La tendresse de Dieu

           Elle nous entoure sans cesse et nous ne la voyons pas…

           Elle est dans la beauté du ciel et ses lumières changeantes, dans le vent doux ou puissant, dans les saisons qui passent avec leurs mille couleurs, leur éclat ou leur nostalgie.

           Dans le vol des oiseaux qui viennent de loin et repartent après avoir niché, ou chantent et se promènent en titubant.

  Dans l’animal surpris qui s’enfuit au détour du chemin, nous laissant la joie d’une furtive rencontre.

  Elle nous surprend tout à coup dans une pensée ou une prière qui ne peut jaillir, sans elle, de notre pauvre cœur, car trop grande pour nous et qui nous hisse au-dessus de nous-mêmes.

  Elle nous révèle notre âme si pauvre, si incapable, si souvent tournée sur elle et nous fait crier « Abba, Père » devant notre misère.

  Elle nous donne des larmes qui parfois coulent de bonheur de se savoir tant aimés, et en retour d’aimer si peu, nous qui vivons bien trop selon nos rêves ou nos mauvais penchants et pas assez sous le regard de Dieu avec la transparence d’un enfant.

  Elle se montre dans la bonté de ceux qui nous pardonnent et nous donnent le meilleur d’eux-mêmes par l’exemple.

  Elle est dans le rire d’un enfant et l’avancée profonde des âmes qui nous sont confiées, pour lesquelles nous prions et donnons, et qui tout à coup nous dépassent.

  Elle se révèle dans une joie inattendue qui vient à nous, bonne nouvelle ou fruit de la charité d’un autre que le Saint Esprit éclaire pour venir nous visiter ou nous consoler.

  Elle est toute enfermée dans la Sainte Eucharistie, aussi présente qu’au Golgotha, et dans la tendresse maternelle de celle qui s’est unie pour nous au Sacrifice.

  Elle se cache aussi dans la monotonie des jours et de leurs tâches répétitives, invisibles et lassantes, quels que soient nos travaux, mais qui sont tellement occasion de fidélité et de persévérance.

  Elle est aussi bien présente, dans l’épreuve, la croix sous laquelle nous ployons et qui nous fait rechigner, donnée comme le remède à nos infirmités, et dont nous devrions être reconnaissants.

  Elle nous prie enfin d’être un canal sans obstacle, tout net, pour à travers nous, arriver joyeuse et féconde jusque dans le cœur de nos proches ou de nos rencontres afin de leur être révélée.

 

  Mon Dieu, faites que je sois un témoignage de votre tendresse…

                     Jeanne de Thuringe

 

La Prière

Chère Bertille,

           J’ai relu récemment un texte du Père Garrigou-Lagrange sur la prière que je trouve très intéressant et que je souhaite te faire partager. Il explique ce qu’est la prière et quelle est notre place vis-à-vis de Dieu.

« Demandez et vous recevrez » a dit Notre-Seigneur. « Il faut toujours prier » ajoutait-Il. Il importe donc de se faire une juste idée de l’efficacité de la prière, de la source même de cette efficacité et du but auquel toute vraie prière doit être ordonnée. Voici ce que saint Thomas à la suite de saint Augustin nous enseigne sur ce grand sujet1.

  Nous avons l’air de croire parfois que la prière est une force qui aurait son premier principe en nous, et par laquelle nous essayerions d’incliner la volonté de Dieu, par manière de persuasion. Et aussitôt notre pensée se heurte à cette difficulté, souvent formulée par les incrédules, en particulier par les déistes : la volonté de Dieu, personne ne peut la mouvoir, personne ne peut l’incliner. Dieu sans doute est la bonté qui ne demande qu’à se donner, Dieu est la miséricorde toujours prête à venir au secours de celui qui souffre et qui implore, mais il est aussi l’Etre parfaitement immuable. La volonté de Dieu de toute éternité est aussi inflexible qu’elle est miséricordieuse. Personne ne peut se vanter d’avoir éclairé Dieu, de lui avoir fait changer de volonté. « Ego sum Dominus, et non mutor ». Par son décret providentiel, fortement et suavement, l’ordre du monde, la suite des événements, sont irrévocablement fixés d’avance.

  Faut-il conclure que notre prière ne peut rien, qu’elle vient trop tard, que si nous prions, aussi bien que si nous ne prions pas, ce qui doit arriver arrivera ?

 

  La parole de l’Evangile demeure : « Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez, frappez et l’on vous ouvrira ». – La prière, en effet, n’est pas une force qui aurait son premier principe en nous, ce n’est pas un effort de l’âme humaine, qui essaierait de faire violence à Dieu, pour lui faire changer ses dispositions providentielles. Si l’on parle ainsi quelquefois, c’est par métaphore, c’est une manière humaine de s’exprimer. En réalité la volonté de Dieu est absolument immuable, mais c’est précisément dans cette immuabilité qu’est la source de l’infaillible efficacité de la prière.

  C’est au fond très simple : la vraie prière par laquelle nous demandons pour nous, avec humilité, confiance et persévérance, les biens nécessaires à notre sanctification, est infailliblement efficace, parce que Dieu, qui ne peut se dédire, a décrété qu’elle le serait, et parce que Notre Seigneur nous l’a promis2.

  Un Dieu qui n’aurait pas prévu et voulu de toute éternité les prières que nous lui adressons, c’est là une conception aussi puérile que celle d’un Dieu qui s’inclinerait devant nos volontés et changerait ses desseins. Non seulement tout ce qui arrive a été prévu et voulu ou tout au moins permis d’avance par un décret providentiel, mais la manière dont les choses arrivent, les causes qui produisent les événements, tout cela est fixé de toute éternité par la Providence. Dans tous les ordres, physique, intellectuel et moral, en vue de certains effets, Dieu a préparé les causes qui les doivent produire. Pour les moissons matérielles, il a préparé la semence ; pour féconder une terre desséchée, il a voulu une pluie abondante ; pour une victoire qui sera le salut d’un peuple, il suscite un grand chef d’armée ; pour donner au monde un homme de génie, il a préparé une intelligence supérieure, servie par un cerveau mieux fait, par une hérédité spéciale, par un milieu intellectuel privilégié. Pour régénérer le monde aux périodes les plus troublées, il a décidé qu’il y aurait des saints. Et pour sauver l’humanité, depuis toujours la divine Providence avait préparé la venue du Christ Jésus. Dans tous les ordres, du plus infime au plus élevé, en vue de certains effets, Dieu dispose les causes qui les doivent produire. Pour les moissons spirituelles comme pour les matérielles, il a préparé la semence, et la moisson ne s’obtiendra pas sans elle.

  Or, la prière est précisément une cause ordonnée à produire cet effet, qui est l’obtention des dons de Dieu, nécessaires ou utiles au salut. Toutes les créatures ne vivent que des dons de Dieu, mais la créature intellectuelle est seule à s’en rendre compte. Les pierres, les plantes, les animaux reçoivent sans savoir qu’ils reçoivent. L’homme, lui, vit des dons de Dieu, et il le sait ; si le charnel l’oublie, c’est qu’il ne vit pas en homme ; si l’orgueilleux ne veut pas en convenir, c’est qu’il n’y a pas de pire sottise que l’orgueil. L’existence, la santé, la force, la lumière de l’intelligence, l’énergie morale, la réussite de nos entreprises, tout cela est don de Dieu, mais par-dessus tout la grâce, qui nous porte au bien salutaire, nous le fait accomplir, et nous y fait persévérer.

  Faut-il s’étonner que la divine Providence ait voulu que l’homme, puisqu’il peut comprendre qu’il ne vit que d’aumônes, demandât l’aumône ? Ici comme partout Dieu veut d’abord l’effet final, puis il ordonne les moyens et les causes qui le doivent produire. Après avoir décidé de donner, il décide que nous prierons pour recevoir, comme un père, résolu d’avance d’accorder un plaisir à ses enfants, se promet de le leur faire demander. Le don de Dieu, voilà le résultat, la prière voilà la cause ordonnée à l’obtenir ; elle a sa place dans la vie des âmes pour qu’elles reçoivent les biens nécessaires ou utiles au salut, comme la chaleur et l’électricité ont leur place dans l’ordre physique.

  Jésus, qui veut convertir la Samaritaine, lui dit, pour la porter à prier : « Si tu savais le don de Dieu, c’est toi qui m’aurais demandé à boire, et je t’aurais donné de l’eau vive…jaillissant en vie éternelle ».

  De toute éternité, Dieu a prévu et permis les chutes de Marie-Madeleine, mais il a ses desseins sur elle ; il veut rendre la vie à cette âme morte ; seulement il décide aussi que cette vie ne lui sera rendue que si elle le désire, que l’air respirable ne sera rendu à cette poitrine, que si cette poitrine veut s’ouvrir, que si Madeleine veut prier, et il décide aussi de lui donner une grâce actuelle très forte et très douce qui la fera prier. Voilà la source de l’efficacité de la prière. Soyez sûrs que lorsque Madeleine aura prié, la grâce sanctifiante lui sera donnée, mais soyons sûrs aussi que sans cette prière elle restait dans son péché.

  Il est donc aussi nécessaire de prier pour obtenir les secours de Dieu dont nous avons besoin, pour observer la loi divine et y persévérer, qu’il est nécessaire de semer pour avoir du blé.

  Ne disons donc pas : « Que nous ayons prié ou non, ce qui devait arriver arrivera » : ce serait aussi absurde que de dire : « Que nous ayons semé ou non, l’été venu, si nous devons avoir du blé, nous en aurons ». La Providence se préoccupe non seulement des résultats, des fins, mais aussi des moyens à employer, et elle sauvegarde la liberté humaine par une grâce aussi douce qu’elle est forte, « fortiter et suaviter ». « En vérité, en vérité, je vous le dis, ce que vous demanderez à mon Père en mon nom, Il vous le donnera ».

Anne  

1 Cf Iia IIae, q 83, a.2.

2 Iia, IIae, 83,15

 

Le pardon quotidien

           Lorsque nous disons cette belle prière du Notre Père, nous demandons le pain quotidien et à être pardonnés comme nous pardonnons.

           Mais as-tu pensé que ce pardon doit être aussi au quotidien renouvelé, accompli pleinement afin d’éviter l’accumulation de petites rancœurs. Mille petits pardons peuvent émailler nos journées car mille petites piqûres d’amour propre y viennent si facilement.

  Pardon pour la vieille dame ou le monsieur grincheux qui me coupe la file ou ne sait pas conduire sur la route sans gêner ma trajectoire… Pour celui qui prend mon tour alors que j’attends pour me confesser. Même là, je peux bouillir et arriver au confessionnal toute agacée.

  Plutôt que de maugréer ou les traitant de sans gêne ou de chauffard, j’offre pour eux un Je vous Salue Marie…

  Pardon pour la personne qui vient me déranger ou me surprendre en plein travail, bien inopportune, qui se rappelle vivement à moi alors que je l’avais totalement oubliée et me montre ma distraction. C’est si facile alors d’aboyer alors que je suis interrompue ou un peu en tort. Et pour celle qui me raconte inlassablement les mêmes histoires et revient à la charge…

  Pardon pour le service rendu qui m’a coûté et que personne n’a remarqué ou si peu. Pour celui qui n’a pas vu ou compris le temps et la peine que j’ai pris pour lui. Plutôt que de le faire remarquer d’une manière ou d’une autre, je reste silencieuse et pense à Celui qui nous a tout donné et que nous ne remercions guère. Cela rabote ma vanité et me remet à ma place, surtout si je prie à ses intentions …

Pardon pour les paroles désagréables qui me sont dites par devant ou par derrière me revenant aux oreilles. Comme je voudrais me justifier et confondre l’impudent ! Mais, il est mieux si ma réputation ne doit pas être rétablie (pour des raisons graves), de me taire et d’offrir. Combien de fois, n’ai-je pas écorné les autres d’un mot trop vif, ou d’une parole sous-entendue…

Pardon pour les faiblesses de caractère, les sautes d’humeur, les différences de tempérament, les petites manies, les maladresses qui me portent sur les nerfs. Si je me voyais agir, un miroir me reflétant, que penserai-je de moi ? Les autres supportent également ce que je suis, moi qui me crois si bien, si accomplie.

         Que je sache aussi demander pardon en famille à la prière du soir, pour tout ce qui a pu peiner les autres, et bien vite dans la journée à ceux que j’ai offensés pour que le soleil ne se couche pas sur leur colère ni sur la mienne…

           Pardon pour ce monde apostat ou ignorant. Je donne bien volontiers mon avis sur ce que serait un monde meilleur. Mais je pense si peu à prier pour ceux qui ont de lourdes charges. Les premiers chrétiens n’en voulaient à personne car un catholique n’est ni un mouton ni un révolté. Pas plus que Marie au pied de la croix n’en voulait aux bourreaux ou à l’humanité coupable… Elle priait en silence et offrait sa peine pour les hommes, en union avec son Fils…

Pardon enfin pour les fautes que je commets et qui m’agacent. Tant d’amour propre vient se glisser dans mon désir de progresser. Est-ce que je sais me pardonner de n’être que ce que je suis, sous le regard de Dieu, bien humblement ?

Que je sache Lui demander de ne pas m’étonner de chuter et de ne compter que sur Sa grâce, afin que mon cœur se dépouille de lui-même jusqu’à la fin…

 

                    Jeanne de Thuringe

 

 

 

Un coeur de mère

Chère Bertille,

            « Supportez-vous les uns les autres, et pardonnez-vous mutuellement si vous avez des reproches à vous faire. Le Seigneur vous a pardonnés : faites de même » (Col 3, 13).

            Voici la citation qui s’applique bien à la situation que tu me décrivais dans ta colocation. Cette vie de communauté te rendra service pour toute ta vie de femme chrétienne. Demander pardon et savoir pardonner, tel doit être le cœur d’une femme.

   Pour savoir pardonner, il faut savoir soi-même demander pardon. On comprend ainsi toute l’attitude de celui qui vient supplier le pardon. Demander pardon nous aide à nous humilier. Plus on demande pardon, plus on s’humilie. Saint Augustin dit même : « Il faut que l’humilité précède, suive, accompagne toutes nos actions, car dès que l’orgueil s’y mêle, il nous arrache des mains tout le mérite ». Pour vivre en société, il faut savoir demander pardon. Le pardon montre toute la charité que l’on a pour le prochain. C’est reconnaître que nous ne sommes pas parfaits et que nous avons pu blesser l’autre.  Le pardon guérit notre propre blessure et celle que nous avons faite à l’autre.

   Ainsi forts de cette sagesse pour demander pardon, nous saurons à notre tour pardonner. Notre-Seigneur nous demande lui-même de pardonner sans relâche dans l’Evangile : « je ne te dis pas sept fois, mais soixante-dix fois sept fois. » (Mat, 18, 22) C’est ce que doit faire une mère de famille. Chaque jour, elle doit pardonner à ses enfants. « Le cœur d’une mère est un abîme au fond duquel se trouve toujours un pardon » Balzac. Cela fait partie du rôle de l’éducation. Pardonner, c’est faire comme Notre-Seigneur, à l’instant même du pardon dans la confession, tout est oublié, et il ne revient pas dessus. Le saint curé d’Ars disait : « le Bon Dieu aura plutôt pardonné à un pécheur repentant qu’une mère aura retiré son enfant du feu ». Rien n’égale le pardon de Dieu, mais l’enfant doit voir dans sa mère l’image du cœur de Jésus-Christ qu’il ne voit pas. La mère est un miroir de Dieu pour l’enfant. Et ce n’est pas du jour au lendemain que l’on devient ce miroir resplendissant. C’est le travail de toute une jeunesse.

 

  Je t’encourage, chère Bertille, à cultiver un cœur plein de pardon. Tant que tu ne sauras pas pardonner, tu seras prisonnière. Le pardon redonne la joie et la paix, car il vient de Dieu.

          Anne

 

Tintin au pays des soviets (suite)

           Un Scrabble Géant ou plutôt l’inverse d’un Scrabble, tel était l’atelier de l’usine de la pensée moderne où nous avions laissé notre reporter s’infiltrer subrepticement par une porte dérobée.

 

           A l’entrée de cet atelier se présentaient des mots bien définis dont le sens était clair et univoque. Leur signification était communément admise et quasi inchangée depuis des siècles. Ces mots allaient être alors soigneusement triés par des mains expertes :

– D’un côté, les mots usés, trop peu utilisés pour qu’ils puissent être utiles d’une quelconque manière. Ils  étaient en quelque sorte jetés dans les oubliettes des médias et des écrivains, seuls les vieux dinosaures continueraient à les employer.

– De l’autre côté, on préparait des mots ou expressions à sanctifier. Une fois leur sens transformé, ils devaient pour toujours être accompagnés de leur cortège ininterrompu de salamalecs et de louanges proférés par les grands parleurs publics du Soviet suprême, tous remplis de la solennité et de la gravité due à de telles célébrités daignant sortir de leurs bouches enfarinées. Parmi ces mots sacrés, il eut le temps d’apercevoir quelques échantillons : « Démocratie », « Liberté », « Modernité », « Egalité », « Mixité », « Ecologie », « Justice », « Accueil », « Ouverture » ou encore « Etat de droit ». Ces quelques échantillons, pour peu nombreux qu’ils soient, étaient assez représentatifs. Toujours utilisés dans un contexte positif et associés à des pensées positives. Si bien que d’une idée neutre ou amorale qu’ils étaient censés décrire à l’origine, ils en devenaient associés au Bien à tel point que l’on pourrait résumer toutes ces idées en un seul mot : Bien.

A cette première étape du procédé qui sacralisait ces mots, était ajoutée l’étape du miroir. En effet, en opposition à ces concepts on associait un contraire, lui aussi vidé de son sens et résumé à un idée : Mal, ou au moins renvoyant à un concept négatif. Par exemple, face à « l’Egalité » : Bien, se présentaient « les Inégalités » d’autant plus terribles qu’elles étaient employées au pluriel. Face à « l’ouverture » : Bien, se présentait la scandaleuse et ignoble « Fermeture ». D’aucuns disent d’ailleurs que les fermetures Eclair vont changer de nom pour devenir des ouvertures Eclair !

  Continuant son cheminement le long de la ligne de production et de transformation des mots et du langage, notre infiltré arriva à l’étape de diabolisation où d’autres mots spécialement sélectionnés subissaient un traitement thermique très agressif les rendant durs et cassants. Ces termes étaient très efficaces pour décrédibiliser un adversaire ou détruire une idée en surface.

  Ces mots tels que « fascisme », « populisme », « autoritaire », « conservateur », « nationaliste », « figé », ou encore « réfractaire au changement » devaient systématiquement être utilisés dans des contextes négatifs. Pour plus d’efficacité lors de leur emploi, il était fortement recommandé par le fabriquant de les accompagner du suffixe « isme » et d’un ou deux mots annonciateurs. Ainsi, chez une personne autoritaire (déjà pas brillante), on constatera plutôt une « inquiétante dérive autoritariste » (encore plus dangereuse). Quitte même à changer complètement le sens, une personne « populaire », deviendra très vite « populiste » pour peu qu’elle ne soit pas populaire aux yeux du Soviet suprême, mais attention à ne pas sombrer dans le complotisme. Oui, cela va maintenant de soi, le complotisme est très sombre, à moins qu’il ne s’éclaircisse suite aux récentes polémiques sur les couleurs de peau et la lessive.

  Ainsi la première partie de l’atelier travaillait à prendre d’antiques mots innocents et à les transformer en un seul mot et son contraire : BIEN/ PAS BIEN.  On parvenait finalement à la suppression de ces mots, puisque les idées qu’ils décrivaient originellement n’avaient plus de moyen de s’exprimer.

La deuxième partie était plus innovante et créative. En effet, on y fabriquait de nouveaux mots auxquels on associait un sens plus ou moins flou, permettant aux utilisateurs de parler de concepts difficiles à faire assimiler au grand public, sans qu’il soit capable de comprendre de quoi il s’agit vraiment, mais en le conditionnant de telle sorte qu’il puisse saisir immédiatement si cela est bon ou mauvais. Ainsi, les derniers concepts tout récemment sortis de la chaîne de production, que notre reporteur put apercevoir au passage : « inclusif », « 4.0 », « digitalisation », « avant gardiste », « bio », « écocitoyens ». C’était la chaîne des bons.

Et sur la chaîne des mauvais ou plutôt du « PAS BIEN » : « climatosceptique », « passéiste » ou encore « négationniste », « écocide », « immobilisme ».

  C’est à ce moment que notre ami, intrigué et voulant à tout prix comprendre à quoi pouvaient bien servir ces produits fabriqués en masse, enfila une blouse qui traînait et s’enhardit à aller discuter avec un ouvrier présent sur la ligne. Se présentant comme un petit nouveau tout juste arrivé, il engagea la conversation avec son nouveau collègue qui lui dit sur le ton de la confidence :

« C’est une belle chose la destruction des mots, chaque année, de moins en moins de mots et le champ de la conscience de plus en plus restreint. La Révolution sera complète quand la langue sera parfaite. A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. En effet, une opinion inexprimable avec des mots est une opinion que l’on ne peut pas penser. Et si par hasard, quelqu’un n’était pas d’accord avec l’opinion répandue par le Soviet suprême, les mots pour exprimer sa pensée lui manqueraient et toute révolte serait par le fait même inconcevable donc impossible. »

 

  Un peu déprimé par cette discussion somme toute très Orwellienne avec son camarade de l’heure, notre reporteur, encore très « passéiste », s’enfuit de nouveau dans la nature pour y reprendre son souffle. C’est alors, en voyant un bourgeon poindre sous l’écorce d’un vieux chêne, que ces quelques mots de Péguy lui revinrent en mémoire et lui rendirent sa bonne humeur : « Et ma petite Espérance n’est rien que cette promesse de bourgeon qui s’annonce au fin du commencement d’avril ».

 

Antoine