La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas reçu ; mais à tous ceux qui l’ont reçu, a été donné de devenir enfants de Dieu. Si la première image de l’Incarnation est celle de la lumière de vie jaillissant au milieu des ténèbres du péché, apparaît aussitôt le drame du refus de Dieu : les ténèbres ne l’ont pas reçu. Évoquer l’Incarnation, c’est en même temps évoquer le refus de l’Amour, l’ingratitude croissant à mesure que s’étend sa miséricorde : Il est venu chez les siens, et les siens ne l’ont pas reçu. Les ténèbres se sont épaissies, comme la nuit se referme plus noire après la foudre : le monde ne l’a pas connu. Vraiment, Jean-Baptiste avait crié dans le désert… Elle est pourtant là, la vraie lumière, évidente, fulgurante et douce à la fois. Comment s’y ouvrir, quelles sont les dispositions que Dieu attend de l’homme pour se donner à lui ? La crèche l’indique. Le Christ n’a pas voulu naître dans des palais somptueux, ni dans des maisons richement ornées. Non ; seule la crèche avait les qualités requises pour recevoir dignement Dieu. Quelles sont-elles donc ?
Fondamentalement, la crèche est un lieu éloigné du monde, un lieu où la malice du monde n’a pas de place ; un lieu contradictoire avec l’esprit du monde. Ce lieu est pauvre, vide de ce que le monde appelle richesses. En est écarté tout ce qui éblouit trop facilement le regard humain – et l’aveugle d’autant. C’est au prix de ce dépouillement de l’apparat que pourra se manifester celui qui est la vraie lumière. D’ailleurs, regardez qui pénètre la crèche : la sainte Vierge et saint Joseph, sur qui le monde n’a pas de prise ; les bergers, hommes pauvres vivant selon Dieu. Certes les rois mages sont des hommes riches : riches matériellement par leur fortunes, riches spirituellement par leur sagesse. Mais accéder à la crèche n’est alors possible qu’au prix d’un long itinéraire, fait de détachement. Seul le dénuement, au moins intérieur, permet de pénétrer les richesses infinies de Dieu. Il faut avoir soif – et donc reconnaître son manque – pour être autorisé à puiser à la fontaine de vie. En un mot, il faut se ranger parmi les pauvres.
Le Christ lui-même en son humanité, sorte de crèche continuée, n’aura jamais ne serait-ce qu’une pierre où reposer sa tête. Toute sa vie sera éloignée des richesses humaines, des repus et des cossus. Il n’est pas venu rassurer nos aises, ni nous enliser dans des biens qui ne sont glaise, mais nous révéler la richesse infinie de Dieu, et nous la faire partager.
Car, à celui qui ainsi sait se détourner de ce sur quoi tant d’hommes miroitent, qu’est-il donné de contempler ? En ce petit enfant étendu sur la paille, il reconnaît et adore Dieu ! Loin des théophanies qui effrayaient les juifs au pied du Sinaï, il contemple et s’émerveille de l’Emmanuel, du Dieu donné. Au principe était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu… et le Verbe s’est fait chair, et Il a habité parmi nous (Jn 1, 1 et 12). Splendeur de la gloire du Père et forme de sa substance (He 1, 3), le Verbe est le cantique parfait et éternel que Dieu se chante à lui-même, cantique jaillissant des profondeurs de la divinité, cantique vivant dans lequel Dieu se complaît éternellement, parce qu’il est l’expression infiniment parfaite de ses perfections infinies. Et ce cantique divin, le Verbe, s’est fait chair et il a habité parmi nous (Jn 1, 14). En assumant une humanité, le Verbe divin ne s’amoindrit pas, il reste ce qu’il est : le Verbe éternel, la glorification infinie de son Père. L’humanité du Christ est ce Temple (Jn 2, 19-20) d’où, ici-bas, le Verbe fait entendre le cantique divin à la gloire du Père. Par lui, la louange du Père renaît là où elle n’était plus. C’est là l’œuvre essentielle de son humaine vie, il le dira expressément à la fin de celle-ci : Père, je vous ai glorifié sur terre (Jn 17, 4). Simple et éternel en lui-même, le cantique divin se déploie désormais en des accents humains. Humaine dans ses expressions, cette louange garde néanmoins sa valeur infinie, car elle reste celle du Verbe, du Verbe fait chair. Les anges s’en émerveillent et le chantent : Gloria in excelsis Deo.
Unir l’homme déchu à la louange que le Verbe adresse éternellement à son Père réclame le rachat du péché, la Rédemption. Aussi, afin de nous réunir dans la louange éternelle du Père, le Christ, Dieu donné, se livre à nous, pour nous. Le Christ, en entrant dans le monde, dit : Vous n’avez pas voulu de sacrifice ni d’offrande, alors j’ai dit : me voici je viens pour faire ô Dieu, votre volonté (He 10, 5). Ce n’est pas un hasard si, dès le premier instant de sa vie terrestre, il voulut être allongé sur le bois ; le bois de la crèche, annonciateur de cet autre bois rédempteur par lequel il nous établira dans la paix de Dieu : et in terra pax hominibus. O merveille, ce bois est celui d’une mangeoire : Dieu veut que nous mangions les fruits de ce bois, que nous communions à sa croix. Mystère insondable de ce Dieu donné dans l’Eucharistie !
L’amour du Christ pour son Père s’incarne donc ici-bas et se concrétise dans l’amour qu’il eut pour nous ; ces deux amours ne font qu’un. En se livrant totalement pour opérer notre salut, Il donne à son Père toute la gloire qui lui revient, car Il associe la création à la louange du Verbe éternel. Le voici donc tout à la gloire du Père, et entièrement livré aux autres, jusqu’à la dernière goutte de son sang : le Christ n’a rien gardé pour lui-même. Telle est l’ultime pauvreté de celui qui nous enrichit : c’est la pauvreté même de l’amour, qui toujours est extase, c’est-à-dire sortie de soi, oubli de soi. C’est à ce nécessaire dépouillement que la crèche, ultimement, nous invite. Le Verbe incarné nous y apprend que notre amour pour Dieu, pour le Père, passe lui aussi nécessairement par l’amour du prochain. L’adoration que nous avons pour le Père est certes en premier lieu une action de grâce, un immense chant de louange pour les bienfaits de sa miséricorde qui se sont déversés sur nous. Mais chanter une telle réalité, c’est se reconnaître redevable devant Dieu. Or cette dette envers Dieu ne peut se satisfaire qu’à travers les autres, en œuvrant pour qu’eux aussi deviennent louange de Dieu. Tel est toujours l’ultime motif de l’authentique amour du prochain, rappelons-le. Ainsi donc, à notre tour, à la suite du Dieu donné, sommes-nous appelés à devenir des êtres-donnés, des êtres livrés pour le bien des autres, afin qu’ils deviennent Verbe de Dieu, louange de Dieu : Nous avons connu la charité de Dieu en ce qu’il a donné sa vie pour nous ; nous devons, nous aussi, donner notre vie pour nos frères (1 Jn 3, 16).
Apparaît alors toute la pertinence des mots d’un Charles de Foucaud (écrits spirituels, p. 106), qui voulut vivre cette réalité dans toute sa radicalité : « Je ne puis concevoir l’amour sans un besoin un besoin impérieux de conformité, de ressemblance, et surtout de partage de toutes les peines, de toutes les difficultés, de toutes les duretés de la vie … Être riche, à mon aise, vivre doucement de mes biens, quand vous avez été pauvre, gêné, vivant péniblement d’un dur labeur : pour moi, je ne le puis, mon Dieu… je ne puis aimer ainsi ».