elle et préfère ramener le culte catholique à des restrictions identiques à celle d’un vulgaire commerce.

  Dans ces circonstances, les chrétiens n’ont d’autres choix que de réitérer le geste courageux d’Antigone qui défia le pouvoir de Créon pour enterrer son frère Polynice. Face aux lois illégitimes d’un État qui prétend que « la loi de la République est supérieure à la loi de Dieu6 », les catholiques doivent rappeler à nouveau que « Dieu est Roi des nations » et que « les sociétés politiques ne peuvent sans crime se conduire comme si Dieu n’existait en aucune manière, ou se passer de la religion comme étrangère et inutile7. »

Louis Lafargue

 

1 Préambule à la Constitution de l’Organisation mondiale de la Santé du 22 juillet 1946.

2 Stéphane Velut, L’hôpital, une nouvelle industrie, Collection « Tracts », Gallimard, 2020.

3 Arnaud Exbalin, Le couvre-feu permanent : une histoire longue du confinement nocturne, The Conversation.

4 Une étude récente de l’IRSAN a montré que la surmortalité liée au coronavirus en France pour l’année 2020 n’est que de 3,72% pour l’ensemble de la population.

5 Cyrille Dounot, Le droit canonique en temps d’épidémie, L’Homme Nouveau, 13 avril 2020

6 Déclaration du Ministre de l’Intérieur du 1er février 2021.

7 Léon XIII, encyclique Immortale Dei du 1er novembre 1885.

 

L’éloge de la force

           « Tu crois avoir à peu près tout connu de cette France à l’agonie, et ce n’est encore rien, rien face au désastre qui vient. La crise finale approche. Tu le sens. Tu le sais. Il faut quand même qu’on en parle. Tu vas rester assis chez toi sans rien faire, et laisser la fin venir te trouver, c’est ça ton projet ? »

           C’est par ces mots que commence le dernier ouvrage de Monsieur Laurent Obertone. Cet auteur se propose, page après page, à la manière d’un traité ascétique naturel ou d’un programme de musculation éthique, de reconstruire l’homme en lui injectant, « une ampoule de réel à très haute dose ». Le titre de ce livre, c’est « Eloge de la force ». La vertu de force a fait l’objet du n°23 de Foyers Ardents et elle est tellement importante à l’heure actuelle que nous voudrions vous proposer une réflexion supplémentaire à ce sujet.

 

  Ce monde ne vous convient pas, cher lecteur ? Changez le vous-même. Il y en a assez de se lamenter dans son coin ou de passer son temps à pleurnicher sur les réseaux sociaux ou en sortie de messe. Mais attention au « sursaut en forme de rage de dents1 ». Sinon nos ennemis vous briseront net. Comme on l’a souvent répété dans cette chronique, il vous faut réfléchir avant d’agir. Et pour réfléchir correctement, il vous faut commencer par vous mettre à l’école de maîtres et d’auteurs de qualité. Vous serez alors armés (intellectuellement) pour commencer à changer les choses.

 

  Marcel de Corte a rédigé quatre livres sur chacune des vertus : la prudence, la justice, la tempérance et la force. Une librairie paroissiale s’étant procurée lesdits ouvrages en plusieurs exemplaires, quel ne fut pas mon étonnement que de voir tous ces volumes trouver preneurs les uns après les autres, sauf celui consacré à la vertu de force. C’est une anecdote, certes, mais révélatrice. Passons.

 

  La vertu, il nous faut l’acquérir : peut-on laisser la force de côté ? « Le mot vertu désigne une perfection dans une puissance. Or la perfection de chaque chose tient principalement dans le rapport qu’elle soutient avec sa fin2. » Et saint Thomas d’Aquin d’ajouter que « les puissances rationnelles propres à l’homme, ne sont pas déterminées par elles-mêmes à une seule action, elles restent indéterminées à l’égard de plusieurs tant que l’habitus ne vient pas la déterminer à des actes précis. Voilà pourquoi les vertus humaines sont des habitus. » Ainsi chaque vertu imprime une façon d’être et donc d’agir dans nos vies : ce que l’Aquinate nomme précisément l’habitus. La vertu est ensuite ce qui permet à l’homme d’acquérir sa finalité. (Nous n’aborderons pas la question de l’articulation entre les vertus naturelles acquises et les vertus surnaturelles infuses : pour une vue précise se reporter à l’ouvrage du Père Froget3.)

 

  La force est la vertu qui correspond à la puissance irascible de l’homme. Cette puissance est ce qui nous permet d’éprouver cinq passions : l’espoir ou son opposé, le désespoir, l’audace ou au contraire, la crainte et enfin, cette passion ni bonne ni mauvaise sans la notion de justice : la colère. L’irascible est en nous ce qui joue le rôle de source d’énergie qui permet d’entreprendre ou non une action. Allons plus loin. Dans l’homme, comme dans l’univers, tout est ordre. On ne doit pas concevoir une chose sans l’ordre dans lequel elle est enchâssée. Ainsi chaque puissance de l’âme et chaque vertu sont connectées les unes aux autres dans une sorte d’enchaînement d’activité. « La force est une vertu générale, ou plutôt la condition générale de toute vertu4». Donc s’il y a une vertu à cultiver en premier, et à posséder dans une intensité maximale, c’est bien la vertu de force.

 

  Marcel de Corte l’explique : « [La vertu de force] ne consiste pas seulement aujourd’hui à tenir ferme dans les périls corporels, mais à maintenir l’essence de l’homme, et avant tout sa nature d’animal politique tant au plan naturel qu’au plan surnaturel, contre les dangers de plus en plus nombreux qui la menacent de mort, et à contre-attaquer les ennemis qui pullulent autour d’elle et tentent de l’asservir ». « La vertu de force supporte et repousse les assauts et les périls extrêmes dans lesquels il est le plus difficile de rester ferme. La force inclut la résistance à un monde extérieur ennemi ou à un autrui antagoniste qui attaque l’être humain en sa réalité propre ». « Du fait que l’acte principal de la force soit de résister, il ne faudrait pas conclure qu’il consiste uniquement dans la défensive […]. La vertu de force implique secondairement, mais nécessairement, l’attaque5. » On pointe directement du doigt la portée de cette vertu : elle maintient l’homme dans son être même et précisément dans sa nature, donc dans l’ordre dans lequel l’homme est inclus, qui est social et politique.

 

  Quand on a dit tout cela, qu’est-ce qu’on a dit ? Rien du tout. Parce qu’aussi vrai que puisse être cet exposé succinct et incomplet, il n’en reste pas moins un article qui sera lu à la hâte et vite oublié. Que le lecteur nous pardonne alors d’oser un coup de force. La vertu n’est pas une chose abstraite, elle concerne l’homme qui vit ici et maintenant, dans le monde réel, ce monde-là dehors, qui est, notamment pour vous, cher lecteur, à la fois la condition de votre confort spirituel actuel (chapelles, écoles libres, etc…) et la cause de votre survie physique (allocations familiales, justice, santé, organisation de la cité, etc…). Ainsi cette vertu de force dont parlent saint Thomas et Marcel de Corte, vous concerne directement. Parce qu’il faut absolument se souvenir de cette terrible sentence de Bossuet : « Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer6 ».

 

Raphaël Laserna

 

 

Suis-je fais pour m’engager en politique?

           Il y a des questions du type « suis-je fait pour… ? » que l’on recommande de se poser au moins une fois dans sa vie pour vérifier que l’on ne passe pas à côté d’une grâce spéciale de Dieu. Selon l’ordre établi par sa divine Providence, Dieu nous destine à des états de vie, dans lesquels il nous prépare des moyens de salut plus abondants et des secours de grâce plus efficaces, dont il nous privera si, par l’opiniâtreté de notre volonté, nous nous choisissons nous-mêmes un état auquel nous ne sommes point appelés, surtout l’état clérical et l’état religieux. À la question « suis-je fait pour la prêtrise ? », on répond normalement après une réflexion approfondie pendant laquelle on pose un discernement qui sera spécialement inspiré par Dieu. Vouloir répondre avec ses seules forces humaines à une telle question peut entraîner bien des désillusions, des erreurs d’orientation et des mauvais choix aux conséquences parfois irréversibles. C’est faire une élection sans profiter du secours de la grâce alors même que la grâce seule peut inspirer la volonté, réfléchie et constante, de servir Dieu plus parfaitement. Peut-on parler par analogie d’un appel de Dieu à s’engager en politique ? L’engagement politique, comme tout choix réfléchi, se discerne mais il n’est pas de la même nature que l’engagement à répondre à l’appel à devenir ouvrier à la vigne de Notre Seigneur. Dit autrement : on n’entre pas en religion comme on choisit la vie maritale et a fortiori un engagement politique spécifique. La politique, entendue comme la participation aux activités de la Cité qui contribuent à la vie bonne1, est l’une des activités humaines fondamentales dans laquelle tout homme peut et même doit s’engager en tenant compte de son état de vie et surtout sans avoir besoin d’attendre indéfiniment des signes clairs de la Providence divine qui montreraient dans « quel sens » il faut s’engager. On ne doit pas non plus être induit en erreur par les assertions trompeuses de représentants du personnel politicien qui tentent de faire croire au peuple qu’ils n’ont fait que suivre une route déjà tracée pour eux. Ainsi peut-on lire ce type d’assertion dans les mémoires de l’ancien président Jacques Chirac publiées en 2009 : « On n’accède pas à la magistrature suprême sans l’intime conviction, chevillée au corps, du destin qui nous y conduit. ». Ces propos ne font que renforcer un providentialisme sécularisé très ancré à droite de l’échiquier politique et qui pousse les gens à espérer le « chevalier blanc », l’homme providentiel qui doit venir pour redresser le pays.

  Considérant cela, il nous faut éviter de répondre à la question de l’engagement politique en se disant pour soi-même : « mais non, j’ai déjà tel métier très prenant », ou bien « j’ai une famille à laquelle je dois me consacrer », ou encore « je poursuis telles études qui n’ont rien à voir avec la politique, je « sens » bien que je suis heureux dans mon cursus, dans les activités sociales que j’ai choisies, cela montre a posteriori que je n’étais pas fait pour la politique, donc ma conscience est en paix ».

Ces réponses conduisent à négliger le devoir d’engagement politique que tout catholique doit respecter lorsqu’il peut participer à la vie de la Cité. Il ne s’agit pas ici de militantisme qui est une déviation qui consiste à se reporter abusivement, c’est-à-dire d’une manière illégitime sur une personne ou sur une institution (tel ou tel parti républicain par exemple). On ne contribue en rien à une saine politique lorsque l’on se borne à être membre d’un parti en pensant que le vote est aujourd’hui la seule action possible. Il ne s’agit pas non plus de considérer que le témoignage public du bon combat (par des groupes de pression, des manifestations, des pétitions, des affichages, des abonnements, etc.) est suffisant, même si ce dernier peut être courageux. Survivre sous l’État moderne et témoigner est une bonne chose qui est même indispensable mais nous nous proposons ici un autre objectif que Jean Ousset a décrit dans son livre L’action. Le fondateur de la Cité Catholique propose dans cet ouvrage de former une authentique élite catholique qui sera capable de refaire la Cité depuis les fondations. Il imagine ainsi « mille » hommes, suffisamment répartis dans le corps social et qui pourront revitaliser les institutions. Ces mille doivent être rigoureusement préparés sur le plan intellectuel et moral en vue du gouvernement. Prendre tous les moyens nécessaires pour faire partie de cette élite apparaît donc comme le premier but à poursuivre au plan individuel. Cela suppose d’acquérir la connaissance de la science et de l’art politique pour ce qu’ils sont (et non pas pour ce que l’on souhaiterait qu’ils soient), en se mettant à l’école d’Aristote et de Saint Thomas. Il faut également lever tous les obstacles à cet engagement, c’est-à-dire nous-mêmes, dans nos comportements qui peuvent être inadaptés à la crise politique. Selon le conseil d’un ancien animateur issus des rangs de la Cité Catholique, il nous faut :

  • observer la chasteté relative à votre état,
  • s’offrir un véritable programme de lecture, sans dilettantisme,
  • opérer une analyse sociologique de notre manière de vivre pour cesser de suivre les mots d’ordre des médias, de la publicité et de tout ce que veut pour nous la société globale,
  • entamer une réflexion sur le binôme travail et loisirs pour ne pas s’adonner à corps perdu dans un travail qui nous empêcherait de pratiquer la véritable action politique,
  • enfin faire une bonne retraite fermée (idéalement les exercices ignatiens).

 

L’analyse politique nous conduit à reconnaître que nous vivons aujourd’hui dans une société en ruine, déchristianisée, et qu’il n’est plus possible de poursuivre le projet de réformer les institutions existantes. Dans son maître ouvrage L’Humanisme politique de saint Thomas d’Aquin, le père dominicain Louis Lachance mentionne à ce sujet que « si le régime est mauvais, il faut le réformer, et s’il est irréformable, il faut voir à le remplacer par un meilleur. Si cela est immédiatement impossible, c’est une raison de plus de s’empresser de créer les conditions qui puissent rendre le changement possible ». C’est pourquoi l’on peut déduire de cette proposition et de l’histoire politique des actions contre-révolutionnaires qui ont réussi (comme l’IRA en Irlande à partir de 1916) qu’il appartiendra au petit nombre (les « mille » de Jean Ousset) d’étudier en particulier la forme que doit revêtir une institution-relais destinée à prendre le pouvoir, car sans cause efficiente il n’est pas possible de poursuivre le bien commun politique.

 

Louis Lafargue

1 La « vie bonne » chez Aristote et Saint Thomas signifie « la vie vertueuse en commun ».