Sur les balcons du ciel…

Ma chère Bertille,

 Tu me disais hier combien le devoir d’état te semble lourd parfois, combien la vie quotidienne d’un catholique peut sembler austère et combien la conquête du ciel peut être ardue. Tu préfèrerais encore un vrai combat franc et net plutôt que cette vigilance perpétuelle qu’il faut avoir contre le démon qui aimerait te voir faire des compromis et des concessions à l’esprit du monde !

Il est bien vrai que si parfois le démon attaque directement et violemment les âmes, il aime aussi mener une guerre d’usure… Il fait miroiter à nos yeux la vie plus facile de ceux qui ont choisi une voie moins austère que la nôtre ; il nous allèche par le bien que l’on pourrait faire si nous rencontrions telle personne, l’apostolat, le rayonnement que l’on pourrait avoir si nous faisions telle concession… Il est très habile et sait nous prendre par nos faiblesses.

Rassure-toi ! Personne n’est à l’abri de ces tentations, cependant n’oublie jamais que du haut des balcons du ciel, des âmes qui nous aiment et veulent notre salut nous regardent et veillent sur nous ! Cette pensée pleine d’espérance nous préserve du découragement qui nous atteint certains jours quand le devoir d’état nous semble si lourd… En effet, le soir du Vendredi Saint, il n’est pas difficile à genoux devant une croix de mettre sa tête dans ses mains et, l’âme emplie d’un grand élan d’amour, de choisir de suivre le Christ sur le chemin du Golgotha, mais d’un vendredi Saint à l’autre, il est 365 jours où la croix prend l’aspect de toutes les banalités quotidiennes : un coup d’épingle par-ci, une parole vive par-là, une petite méchanceté, une humiliation, un contretemps, une bonne intention mal accueillie, et surtout la monotonie déconcertante et épuisante du devoir d’état si facile et si ennuyeux… Et c’est juste à ce moment de lassitude que la tentation d’une petite concession par rapport à la ligne de conduite fixée vient se montrer sous son meilleur jour…

C’est alors que sonne la minute du choix : que faire ? Céder une, puis deux fois, aux sirènes tentatrices ou résister avec fermeté en invoquant ces héros qui nous ont précédés et qui nous regardent de là-haut avec tant de charité ?

Beaucoup tombent et ne se relèvent pas. Beaucoup préfèrent après quelques échecs renoncer pour toujours à leur idéal de peur des hontes successives qui les attendent à chaque reniement partiel : c’est si douloureux, si humiliant de constater sa faiblesse… Le patineur novice et susceptible enlèvera ses patins et renoncera à ce sport de peur de faire rire de ses chutes maladroites ; il pourra alors se mettre sur le bord de la glace, les mains dans les poches, et rire des culbutes des autres. Son amour-propre sera sauf, mais il aura renoncé à son rêve. Le « à quoi bon » est souvent l’excuse du faible qui pleure mais c’est souvent aussi de l’orgueil dissimulé, un accord avec la médiocrité parce qu’on avait aimé l’idéal et que celui-ci au lieu de venir à notre rencontre en nous épargnant les difficultés nous a montré la Croix… Mais si malheureusement beaucoup de nos contemporains tombent, d’autres se relèvent ! Le sage pèche 7 fois le jour, dit l’Ecriture, et on oublie de dire qu’il se relève 7 fois aussi…

Ceux qui savent reprendre courageusement leur route sont nos maîtres en expérience ; ils ont le secret de la persévérance. Où la puisent-ils ? D’abord dans la fermeté de leur idéal, mais l’amour fort, est victorieux des obstacles. Et si nous n’aimons pas, Dieu nous ne trouvons pas l’énergie nécessaire pour continuer la route. C’est le grand cercle vital : il faut aimer pour agir et il faut agir pour aimer. Nous faisons des actes d’amour pour aimer Dieu et nous aimons Dieu dans la mesure des actes d’amour que nous faisons pour lui. L’idéal dans l’âme ne suffit pas : il rendait facile les victoires au début, puis l’âme s’est fatiguée et la monotonie de l’effort l’a voilé…

Où trouver la force dans ces minutes-là ?  En nous-mêmes ? Mais quand je m’appuie sur moi-même, je m’appuie sur une faiblesse bien fragile et je ne dois pas m’étonner de mes chutes ! Pourquoi oublier le grand mot prononcé par le Seigneur Jésus dans les suprêmes épanchements de son cœur après la Cène : « Sans moi vous ne pouvez rien faire » ? Se sanctifier est une œuvre surnaturelle et seul, le Christ vivant peut nous donner les grâces nécessaires, Lui qui en est la source.

Invoquons ceux qui nous ont précédés, ceux qui gravirent le sommet de l’héroïsme en prouvant ainsi leur grandeur ! Grandeur morale de celui qui sait où trouver la force pour ne pas faiblir. Grandeur de l’être qui ne voulant pas se dédire, reste fidèle malgré tout à la tâche entreprise, à l’idéal cherché, et ne prétexte point, pour se libérer du fardeau, la monotonie douloureuse, les déceptions cruelles, les appels tentateurs de la vie facile, les ricanements des sceptiques. Conscience lumineuse et claire, lavée de pleurs et parfois de sang, purifiée par le sacrifice, voilà la seule vraie grandeur des martyrs, des saints, des héros obscurs, des Vendéens mourant pour leur foi au creux des bocages, des petites Sœurs cachées dans leur cloître, des missionnaires tombant à la conquête des âmes…

Les routes sont nombreuses mais le but identique et toute vraie grandeur se résume en la manière splendide dont on s’arrache à l’égoïsme pour se donner à plus grand que soi : au devoir, à l’idéal, à Dieu ! Sans nous laisser leurrer par les illusions trompeuses des fausses réputations que le monde accorde, marchons dans la vérité, sans compromis faciles, avec une conscience du devoir sans cesse plus éclairée et un désir sans cesse raffermi de rejoindre les héros qui nous ont précédés.

Et le jour où, laissant notre corps couché sous la terre silencieuse d’un cimetière, nous verrons nos yeux s’ouvrir à la vérité unique, nous retrouverons ceux qui nous ont précédés sur les balcons du ciel…

 « Permettez, sainte Vierge Marie, que je sois toute ma vie le serviteur de Dieu, et sans hésitation, le défenseur de toutes les causes saintes, à l’instar de mes ancêtres1 ! »

C’est la prière que je t’engage à réciter avec moi chaque matin car elle aide à être fidèle dans tous les combats !

Je t’embrasse affectueusement et te souhaite un saint Carême.

Anne

1 Gérard de Cathelineau

 

Le vœu à saint Yves

 Théodore Botrel (1868 Dinan – 1925 Pont-Aven)

 

Une complainte de piété, pour illustrer le thème de ce numéro.

Le recours à Saint Yves obtient la grâce du retour du marin auprès de sa mère veuve.

 

Un jour sur un gros navire
Vire au vent, vire, vire,
La veuve embarqua son gars
Le marin ne revint pas.

Fit vœu de faire un navire
Vire au vent, vire, vire,
De l’offrir à saint Yvon
Patron de ceux qui s’en vont.

Pour la coque du navire
Vire au vent, vire, vire,
La pauvre vieille aux abois
A pris son sabot de bois.

Pour le grand mât du navire

Vire au vent, vire, vire,
La misaine et l’artimon
A pris trois branches d’ajonc.

Pour les vergues du navire
Vire au vent, vire, vire,
A rompu tout aussitôt
Ses aiguilles de tricot.

Pour les voiles du navire
Vire au vent, vire, vire,
Tailla le beau tablier
Qu’elle eut pour se marier.

Pour les agrès du navire
Vire au vent, vire, vire,
Les étais et les haubans
Coupa ses beaux cheveux blancs.


Pour achever le navire
Vire au vent, vire, vire,
Le baptisa de ses pleurs
Puis y mit les trois couleurs.

Pour porter chance au navire
Vire au vent, vire, vire,
Elle planta sur l’avant
Sa petite croix d’argent.

Enfin prenant le navire
Vire au vent, vire, vire,

S’en fut le porter nu-pieds
À saint Yves de Tréguier.

Pour la veuve et le navire
Vire au vent, vire, vire,

Saint Yvon tant pria Dieu
Qu’Il lui ramena son fieu.

Le vœu à Saint Yves • Robert Perrin (spotify.com)

(Version assez « vieillotte » mais suffisante pour mémoriser la mélodie.

 Attention, certains couplets ont été supprimés, ce qui est dommage).

 

Ciel et terre

 Le culte rendu à nos défunts ne fait-il partie que d’une subsistance d’habitudes de savoir-vivre ancien ?

Offrir des messes, entretenir et fleurir nos cimetières, gagner des indulgences, faire célébrer un trentain grégorien, prier quotidiennement pour nos défunts, tout cela n’est-il qu’ancienne tradition, piété filiale surannée, réminiscence d’un culte des ancêtres d’un autre temps ?

Ou n’y aurait-il pas un lien plus mystérieux entre l’au-delà et nous, entre l’Eglise triomphante et souffrante et nous, qui formons l’Eglise militante de la terre ?

Ces âmes des défunts, même si elles sont invisibles, ne sont-elles pas omniprésentes ? Et elles qui possèdent la Vraie Vie, n’ont-elles pas maintes occasions de se rappeler à nous et de nous aider dans notre quotidien ?

Si c’est un devoir de charité pour nous de gagner des mérites et de prier pour elles, de leur côté, comment ne nous aideraient-elles pas dans nos tâches matérielles, et surtout dans l’acquisition des vertus, qui nous permettra de les rejoindre dans leur béatitude céleste ?

Ne retrouve-t-on pas la piété de tel grand-parent dans la fulgurante conversion de certains de ses petits-enfants ? De quelle protection discrète ne jouissons-nous pas grâce aux mérites acquis durant leur vie par certains de nos proches ou certaines âmes du Purgatoire pour lesquelles nous avons prié, et qui intercèdent pour nous ? Quelle grâce de discernement, quelles inspirations, quelle idée soufflée à l’oreille, quelle rencontre providentielle comme inspirée par nos Anciens, ne viennent-elles pas bouleverser notre esprit rationnel et notre incrédulité ?

Nous en avons tous fait l’expérience et savons bien que, si nous aidons par nos prières une âme à sortir du Purgatoire, nous nous amassons un trésor dans le Ciel, mais aussi bien, des grâces dès cette vie terrestre.

Alors pourquoi hésiter à transmettre et renouveler ces anciennes habitudes de piété, si vivaces en terre chrétienne et ne pas demander leur aide à nos amis du Ciel, dans tous les moments délicats de notre vie ? Ce sera ainsi rétablir ce grand dialogue des générations, au-delà du temps et des lieux, et rentrer de plain-pied dans le mystère divin de la Communion des Saints.

 

Placements abusifs d’enfants :

une justice sous influence

Christine Cerrada, éditions Michalon, 2023

La rédaction de notre revue a souhaité proposer à ses lecteurs une recension de l’ouvrage de Christine Cerrada sur les placements abusifs d’enfants. Cette avocate qui milite dans l’association L’Enfance au cœur y mène une enquête sans concessions sur le système français de protection de l’enfance. Dans ce livre qui aurait mérité une plus grande audience, l’auteur met au jour les dysfonctionnements en s’appuyant sur une dizaine d’exemples concrets qui laissent perplexe sur la justice des mineurs et la compétence des professionnels de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE qui a remplacé la DDASS). Ceux-ci vont privilégier, dans leur mission d’assistance éducative, le placement des enfants à l’extérieur de la famille, le plus souvent dans des centres spécialisés.   

Les moyens dégagés par les pouvoirs publics pour la protection de l’enfance sont considérables : 8,4 milliards d’euros en 2018, dont 8 milliards à la charge des départements, le solde étant assumé par l’Etat. Le nombre d’enfants concernés par des mesures de protection était de 330 000 en 2018, chiffre en augmentation régulière de l’ordre de 3 % en moyenne depuis une vingtaine d’années, dont la moitié fait l’objet d’une mesure de placement en dehors de leur famille. D’après l’inspection générale des affaires sociales, la moitié de ces placements aurait pu être évitée, ce qui signifie que pour un enfant « maltraité » qui a pu être « sauvé » en le retirant de sa famille, il y en a un autre dont la trajectoire a basculé parce que le système de protection de l’enfance n’a pas agi avec le discernement requis.

La législation française, prise à la lettre, ne paraît pourtant pas encourager ces dérives. D’après l’article 375 du code civil, les mesures d’assistance éducative peuvent être ordonnées par la justice si la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises. Rappelons que les mesures d’assistance éducative peuvent être mises en œuvre en milieu ouvert, y compris dans la famille de l’enfant qui y fait alors l’objet d’un suivi socio-éducatif. L’article 375-1 de ce code précise même que le juge des enfants doit toujours s’efforcer d’obtenir l’adhésion de la famille et se prononcer en stricte considération de l’intérêt de l’enfant. Ces dispositions sont, dans la pratique, interprétées en contradiction avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme selon laquelle le placement d’un enfant est une mesure qui ne peut être prise que pour une raison « extraordinairement impérieuse ».     

Des dizaines de milliers de familles sont, chaque année, privées de la présence de leurs enfants parce qu’une situation familiale, le plus souvent banale, a été montée en épingle par un système socio-judiciaire qui dérive sans contrôle. Il est surprenant de constater la facilité avec laquelle une enquête sociale peut être déclenchée : il suffit d’un appel téléphonique signalant une « information préoccupante », passé au 119 par l’école, le médecin, l’hôpital, un proche malveillant ou mal informé, le parent qui n’a pas la garde de l’enfant, un voisin plus ou moins bien intentionné, ou même d’un signalement anonyme, pour que le service départemental d’aide à l’enfance décide en effet d’ouvrir une enquête. Celle-ci est le plus souvent confiée à une association privée qui va émettre des préconisations qui seront largement suivies par le juge des enfants. Ces recommandations sont orientées vers le placement des enfants en dehors de leur famille, par exemple dans un foyer géré par l’association, ce qui met celle-ci dans une situation de conflit d’intérêt évidente en étant à la fois prescripteur et fournisseur et en réduisant l’enfant au rôle de « client ». Les associations se partagent ainsi le budget alloué à l’ASE dont la Cour des Comptes a eu l’occasion de juger les comptes opaques.     

Il faut malheureusement insister sur le biais psychologique qui imprègne les rapports d’enquête sociale. Ceux-ci utilisent les mêmes termes et les mêmes clichés pour incriminer les familles après un examen superficiel de la situation, le plus souvent à charge, qui laisse une large place à la psychanalyse. Les parents sont vite considérés comme atteints par le « syndrome d’aliénation parentale », concept psychologique qui ne repose sur aucun fondement scientifique. L’enfant qui souffre d’un trouble du neurodéveloppement comme l’autisme peut se retrouver placé car ce trouble va être mis sur le compte de l’éducation qu’il reçoit. Les juges pour enfants reprennent la plupart du temps les termes des rapports, dans leurs décisions. En cas d’appel, celles-ci sont le plus souvent confirmées quand elles ne sont pas aggravées. Les exemples concrets décrits dans le livre illustrent bien l’obstination dont font preuve les enquêteurs et les juges pour justifier à tout prix les mesures d’éloignement des enfants de leur famille.

Les dégâts provoqués par ces placements abusifs sont pourtant considérables. L’enfant privé de l’affection de ses parents va être pris en charge dans une famille ou le plus souvent dans un foyer, avec des éducateurs plus ou moins bien formés à cette tâche, et sera exposé aux risques de violence de drogue, d’échec scolaire, ce qui peut entraîner des fugues et des suicides. En outre, les parents qui ont été privés de la garde de leurs enfants vont être disqualifiés aux yeux de leurs enfants, ce qui rendra d’autant plus difficile leur éventuel futur retour à la maison.     

Cette analyse de la protection judiciaire de l’enfance est intéressante et instructive même si le parti pris féministe de l’auteur est de nature à en altérer la portée. Celui-ci insiste lourdement sur l’avantage donné aux hommes sur les femmes dans ces procédures, ce qui reste tout de même à démontrer. Un peu plus de volumétrie sur ces placements abusifs serait bienvenu, mais faisons à l’auteur le crédit de l’absence de sources disponibles. On ne peut en tout cas qu’être marqué par la multiplicité des acteurs impliqués (cellule de recueil des informations préoccupantes, service de l’ASE du conseil départemental, associations, juges pour enfants, juge d’instruction, procureurs, services de protection judiciaire de la jeunesse) et leur irresponsabilité quant aux conséquences des mesures prises. Il serait intéressant de voir comment mettre en cause la responsabilité de l’Etat du fait du fonctionnement défectueux de la justice, voire même la responsabilité pénale personnelle de ces acteurs.

Nous pouvons aussi regretter que l’auteur ne mentionne pas les causes les plus fréquentes du déclenchement de ces enquêtes et des mesures d’assistance éducative qui en sont la conséquence, à savoir la mauvaise éducation des enfants et la division des familles. Les enfants sont, en effet, les premières victimes de la mésentente entre leurs parents, a fortiori quand celle-ci va jusqu’à la séparation. Les divorces vécus comme épanouissant les enfants relèvent plus de la fausse communication que de la réalité. Nous pourrions aussi ajouter à l’intention des parents un conseil de prudence pour ne pas exposer leur famille au risque d’un signalement qui serait effectué à tort et déclencherait une enquête aux suites imprévisibles.  

En écho à ces dysfonctionnements de la protection judiciaire de la jeunesse, il est permis de rappeler la déclaration faite par le garde des sceaux, Olivier Guichard1 à qui un journaliste demandait, au moment où il quittait ses fonctions, ce qu’il avait retenu de son passage place Vendôme : « J’ai compris qu’il valait mieux ne jamais avoir  affaire à la justice ». Sage conseil.     

Thierry de la Rollandière

 

1 Olivier Guichard, Ministre de l’Industrie (1967-1968), Ministre du Plan et Aménagement du Territoire (1968-1969), Ministre de l’Éducation nationale (1969-1972), Ministre de l’Équipement-Logement-Tourisme (1972-1974), Ministre d’État, chargé de l’Aménagement du Territoire, de l’Équipement et des Transports (mars-mai 1974), Ministre d’État, Garde des Sceaux (1976-1977).

 

 

Dieu sait

Il fait nuit. La route est longue encore. Le ronronnement du moteur berce les enfants dont la tête repose sur les fauteuils, doucement balancée par les irrégularités du bitume. La pluie tape sur les fenêtres de la voiture. Les faisceaux des phares se brisent en traversant les gouttes plaquées par le vent sur les vitres. La petite fille somnole. La voiture ralentit. La lumière devient rouge vif. Devant, papa et maman chuchotent soudain. Ils s’interrogent sur la raison de ce bouchon à cette heure tardive. La petite fille sort de sa torpeur. Des sirènes se font entendre. L’orange et le bleu des gyrophares inondent la voiture. Dans la lumière, la petite fille voit ses parents se signer. Ils prient. C’est un accident de la route. Il y a des pompiers. Peut-être y a-t-il un blessé, peut-être grave ? Ou pire, peut-être quelqu’un est-il mort ? Qui pour prier pour eux ? Dans le fond de son cœur, la petite fille récite un ave.

Ce petit ave obtiendra-t-il, pour la personne tuée dans l’accident, la grâce de se repentir de ses péchés dans un ultime élan de Charité ? Et par là, lui ouvrira-t-il le Ciel ? Qui sait ? Peut-être ce simple ave, récité en pensée par une petite fille, pourra-t-il mériter la grâce de la persévérance finale pour un pécheur endurci ? Dieu sait.

Combien de fois prions-nous pour les autres ? Oh, nous prions, c’est vrai. Souvent pour demander des choses pour nous-mêmes, plus ou moins directement. Et nous faisons bien. Dieu attend que nous Lui adressions ces prières, pour un besoin matériel, pour affronter une épreuve, pour grandir en sainteté, pour vaincre tel défaut ou éviter tel péché. Nous prions aussi, un peu moins il est vrai, pour demander pardon, remercier et adorer. Nous prions souvent plus facilement pour demander des grâces. Mais prions-nous pour les autres ?

Dieu a donné sa vie pour tous les hommes. Tous. Pas uniquement ceux que nous aimons, dont nous apprécions la compagnie quand nous sommes bien lunés. Non, tous les hommes sont dans les vues de Dieu. D’abord ses enfants, les baptisés, en état de grâce, qui sont nos frères dans la Foi. Membres d’un seul et même corps, nous devons nous soutenir par la prière, à travers les époques et les lieux. Puis tous les hommes, les pécheurs en état de péché, coupés de Dieu, les apostats, les hérétiques, les païens, les impies. Dieu veut leur âme aussi. Prions-nous pour cela ? Qui sait ce que peuvent obtenir nos prières, combien d’âmes elles peuvent moissonner, combien de grâces elles peuvent obtenir ? Dieu sait.

Dieu n’attend pas de vagues prières. Du moins, n’attend-Il pas que nous priions seulement pour les pécheurs en général, pour les fidèles, en vrac. Dieu veut que nous lui adressions des prières pour des personnes précises, celles que nous connaissons et croisons sur notre chemin. Nous avons beaucoup d’avis sur tel ou tel politique, pas toujours très flatteur. Mais prions-nous pour lui ? Pour sa conversion ? N’est-ce pas le premier devoir d’un catholique envers ses dirigeants ? Avons-nous récité un ave pour le mendiant qui nous casse les pieds dans le métro ? Un souvenez-vous pour un collègue avec qui nous aimons prendre un café ? Un pater pour le voisin qui va encore à la messe au village malgré les idées folles que la société a fini par lui faire avaler ? Prions-nous pour notre prochain, celui, bien réel, que Dieu a placé à côté de nous ?           

Ces prières, nous pouvons les adresser à tous ceux qui nous précèdent dans le paradis. Tous ceux qui, remplis de la grâce sanctifiante quand la mort les surprit, ont rejoint notre Père à tous en son sein. La prière et la grâce se moquent des dimensions humaines : peu importe le temps, peu importe que nous priions pour des personnes déjà mortes ou pas encore nées, pour nos lointains enfants ou nos aïeux anonymes, Dieu donne sa grâce.

Enfin, nous l’oublions souvent, mais l’immense cohorte des Elus, les Saints, eux aussi prient pour nous. Du haut du Ciel, ils connaissent nos misères et nos difficultés, ils entendent nos prières et nous adressent les leurs. Tous ceux pour lesquels nous avons prié afin de les libérer du Purgatoire, ceux que nous avons connus sur terre, d’autres aussi, que nous ne connaissons peut-être même pas, ne prieraient-ils pas pour nous ? Ne sont-ils pas nos frères, tous enfants de Dieu ?

Dieu nous a donné ce pouvoir immense d’obtenir des grâces par la prière, pour nous-mêmes, mais plus encore, pour les autres.

Alors, prenons la résolution de ne pas passer une seule journée, sans avoir au moins prié une fois pour une personne en particulier, ne serait-ce qu’un ave. Le facteur, le patron, la boulangère, le voisin, l’original du RER, le mendiant malodorant du coin de la rue, le gendarme qui nous verbalise, le politicien qui déblatère à la télévision, le démarcheur par téléphone qui nous appelle une énième fois, l’inconnu croisé dans un rayon du supermarché, le blessé dans l’ambulance qui nous double sirène hurlante, les défunts du cimetière que nous longeons en voiture, le collègue qui nous casse les pieds en racontant sa vie à la machine à café, la famille qui s’entasse bruyamment sur le banc devant nous à l’église, le lointain ancêtre qui est encore au Purgatoire.

Qui sait ce que nos prières obtiendront ? Dieu sait.

Nous-même, nous avons et aurons besoin que d’autres prient pour nous. Ceux qui sont au Ciel, nos enfants, nos descendants, qui nous l’espérons, prieront un jour pour nous. Mais espérons-nous obtenir des autres ce que nous refusons à d’autres ? Non, cela ne se peut. Et même, avons-nous la moindre idée de toutes les grâces que nous avons déjà reçues par l’intercession des autres ?

Qu’en savons-nous ? Dieu seul sait.

A combien de personnes sommes-nous déjà redevables des innombrables grâces reçues de Dieu qui parsèment toute notre vie, à chaque instant ?

Nous ne le savons pas. Dieu sait.

La seule chose que nous savons, c’est que nous croyons en la Communion des Saints.

  Louis d’Henriques