L’amitié

« La pire solitude est de ne pas avoir de véritables amitiés », disait le philosophe anglais Francis Bacon. Animal social, l’homme ne peut se passer de la compagnie de ses semblables dont il a à la fois besoin pour satisfaire ses besoins matériels, mais aussi et surtout pour accomplir le premier et le plus noble de ses désirs : aimer. Trouver l’être avec qui il partagera sa vie, ses pensées, son existence même est pour lui un besoin dont il a plus ou moins conscience et qu’il cherche à combler par tous les moyens. Mais comment découvrir cette personne choisie entre toutes alors qu’internet et les réseaux sociaux répandent partout le culte de l’apparence et de l’hypocrisie en allant jusqu’à donner le nom d’ami à des personnes qui ne se sont jamais vues et ne se connaissent qu’à travers le filtre trompeur de photos et d’autobiographies soigneusement choisies et maquillées à l’excès ? Dans ce monde où le mal est loué et la vertu méprisée, choisir celui qui sera le confident et le soutien d’une vie implique de redécouvrir le sens même de l’amitié. Pour ce faire, interrogeons-nous sur sa nature, sur sa grandeur et sur les dangers des fausses amitiés.

Les trois amitiés

 

Dans les livres VIII et IX de son Ethique à Nicomaque, Aristote parle de l’amitié comme étant ce qu’il y a de plus nécessaire pour vivre, « car sans amis personne ne choisirait de vivre, eût-il tous les autres biens ». Ce qui définit l’amitié, au risque de faire une lapalissade, est « ce qui est aimable, c’est à dire bon, agréable et utile ». De ce goût du même bien va naître l’amitié, mais encore faut-il qu’il soit accompagné de la bienveillance (non au sens moderne de « neutralité bienveillante » ou de « tolérance », mais au sens étymologique de « vouloir le bien », qui pousse à vouloir partager ce bien avec l’autre) et surtout de la réciprocité de cette bienveillance. Il en ressort alors que la nature de l’amitié va dépendre de son objet, qu’il soit de l’ordre de l’utile, de l’agréable ou de la vertu.

– L’amitié utile

L’amitié fondée sur l’utile est la moins noble de toutes. En effet, ceux qui partagent une telle amitié ne s’aiment pas vraiment l’un pour l’autre, mais plutôt de l’avantage qu’ils retirent l’un de l’autre. Il s’ensuit que cette amitié cesse dès que l’un n’est plus utile à l’autre. Aucun des deux ne ressent de plaisir particulier à la présence de l’autre puisque chacun joue dans cette relation le rôle d’un outil pouvant être assez facilement remplacé par un autre pour obtenir le même bien. Cette amitié est typique des relations entre états : tous deux se prodiguent des marques de sympathie tant que chacun tire un avantage de leur amitié, mais dès que cet avantage disparaît les relations deviennent moins chaleureuses et les dissensions apparaissent, et les amis d’hier peuvent du jour au lendemain devenir ennemis.

– L’amitié de plaisir

Après l’amitié utile se trouve l’amitié fondée sur le plaisir que chacun tire de la présence de l’autre. Là encore, ce n’est pas la personne en elle-même que l’on aime mais plutôt le plaisir que l’on tire de sa présence, en fonction des goûts personnels. Comme pour l’amitié utile, le critère de choix est un critère subjectif. Il suffit qu’il évolue (avec l’âge, par exemple), ou que l’ami cesse d’être agréable (qu’il soit moins drôle …) pour que la relation se fade et s’éteigne. Ce type d’amitié est très présente dans la jeunesse puisque selon les mots de Aristote « les jeunes gens vivent sous l’empire de la passion, et ils poursuivent surtout ce qui leur plaît personnellement et le plaisir du moment ». Loin d’être un jugement de valeur gratuit, il s’agit là d’une simple observation du caractère changeant de la jeunesse et de sa recherche instinctive d’amour, ce qui se traduit par une certaine inconstance dans ces amitiés.

– L’amitié de vertu

L’ultime type d’amitié est celui qui a pour base la vertu. Etant un bien excellent en soi, diffusif et stable, la vertu est ce roc sur lequel va pouvoir s’édifier la maison de l’amitié, pour reprendre l’image de l’Evangile. Il va sans dire que les deux autres amitiés sont construites sur le sable, et ne tardent pas à s’effondrer sur elles-mêmes. La vertu rend l’ami aimable en soi, puisqu’elle est souverainement aimable et intrinsèque à la personne. Etant un habitus dans le bien, c’est-à-dire une disposition stable et permanente à faire le bien, la vertu est appelée à durer dans le temps : elle réunit en effet en elle toutes les qualités qui doivent être celles des amis (générosité, bonté, …), ces dernières se traduisant par une volonté constante de s’élever l’un l’autre dans le bien. Des trois différentes formes d’amitié, celle qui a pour objet la vertu est la plus parfaite, car selon les mots de Cicéron « Sans la vertu, il ne peut être d’amitié véritable » ; découvrir sa grandeur nécessite de s’y attarder quelques instants.

L’amitié parfaite

 

Nous disions plus haut avec Aristote que l’amitié est nécessaire pour vivre heureux, et qu’elle a pour objet l’aimable, c’est-à-dire le bon, l’agréable et l’utile. Ces éléments se trouvent tous trois dans l’amitié de vertu, et sont proportionnels au degré de vertu de l’un ou de l’autre des amis. Le bien que l’on va tirer de cette amitié va donc dépendre de la valeur de chacun des amis, mais l’on peut mettre en avant trois constantes qui sont la rareté de cette amitié, le soutien mutuel des amis et leur émulation dans la vertu.

– La rareté de l’amitié

Trouver l’être vertueux qui sera l’ami parfait n’est pas chose aisée, du fait du petit nombre des hommes vertueux d’une part, mais aussi de la nécessité qu’il y a de passer avec lui du temps et d’avoir des habitudes communes. En effet, l’amitié a besoin d’actes pour s’exprimer, pour se maintenir. Un éloignement et un silence prolongé de l’un ou de l’autre des amis ne mettront pas forcément fin à leur relation mais viendront l’affaiblir, comme le traduit si bien le proverbe « loin des yeux, loin du cœur ». Plus que d’une simple fréquentation, c’est de la vie en commun (volontaire) que va naître l’amitié, car celle-ci implique un plaisir causé par la présence de l’autre ainsi qu’une certaine similarité dans les goûts (« qui se ressemble s’assemble »). On reconnaît de ce fait la véritable amitié à ce qu’elle cherche constamment la présence de l’être aimé, ce qui se traduit de la plus belle façon dans le mariage. 

– Le soutien des amis

De cette amitié vont naître des actes réciproques dont le premier est le soutien mutuel. On attend en effet d’un ami qu’il soit toujours disponible à venir à notre secours, et même qu’il prévienne nos besoins. La Fontaine en fait ce beau portrait :

« Qu’un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ;

Il vous épargne la pudeur de les lui découvrir vous-même.

Un songe, un rien, tout lui fait peur,
Quand il s’agit de ce qu’il aime. »
(Les deux amis).

La sagesse populaire souligne également que « c’est dans le besoin qu’on reconnaît ses vrais amis ». Les peines que chacun rencontre sont en effet le tamis qui laisse passer la poussière des copinages pour ne retenir que la pépite de l’amitié vraie. Ce soutien de l’être aimé est une aide presque indispensable pour avancer dans la vie et surmonter les épreuves, il permet non seulement de sortir de moments difficiles mais aussi de grandir dans le bien grâce à l’exemple de vertu que se donnent les amis entre eux et à la correction aimante qu’ils s’appliquent réciproquement.

– L’intolérance de l’amitié

  « Les vrais amis sont ceux qui nous font remarquer nos fautes, et non ceux qui se taisent. » (Fénelon). La correction entre amis est la plus haute expression de l’amour qu’ils se portent, car elle vise à rendre l’autre parfait, à lui éviter les erreurs. De toutes les œuvres de Miséricorde, elle est la plus grande et la plus délicate à accomplir : son but n’est pas de « jouer au justicier » et de rabaisser ou d’humilier l’autre, mais bien plutôt de le faire grandir dans la vertu par amour pour lui. La correction fraternelle est douce car elle trouve le ton et les mots justes pour remettre dans le droit chemin. Chacun est pour l’autre le tuteur qui permet à la jeune pousse de grandir jusqu’à devenir un arbre majestueux.

« La pire solitude est de ne pas avoir de véritables amitiés », disait le philosophe anglais Francis Bacon. Animal social, l’homme ne peut se passer de la compagnie de ses semblables dont il a à la fois besoin pour satisfaire ses besoins matériels, mais aussi et surtout pour accomplir le premier et le plus noble de ses désirs : aimer. Trouver l’être avec qui il partagera sa vie, ses pensées, son existence même est pour lui un besoin dont il a plus ou moins conscience et qu’il cherche à combler par tous les moyens. Mais comment découvrir cette personne choisie entre toutes alors qu’internet et les réseaux sociaux répandent partout le culte de l’apparence et de l’hypocrisie en allant jusqu’à donner le nom d’ami à des personnes qui ne se sont jamais vues et ne se connaissent qu’à travers le filtre trompeur de photos et d’autobiographies soigneusement choisies et maquillées à l’excès ? Dans ce monde où le mal est loué et la vertu méprisée, choisir celui qui sera le confident et le soutien d’une vie implique de redécouvrir le sens même de l’amitié. Pour ce faire, interrogeons-nous sur sa nature, sur sa grandeur et sur les dangers des fausses amitiés.

Les trois amitiés

 

Dans les livres VIII et IX de son Ethique à Nicomaque, Aristote parle de l’amitié comme étant ce qu’il y a de plus nécessaire pour vivre, « car sans amis personne ne choisirait de vivre, eût-il tous les autres biens ». Ce qui définit l’amitié, au risque de faire une lapalissade, est « ce qui est aimable, c’est à dire bon, agréable et utile ». De ce goût du même bien va naître l’amitié, mais encore faut-il qu’il soit accompagné de la bienveillance (non au sens moderne de « neutralité bienveillante » ou de « tolérance », mais au sens étymologique de « vouloir le bien », qui pousse à vouloir partager ce bien avec l’autre) et surtout de la réciprocité de cette bienveillance. Il en ressort alors que la nature de l’amitié va dépendre de son objet, qu’il soit de l’ordre de l’utile, de l’agréable ou de la vertu.

 

– L’amitié utile

L’amitié fondée sur l’utile est la moins noble de toutes. En effet, ceux qui partagent une telle amitié ne s’aiment pas vraiment l’un pour l’autre, mais plutôt de l’avantage qu’ils retirent l’un de l’autre. Il s’ensuit que cette amitié cesse dès que l’un n’est plus utile à l’autre. Aucun des deux ne ressent de plaisir particulier à la présence de l’autre puisque chacun joue dans cette relation le rôle d’un outil pouvant être assez facilement remplacé par un autre pour obtenir le même bien. Cette amitié est typique des relations entre états : tous deux se prodiguent des marques de sympathie tant que chacun tire un avantage de leur amitié, mais dès que cet avantage disparaît les relations deviennent moins chaleureuses et les dissensions apparaissent, et les amis d’hier peuvent du jour au lendemain devenir ennemis.

– L’amitié de plaisir

Après l’amitié utile se trouve l’amitié fondée sur le plaisir que chacun tire de la présence de l’autre. Là encore, ce n’est pas la personne en elle-même que l’on aime mais plutôt le plaisir que l’on tire de sa présence, en fonction des goûts personnels. Comme pour l’amitié utile, le critère de choix est un critère subjectif. Il suffit qu’il évolue (avec l’âge, par exemple), ou que l’ami cesse d’être agréable (qu’il soit moins drôle …) pour que la relation se fade et s’éteigne. Ce type d’amitié est très présente dans la jeunesse puisque selon les mots de Aristote « les jeunes gens vivent sous l’empire de la passion, et ils poursuivent surtout ce qui leur plaît personnellement et le plaisir du moment ». Loin d’être un jugement de valeur gratuit, il s’agit là d’une simple observation du caractère changeant de la jeunesse et de sa recherche instinctive d’amour, ce qui se traduit par une certaine inconstance dans ces amitiés.

– L’amitié de vertu

L’ultime type d’amitié est celui qui a pour base la vertu. Etant un bien excellent en soi, diffusif et stable, la vertu est ce roc sur lequel va pouvoir s’édifier la maison de l’amitié, pour reprendre l’image de l’Evangile. Il va sans dire que les deux autres amitiés sont construites sur le sable, et ne tardent pas à s’effondrer sur elles-mêmes. La vertu rend l’ami aimable en soi, puisqu’elle est souverainement aimable et intrinsèque à la personne. Etant un habitus dans le bien, c’est-à-dire une disposition stable et permanente à faire le bien, la vertu est appelée à durer dans le temps : elle réunit en effet en elle toutes les qualités qui doivent être celles des amis (générosité, bonté, …), ces dernières se traduisant par une volonté constante de s’élever l’un l’autre dans le bien. Des trois différentes formes d’amitié, celle qui a pour objet la vertu est la plus parfaite, car selon les mots de Cicéron « Sans la vertu, il ne peut être d’amitié véritable » ; découvrir sa grandeur nécessite de s’y attarder quelques instants.

L’amitié parfaite

 

Nous disions plus haut avec Aristote que l’amitié est nécessaire pour vivre heureux, et qu’elle a pour objet l’aimable, c’est-à-dire le bon, l’agréable et l’utile. Ces éléments se trouvent tous trois dans l’amitié de vertu, et sont proportionnels au degré de vertu de l’un ou de l’autre des amis. Le bien que l’on va tirer de cette amitié va donc dépendre de la valeur de chacun des amis, mais l’on peut mettre en avant trois constantes qui sont la rareté de cette amitié, le soutien mutuel des amis et leur émulation dans la vertu.

– La rareté de l’amitié

Trouver l’être vertueux qui sera l’ami parfait n’est pas chose aisée, du fait du petit nombre des hommes vertueux d’une part, mais aussi de la nécessité qu’il y a de passer avec lui du temps et d’avoir des habitudes communes. En effet, l’amitié a besoin d’actes pour s’exprimer, pour se maintenir. Un éloignement et un silence prolongé de l’un ou de l’autre des amis ne mettront pas forcément fin à leur relation mais viendront l’affaiblir, comme le traduit si bien le proverbe « loin des yeux, loin du cœur ». Plus que d’une simple fréquentation, c’est de la vie en commun (volontaire) que va naître l’amitié, car celle-ci implique un plaisir causé par la présence de l’autre ainsi qu’une certaine similarité dans les goûts (« qui se ressemble s’assemble »). On reconnaît de ce fait la véritable amitié à ce qu’elle cherche constamment la présence de l’être aimé, ce qui se traduit de la plus belle façon dans le mariage. 

– Le soutien des amis

De cette amitié vont naître des actes réciproques dont le premier est le soutien mutuel. On attend en effet d’un ami qu’il soit toujours disponible à venir à notre secours, et même qu’il prévienne nos besoins. La Fontaine en fait ce beau portrait :

« Qu’un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ;

Il vous épargne la pudeur de les lui découvrir vous-même.

Un songe, un rien, tout lui fait peur,
Quand il s’agit de ce qu’il aime. »
(Les deux amis).

La sagesse populaire souligne également que « c’est dans le besoin qu’on reconnaît ses vrais amis ». Les peines que chacun rencontre sont en effet le tamis qui laisse passer la poussière des copinages pour ne retenir que la pépite de l’amitié vraie. Ce soutien de l’être aimé est une aide presque indispensable pour avancer dans la vie et surmonter les épreuves, il permet non seulement de sortir de moments difficiles mais aussi de grandir dans le bien grâce à l’exemple de vertu que se donnent les amis entre eux et à la correction aimante qu’ils s’appliquent réciproquement.

– L’intolérance de l’amitié

  « Les vrais amis sont ceux qui nous font remarquer nos fautes, et non ceux qui se taisent. » (Fénelon). La correction entre amis est la plus haute expression de l’amour qu’ils se portent, car elle vise à rendre l’autre parfait, à lui éviter les erreurs. De toutes les œuvres de Miséricorde, elle est la plus grande et la plus délicate à accomplir : son but n’est pas de « jouer au justicier » et de rabaisser ou d’humilier l’autre, mais bien plutôt de le faire grandir dans la vertu par amour pour lui. La correction fraternelle est douce car elle trouve le ton et les mots justes pour remettre dans le droit chemin. Chacun est pour l’autre le tuteur qui permet à la jeune pousse de grandir jusqu’à devenir un arbre majestueux.

Montalembert écrivait à son ami Cornudet : « J’espère de toi que tu sois inexorable sur tout ce que tu trouveras de répréhensible en moi et que tu m’en avertisses sur le champ : c’est la meilleure preuve d’une amitié véritable et chrétienne ».

Ce soutien mutuel implique une connaissance mutuelle intime, un « mouvement de cœur qui se verse dans un autre pour y déposer son secret », comme le décrit Bossuet. L’ami devient alors un alter ego, un autre soi que l’on chérit plus que tout et pour lequel on est prêt à tout. Le trouver peut prendre beaucoup de temps et de peines, mais chaque être humain a en lui le désir instinctif de faire la découverte de cette « âme sœur ». Cet élan si puissant et si beau, s’il n’est pas réglé et guidé, peut cependant provoquer de véritables désastres dans la vie d’une personne s’il est pris au piège des fausses amitiés.

Le danger des fausses amitiés

 

Nous parlions précédemment des amitiés basées sur l’utile et l’agréable. Leur infériorité à l’amitié de vertu est évidente, mais elles ne présentent pas de vrai danger tant que chacun des « amis » ne se méprend pas sur la nature de leur relation. Nous avons tous des amis de ces différentes sortes, en fonction des différentes étapes de notre vie. Par contre, les conséquences peuvent devenir catastrophiques si l’un des amis est persuadé de vivre une véritable amitié alors qu’il n’est pour l’autre qu’un outil, un moyen d’atteindre le plaisir ou un bien personnel ; aussi est-il capital de ne pas se laisser submerger par ses sentiments et de laisser à la raison sa part d’action dans la recherche et la création de l’amitié.

– L’amitié entre raison et sentiments

Plus vulnérable aux sentiments à cause de son manque d’expérience, de sa croissance dans la raison et de son besoin particulièrement fort d’affection, la jeunesse (nous ne parlons pas ici que des adolescents, mais aussi des « jeunes adultes ») est, plus que tous les autres âges de la vie, susceptible de se leurrer sur les amitiés qu’elle entretient. Elle confond souvent le plaisir qu’elle retire de la présence de l’autre avec une relation privilégiée, unique, éternelle. Cette erreur de jugement ne provoque généralement pas de conséquences graves, car la personne à blâmer n’est autre que nous-même. En revanche, quand c’est l’autre qui s’est présenté à nous sous des dehors bons, aimables, désintéressés, tout en ne recherchant qu’à tirer profit de nous, alors les effets peuvent être dévastateurs le jour où sa duplicité est mise à jour. Quand celui qui a été le confident intime des secrets de notre âme trahit la confiance absolue qui a été mise en lui, quand l’être que nous avons aimé se révèle n’avoir été pendant toutes ces années qu’un manipulateur et un profiteur, les blessures causées peuvent s’avérer aussi douloureuses que l’affection qu’on lui portait. Il est très difficile pour la jeunesse d’identifier les faux amis, surtout à cause de sa naïveté naturelle mais aussi à cause de ce besoin d’affection dont nous avons déjà parlé. Il est donc du devoir des proches (parents et vrais amis) d’aider par leurs conseils ceux qui sont sur le point de succomber aux charmes trompeurs des fausses amitiés, et d’apporter un certain soin aux relations qu’ils entretiennent. Ceci ne se fait bien sûr pas sans bienveillance et douceur, nous en avons déjà parlé plus haut.

– L’amitié : la chasse au trésor

« Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis » (Le Petit Prince, Antoine de Saint Exupéry). Forger une amitié est un processus long et exigeant. Certains y arrivent sans grande difficulté et assez rapidement, tandis que d’autres peuvent mettre des années à trouver l’ami parfait. L’amitié s’apprend et se construit chaque jour. Elle nous aide à devenir meilleur et à atteindre le bonheur, sa forme la plus parfaite étant l’amitié de l’homme avec Dieu, c’est-à-dire la Charité. Elle arrache l’homme à l’esprit d’individualisme qui plane tout autour de lui, dans un monde où l’on fait le commerce des amitiés jetables. Elle lui assure un soutien dans les épreuves de la vie, elle prête une oreille attentive aux douleurs cachées qu’elle est toujours prompte à soigner. Trouver l’amitié vraie est une quête de chaque jour, mais ne porte pas tant sur autrui que sur soi-même, car au bout du compte nous n’avons que les amis que nous méritons.

Un animateur du MJCF

 

La solitude

Il n’y a qu’un seul Dieu mais Dieu n’est pas solitaire pour autant car il est Trinité. Entre les trois personnes divines qui constituent la famille Trinitaire, il existe une telle harmonie, une telle union, une telle unité qu’elles ne sont qu’un seul Dieu. Ni la Trinité ne nuit à l’unité, ni l’unité n’empêche la Trinité. Par la grâce, Dieu rend l’homme participant de sa vie divine et l’invite à vivre

Le pécheur, lui, est seul, il souffre de solitude.

En enfer, sa plus grande peine sera de savoir qu’il sera à jamais seul, coupé de Dieu. Plus que les flammes, que Dieu dans sa miséricorde a créées pour impressionner nos faibles esprits, la vraie peine de l’enfer, c’est la solitude éternelle, la peine du dam. La solitude, c’est le tribut du péché. Au contraire, le chrétien en état de grâce n’est jamais seul. Même le moine apparemment coupé du monde, même l’ermite, isolé au fond d’une forêt, dans une grotte, nourri par les animaux, n’est pas seul. Il sera souvent même moins seul que tous ceux qui vivent dans le monde, et qui vivent loin de Dieu.

En effet, Dieu n’est pas du monde. Le monde hait Dieu. Le monde fait du bruit pour masquer sa voix. Dieu parle dans le silence. Aussi, l’isolement du monde rapproche de Dieu. Nous trouvons Dieu dans la prière, l’oraison, la méditation. Dieu n’aime pas le bruit, ne fait pas de bruit. Le bruit couvre sa voix. Le monde, lui, ne fait que bavarder, se pavaner, communiquer, buzzer, crier, cancaner, médire, salir, ricaner. Le monde ne peut pas entendre la voix de Dieu, à cause de son tumulte. Son bruit, ce sont les illusions mondaines de vie « sociale », souvent fausses car si peu de gens agissent aujourd’hui en vérité. Son bruit, c’est sa quête assourdissante de l’instantané, du sensationnel, du sentimental, tout cela fondé sur le mensonge. On paraît, on brille, on pontifie, on se regarde, mais ce ne sont que des masques. Les « pompes de Satan ». Ce décorum, ce mauvais théâtre, cette mièvre comédie préparent l’éternelle solitude de ceux qui se laissent charmer.

Au jugement dernier, nous serons seuls face à Dieu. Nous n’avons qu’une âme. Pas deux. Si nous la perdons, nous la perdons pour toujours. Cette âme comparaîtra un jour seule devant Dieu qui la jugera. « M’as-tu aimé ?« , ou « T’es-tu aimé toi-même ?« . Ce jour-là, nous serons seuls. Nos amis, nos relations sociales, nos illusions, notre smartphone, notre vie mondaine mise en scène, notre niveau de vie, notre renommée, tout cela aura disparu. L’illusion du monde tombera. Il ne restera que nous et Dieu. Si nous avons aimé Dieu sur terre, alors nous serons purifiés et entrerons dans la vision de Dieu ou notre intelligence sera comblée par la connaissance de Dieu et notre volonté comblée par un amour immense. Mais si nous nous sommes aimés sur terre, si nous avons joué la comédie avec nous-même dans le jeu du monde, oubliant Dieu, méprisant son amour, lui préférant le bruit de la vanité, le tumulte de la chair, ou que sais-je, alors nous serons seuls pour toujours, loin de Dieu.

Le monde qui nous entoure méconnait cette vérité. Comme il y a 2000 ans, devant la croix, certains ne virent qu’un homme abandonné mourir. Oui, il était un homme abandonné. Oui, il a crié « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?« . Oui, il a voulu souffrir de la solitude la plus extrême sur la croix, laissant sa propre mère aux hommes. Cette solitude extrême, Jésus a voulu la souffrir et l’offrir en sacrifice pour que nous ne soyons pas punis de la solitude éternelle. Si les hommes pouvaient comprendre cela ! Le bon larron l’a vu. Avec ses yeux d’homme, il a vu que cet homme seul, moqué, méprisé, était Dieu. Il a vu son sacrifice infini, sa force, sa douceur, sa miséricorde, le pardon qu’il a donné à ses bourreaux. Il a vu les illusions du monde disparaître pour laisser briller la vérité. Il faut des yeux pour voir ! Nos yeux voient-il ? Ou préférons-nous les pompes du monde ? Tout le monde n’est pas appelé à être moine et porter l’habit, mais tout le monde dans son cœur doit vivre comme un moine : s’isoler du monde, au moins en esprit, pour l’union à Dieu, dans le silence, dans la paix, dans la joie.

 

Louis d’Henriques 

 

Le choeur des elfes

Notre citation pour juillet et août  : « Le pèlerin qui va gaiement et chante en son voyage

se désennuie et s’allège de la peine du chemin. »  Saint François de Sales

 

« Le Chœur des Elfes »

Le songe d’une nuit d’été – 14 octobre 1843  – Postdam

Félix Mendelssohn

(1809 à Hambourg – 1847 à Leipzig)

 

« Le songe d’une nuit d’été » de Shakespeare est tout d’abord une comédie de cinq actes (écrite entre 1594 et 1595).

Le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV, souhaitant faire représenter cette œuvre au nouveau Palais de Postdam, demanda à Mendelsshon, alors directeur de la musique à la Cour de Prusse, de composer une musique de scène pour accompagner la représentation. Cette composition de 1843 comportera onze pièces musicales destinées à être intercalées entre les différentes scènes de la comédie. Mendelssohn y adjoindra  « l’Ouverture » composée en 1826 alors qu’il n’avait que dix-sept ans.

Vous est proposée ici la quatrième pièce de la musique de scène, « Le Chœur des Elfes » (« Bunte Shlangen »), un duo pour sopranes avec chœur qui ouvre l’acte II.

Shakespeare a mis en scène un songe, et le génie de Mendelssohn conforte cette impression avec une musique féérique, aérienne. La légèreté et la fantaisie sont de mise dans cette œuvre qui ne ménage ni la logique ni la simple cohérence.

Place au rêve ! Mais au rêve traité magistralement.

 

Première fée

Vous, serpents tachetés au double dard,

Épineux porcs-épics, ne vous montrez pas.

Lézards, aveugles reptiles, gardez-vous d’être malfaisants,

N’approchez pas de notre reine.

 

Chœur des fées

Philomèle, avec mélodie,

Chante-nous une douce berceuse

Que nul trouble, nul charme, nul maléfice

N’approche de notre aimable reine.

Et bonne nuit dormez bien.

 

Seconde fée

Araignées filandières, n’approchez pas :

Loin d’ici fileuses aux longues jambes,

loin d’ici.

Éloignez-vous, noirs escargots.

Ver, ou limaçon, n’offensez pas notre reine.

 

 https://open.spotify.com/album/0BlBHcj4XYdsExqKLx6Wzg?

 

Célibat géographique ou déménagement?

           Marc, marié avec 3 jeunes enfants, ingénieur en bureau d’étude, hésite : son entreprise lui propose une mission d’un an pour mettre au point son matériel sur une base militaire, dans une ville agréable mais à 500 km de son domicile actuel… Doit-il faire confiance à son chef qui a intérêt à ce qu’il accepte, mais ne peut pas garantir un poste précis à son retour ? Et puis, son épouse n’est pas enthousiaste…

Marc a récemment acheté une maison. Dans la grande ville où il réside, il bénéficie d’une bonne école catholique, d’un réseau d’amis…  Son épouse n’est pas une aventurière, elle fréquente de nombreuses amies, quelques œuvres associatives … Partir seulement 1 an ? Se fatiguer à chercher un logement, faire la classe à l’aîné des enfants, n’avoir la messe que les dimanches, mais pas en semaine ? Marc hésite à refuser le poste, car il a besoin de progresser pour sa motivation professionnelle et pour nourrir sa famille qui grandira encore. Alors, peut-être partir en célibat géographique ? Revenir en train chaque week-end ? Son épouse sensible, fera-t-elle face avec les 3 enfants ? Tout se mélange dans sa tête : comment trier tous ces arguments pour ou contre ? Il prend conseil.

La séparation des époux est mauvaise, sauf exceptions

Toute la semaine, mari et femme séparés sont sous pression, pressés d’accomplir leurs devoirs professionnels ou de soin des enfants. Le mari rentre tard le vendredi : comment se réincorporer dans la vie de famille qui a continué sans lui ? Chacun a une lourde liste de choses à régler pendant le week-end qui ne sera donc pas un temps de détente. Le mari veut reprendre en main les enfants, et son épouse peut avoir l’impression qu’il lui reproche ainsi de ne pas avoir été à la hauteur. Parfois, c’est l’épouse fatiguée qui demande de serrer la vis… Comment garder la complicité légitime du père avec ses enfants, l’écoute, les conseils, les échanges ? Comment réagir lorsque l’épouse souhaite qu’ils aillent dîner chez des amis le samedi, en laissant les enfants ? Ou au contraire, lorsqu’un des adolescents est invité à l’extérieur ?

Ceux qui ont vécu en célibat géographique le disent : en raison de la distance, des rythmes et contextes de vie différents, un déphasage permanent s’installe et fait souffrir durement. L’unité des époux, donc de la famille, est mise en danger et personne ne sort indemne lorsque la vie commune reprend.

Les enfants ont besoin de parents visiblement unis, attentifs voire admiratifs l’un pour l’autre, pour être épanouis et se sentir en sécurité : ils souffriront davantage de la séparation que d’un déménagement.

Seuls le soir, le mari ou l’épouse peuvent chercher des compensations (sorties, amitiés, internet, coucher tardif) ou perdre le moral, succomber à la langueur, aux récriminations, ou à la tristesse.

Pie XII , dans son discours aux jeunes époux du 15/07/1942, nous alerte sur ce thème de la séparation: « C’est une épreuve, c’est une douleur, certes ; mais c’est encore un danger : le danger que l’éloignement prolongé accoutume peu à peu le cœur à la séparation et que l’amour se refroidisse et baisse, selon le triste proverbe « loin des yeux, loin du cœur » (…) La tentation viendra de ceux qui vous entourent : on voudra, dans une intention louable et sans éveiller le moindre soupçon, vous consoler, vous réconforter ; cette compassion sincère et votre courtoise reconnaissance soumettront votre tendresse à une dangereuse épreuve, la feront fléchir et grandir ; les intérêts matériels ou moraux du foyer, des enfants, de l’absent lui-même uniront leurs voix pour vous presser de recourir à des conseils, à des appuis, à des aides. Cette rencontre de l’empressement le plus loyal et le plus désintéressé et de votre confiance la plus sincère et la plus honnête pourra furtivement insinuer l’affection dans votre tendre cœur. »

Célibat géographique : LA question essentielle

Est-ce vraiment notre devoir de choisir le célibat géographique et de laisser l’épouse avec les enfants ? Ou est-ce une forme de confort ? Cette question est primordiale : si c’est vraiment un devoir, c’est à dire la volonté de Dieu, alors les grâces d’état seront présentes. Sinon, le danger est majeur.

Il peut y avoir de bonnes raisons à la séparation : dans une période difficile, le père de Padre Pio1 s’est expatrié deux fois pour payer les études de ses enfants, pendant que son épouse gérait seule la petite ferme de Pietrelcina. Un officier affecté sur un poste qui l’obligerait à être en déplacement hors de son domicile 4 nuits chaque semaine ne fera pas déménager son épouse. 

Mais souvent, les motifs d’éviter un déménagement, certes fatigant, ne sont-ils pas remplis de prétextes ? Des tentations sous apparence de bien :

¨ Les bonnes écoles…  mais en primaire, au pire, on peut s’organiser pour des cours par correspondance ; et en secondaire la pension est une bonne solution.

¨ La messe… il faudra peut-être faire quelques km en plus, vers une église moins jolie…

¨ Le déménagement est fatigant, Paris fait peur parce qu’on sera plus à l’étroit, que faire si on est propriétaire ? Ce sont de vrais sacrifices matériels, mais pour un bien plus noble : l’unité familiale.

¨ Le travail éventuel de l’épouse… occasion de changer ? ou d’arrêter temporairement ?

¨ La difficulté du poste : si l’autorité légitime nous croit capable de réussir et nous le propose, ne refusons pas l’effort, ou la progression de carrière !

¨ Les amis et les cercles…c’est l’occasion de se faire de nouveaux amis !

Sachons voir les bénéfices d’un déménagement :

Un déménagement nous sort de la routine qui peut endormir notre vie familiale ou professionnelle, et même notre âme. Retrouvons la joie des petits enfants face à la découverte de nouveaux horizons, de nouveaux amis. Un déménagement est une occasion de prendre de nouvelles habitudes.

Dans notre cas réel, Marc a finalement déménagé avec sa famille. Les essais de son matériel ont duré deux ans au lieu d’un. Il est revenu ensuite dans sa grande ville, avec un travail encore plus intéressant.

Chaque membre de la famille avait gagné en confiance en soi, en capacité à affronter l’incertitude de l’avenir ! Si c’était à refaire, ni son épouse ni lui n’hésiteraient ! L’unité familiale qui aurait souffert de la séparation s’est trouvée renforcée : ils avaient vécu une aventure ensemble.

Que faire si le devoir impose la séparation ?

Des règles fortes pour une vie régulière sont nécessaires.

La vie spirituelle doit être renforcée par les deux époux, pour que la grâce compense l’anomalie de la séparation : le chapelet quotidien est vital, une messe en semaine et la méditation quotidienne sont des atouts majeurs. Enfin, les époux peuvent se coordonner pour prier à la même heure, à distance. « Souvenez-vous que, si Dieu a élevé le lien nuptial à la dignité de sacrement, de source de grâce et de force, il ne vous y donne pas la persévérance sans votre propre et constante coopération. Or, vous coopérez à l’action de Dieu par la prière quotidienne, par la maîtrise de vos penchants et de vos sentiments (surtout s’il vous fallait vivre quelques temps séparés l’un de l’autre), par une étroite union au Christ dans l’Eucharistie, le pain des forts, de ces forts qui savent, au prix de n’importe quels sacrifices et renoncements, maintenir sans tache la chasteté et la fidélité conjugales. » (Pie XII, discours aux jeunes époux, 15/07/1942)

Des photos et souvenirs, au foyer comme dans le logement temporaire de l’époux, des images pieuses ou objets familiers entretiendront le lien du souvenir et de l’affection.

Le contact fréquent entre époux, au téléphone, pas seulement par mail ou whatsapp aura pour but de garder l’unité à travers un gros effort d’écoute de la part du mari. Écouter l’épouse partager ses joies et ses soucis, ses émotions et ses pensées. S’intéresser aux enfants, réfléchir ensemble mais avec une attention accrue pour celle qui est sur le terrain ! Le père aura intérêt à écrire à ses enfants de temps en temps, ou à leur parler au téléphone : il montre ainsi qu’il pense à eux ! Si le retour chaque week-end n’est pas possible, les époux échangeront quelques lettres : elles sont plus appropriées que les réseaux sociaux pour partager les vraies joies et peines, des confidences mutuelles, des projets, des intentions ou pensées qui peuvent s’élever à des considérations spirituelles qui les grandiront.

Il faut préserver ou organiser des moments de qualité, entre époux et en famille, chaque week-end et plus spécialement lors de vacances ou à la fin de la période de séparation. Certains militaires après une mission de 6 mois en opérations, organisent un beau voyage en famille pour se retrouver et pour créer des souvenirs positifs qui domineront sur ceux de la séparation.

Enfin, il est vital de savoir s’arrêter, avant que l’usure ne soit trop forte, donc de reconsidérer régulièrement l’évolution des circonstances qui dictent le devoir, et de chercher toutes les occasions de revenir à une situation normale.

L’unité de la famille, clé de sa sainteté

La famille catholique est le reflet de la sainte Trinité : les parents (image de Dieu le Père), les enfants, l’unité de la famille (représentant l’Esprit Saint, qui unit les autres personnes). Prenons bien conseil pour discerner notre vrai devoir lorsque cette unité est mise en danger par une séparation afin de préserver ce commandement : « que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni. »

 « Que nulle séparation de temps ou de lieux, chers jeunes époux, ne relâche le lien de votre amour, ce lien que Dieu a béni, que Dieu a consacré. Restez fidèles à Dieu, et Dieu gardera votre amour immaculé et fécond. » (Pie XII – 15/07/1942)

Hervé Lepère

 

1 Le Padre Pio est évidemment saint mais sa messe n’est pas célébrée dans les lieux de culte de la FSSPX et des chapelles amies en raison des doutes qui pèsent sur la procédure des canonisations revue après le Concile.

 

 

La solitude de l’homme, ce mal si moderne!

 

De tout temps, l’esseulé a existé. En témoignent les Cicéron passé du Capitole à la roche tarpéienne, ou encore la veuve sans enfants mentionnée par saint Paul (1 Ti 5, 5). Ces solitudes étaient la conséquence des inévitables aléas de la vie, qu’elles soient politiques ou individuelles. Face à ces dernières, saint Paul en appelait justement à la charité de chacun.

Malgré les réseaux sociaux, malgré les appels républicains à la « fraternité », nos solitudes d’aujourd’hui dépassent de loin ce stade d’anomalie de la vie. Elles ont quelque chose de constitutif, qu’il importe de découvrir.

On pourrait évoquer des causes sociologiques : l’industrialisation a détruit le monde rural, par définition plus soudé ; la mondialisation a isolé l’individu ; l’essor des biens de consommation a favorisé la recherche de l’intérêt personnel au détriment du bien commun. Il importe d’aller plus loin, car ces phénomènes sociologiques ne sont eux-mêmes que la conséquence d’un choix philosophique, générateur de solitude. L’individualisme moderne qui caractérise nos sociétés occidentales est le fruit d’une perversion de l’esprit, qui toujours gardera sa puissance destructrice tant qu’elle ne sera pas rejetée.

           L’homme moderne, l’homme seul, est né avec Descartes. Seul, l’homme cartésien l’est. Il est né d’un doute universel, de l’hypothèse que nos sens nous trompent. Dans cette optique première, le monde extérieur ne peut apporter de certitude, mais seulement l’illusion. L’autre est donc initialement un étranger absolu, un « non-existant » ; tout au plus une fiction. Selon Descartes, l’expérience de cette solitude première est le point de départ de toute certitude : « Je pense, donc je suis ».

Sous ces formules rhétoriques se cache un retournement profond, celui du subjectivisme. Pour en saisir la portée, revenons à l’expérience quotidienne. L’enfant, au sein de la famille, commence par découvrir les autres, avant même de se découvrir soi-même. Il naît dans la dépendance totale de sa mère, qui en tout subvient à ses besoins. Il se voit bénéficiaire de son amour et, dans son regard, il découvre son père, qui progressivement prend en main son petit être pour lui donner de s’épanouir. Seules ces années d’attention, d’amour et d’éducation, soutenues par l’école, permettent à l’enfant de se découvrir comme sujet aimé, puis de forger sa personnalité, de devenir lentement lui-même. En un mot, il se découvre comme membre de cette société d’amour qu’est la famille, pour seulement ensuite se découvrir lui-même comme conscience, et donc comme capable de bien. Fondamentalement ce petit être est social. Seul, il ne l’a jamais été ; il n’est même que par les autres. Il le sait, et il en sera toujours ainsi.

La logique cartésienne veut que la véritable science, faite de certitudes, ne naisse que de la mise entre parenthèses de tout cet acquis. Elle fait du sujet pensant, qui se découvre comme sujet, la pierre fondamentale du savoir. Tout, désormais, pour être vrai, doit partir du sujet. Le point de départ est donc l’homme, pris dans sa solitude existentielle. Le XXème siècle saura le redire : « L’enfer, c’est les autres » (Sartre). Enflé de lui-même, cet homme-là estime même qu’il ne s’accomplira que dans et par la solitude ; non pas celle qui l’éloigne du factice pour ramener à l’essentiel, mais la solitude d’orgueil faite du mépris d’autrui : « Devenir existant, c’est marcher vers l’exception. […] Que le troupeau [les autres] aille à son destin, et que l’Exception [moi] gravisse sa montagne » (Mounier).

Au commencement, aurait pu dire Descartes, l’homme était seul. On sait comment les philosophes d’alors ont décliné ce nouvel axiome sur le plan politique. Rousseau fit du bon sauvage l’idéal humain, hélas corrompu par la société ; lui aussi rêvait de l’homme seul. Un siècle avant lui, le contemporain anglais de Descartes, Hobbes, avait tiré les conséquences sociales d’une telle solitude posée au pinacle : si la société se dissout au profit de la masse d’individus, devenus rivaux et menaces pour l’autre, il n’y a plus qu’à créer un pouvoir fort, une dictature dirait-on aujourd’hui, pour maintenir cette masse dans une coexistence non violente. C’est le fameux monstre du Léviathan, chanté par le « philosophe » d’outre-manche. Un tel monstre, qui règne par la force et la peur, ne peut que recroqueviller l’individu sur lui-même, toujours au dépend de sa sociabilité. L’individu ne s’y voue plus au bien commun, mais inversement : il revient à l’État Providence, doté de la toute-puissance maternelle, de gérer sa vie d’individu. L’habitant d’une telle Cité est à jamais infantilisé – et donc non sociabilisé ; c’est un homme seul.

En prenant pour charte fondamentale celle des droits de l’homme, nos sociétés libérales ont inscrit dans le marbre cette machine à produire l’isolement humain. L’homme n’y est plus fondamentalement tourné vers le bien de la Cité par toute une série de devoirs – qui le grandissent à mesure même qu’ils sont accomplis – mais ce sont les autres qui sont fondamentalement tournés vers lui, afin de respecter ses supposés droits. Cet homme-là est légitimé à toujours poursuivre son intérêt égoïste ; c’est un homme seul.

  Régnante depuis plus de deux siècles, c’est cette Cité-là qui nous a engendrés, que nous le voulions ou non. Même malgré nous, nous sommes héritiers de cette mentalité. Parce qu’au premier regard, le confort et la facilité auront toujours plus d’attrait que l’apparente aridité de la rigueur et du sacrifice, nos enfants eux-mêmes risquent d’être broyés par les dents de ce Léviathan individualiste, lequel ne produit que des esseulés, qu’ils soient jouisseurs ou désespérés. Bref, au-delà des inévitables solitudes, fruits des aléas de la vie, une solitude beaucoup plus profonde nous menace : sinon celle de l’orgueil de l’intelligence, du moins celle de la jouissance égoïste.

  Le solide rempart à ce virus rampant, le petit grain de sable apte à rendre impuissant le monstre Léviathan, n’est autre qu’une authentique vie familiale pour nos enfants. Disons-le et redisons-le : c’est elle qui est le premier lieu de la sociabilisation. C’est là que, sous le regard bienveillant et complémentaire de ses parents, il apprend lentement la véritable confiance en soi, qui lui révèle combien il peut être pour autrui source de vie.

Un être qui aura bénéficié de cet incomparable apport, jamais ne souffrira profondément de solitude, fût-il seul extérieurement. Celui ou celle que la vie aura par exemple laissé célibataire, loin de toujours mettre en avant son droit lésé à être aimé affectivement, apprendra petit-à-petit à découvrir la joie qu’il y a à rayonner le bien. Il en sera de même de cette autre solitude qu’est la stérilité – au regard des autres familles, elle esseule ceux qui en sont frappés. Mais loin de rester rivés sur leur propre épreuve, ces époux-là sauront donner à leur foyer un autre type de fécondité, selon les desseins indiqués par la Providence. Pour les uns comme pour les autres, le regard véritablement chrétien qui les entoure sera une aide véritable. Loin de se sentir implicitement jugés par autrui sur le seul critère du « statut » social, ils se verront appréciés et estimés à la mesure du bien qu’ils feront, et même discrètement aidés à chaque fois que cela s’avèrera nécessaire. `

Une grande leçon reste à retenir de tout cela : toujours l’orgueil isole, là où l’oubli de soi dans la charité brise même la solitude de l’existence solitaire.