La solitude de l’homme, ce mal si moderne!

 

De tout temps, l’esseulé a existé. En témoignent les Cicéron passé du Capitole à la roche tarpéienne, ou encore la veuve sans enfants mentionnée par saint Paul (1 Ti 5, 5). Ces solitudes étaient la conséquence des inévitables aléas de la vie, qu’elles soient politiques ou individuelles. Face à ces dernières, saint Paul en appelait justement à la charité de chacun.

Malgré les réseaux sociaux, malgré les appels républicains à la « fraternité », nos solitudes d’aujourd’hui dépassent de loin ce stade d’anomalie de la vie. Elles ont quelque chose de constitutif, qu’il importe de découvrir.

On pourrait évoquer des causes sociologiques : l’industrialisation a détruit le monde rural, par définition plus soudé ; la mondialisation a isolé l’individu ; l’essor des biens de consommation a favorisé la recherche de l’intérêt personnel au détriment du bien commun. Il importe d’aller plus loin, car ces phénomènes sociologiques ne sont eux-mêmes que la conséquence d’un choix philosophique, générateur de solitude. L’individualisme moderne qui caractérise nos sociétés occidentales est le fruit d’une perversion de l’esprit, qui toujours gardera sa puissance destructrice tant qu’elle ne sera pas rejetée.

           L’homme moderne, l’homme seul, est né avec Descartes. Seul, l’homme cartésien l’est. Il est né d’un doute universel, de l’hypothèse que nos sens nous trompent. Dans cette optique première, le monde extérieur ne peut apporter de certitude, mais seulement l’illusion. L’autre est donc initialement un étranger absolu, un « non-existant » ; tout au plus une fiction. Selon Descartes, l’expérience de cette solitude première est le point de départ de toute certitude : « Je pense, donc je suis ».

Sous ces formules rhétoriques se cache un retournement profond, celui du subjectivisme. Pour en saisir la portée, revenons à l’expérience quotidienne. L’enfant, au sein de la famille, commence par découvrir les autres, avant même de se découvrir soi-même. Il naît dans la dépendance totale de sa mère, qui en tout subvient à ses besoins. Il se voit bénéficiaire de son amour et, dans son regard, il découvre son père, qui progressivement prend en main son petit être pour lui donner de s’épanouir. Seules ces années d’attention, d’amour et d’éducation, soutenues par l’école, permettent à l’enfant de se découvrir comme sujet aimé, puis de forger sa personnalité, de devenir lentement lui-même. En un mot, il se découvre comme membre de cette société d’amour qu’est la famille, pour seulement ensuite se découvrir lui-même comme conscience, et donc comme capable de bien. Fondamentalement ce petit être est social. Seul, il ne l’a jamais été ; il n’est même que par les autres. Il le sait, et il en sera toujours ainsi.

La logique cartésienne veut que la véritable science, faite de certitudes, ne naisse que de la mise entre parenthèses de tout cet acquis. Elle fait du sujet pensant, qui se découvre comme sujet, la pierre fondamentale du savoir. Tout, désormais, pour être vrai, doit partir du sujet. Le point de départ est donc l’homme, pris dans sa solitude existentielle. Le XXème siècle saura le redire : « L’enfer, c’est les autres » (Sartre). Enflé de lui-même, cet homme-là estime même qu’il ne s’accomplira que dans et par la solitude ; non pas celle qui l’éloigne du factice pour ramener à l’essentiel, mais la solitude d’orgueil faite du mépris d’autrui : « Devenir existant, c’est marcher vers l’exception. […] Que le troupeau [les autres] aille à son destin, et que l’Exception [moi] gravisse sa montagne » (Mounier).

Au commencement, aurait pu dire Descartes, l’homme était seul. On sait comment les philosophes d’alors ont décliné ce nouvel axiome sur le plan politique. Rousseau fit du bon sauvage l’idéal humain, hélas corrompu par la société ; lui aussi rêvait de l’homme seul. Un siècle avant lui, le contemporain anglais de Descartes, Hobbes, avait tiré les conséquences sociales d’une telle solitude posée au pinacle : si la société se dissout au profit de la masse d’individus, devenus rivaux et menaces pour l’autre, il n’y a plus qu’à créer un pouvoir fort, une dictature dirait-on aujourd’hui, pour maintenir cette masse dans une coexistence non violente. C’est le fameux monstre du Léviathan, chanté par le « philosophe » d’outre-manche. Un tel monstre, qui règne par la force et la peur, ne peut que recroqueviller l’individu sur lui-même, toujours au dépend de sa sociabilité. L’individu ne s’y voue plus au bien commun, mais inversement : il revient à l’État Providence, doté de la toute-puissance maternelle, de gérer sa vie d’individu. L’habitant d’une telle Cité est à jamais infantilisé – et donc non sociabilisé ; c’est un homme seul.

En prenant pour charte fondamentale celle des droits de l’homme, nos sociétés libérales ont inscrit dans le marbre cette machine à produire l’isolement humain. L’homme n’y est plus fondamentalement tourné vers le bien de la Cité par toute une série de devoirs – qui le grandissent à mesure même qu’ils sont accomplis – mais ce sont les autres qui sont fondamentalement tournés vers lui, afin de respecter ses supposés droits. Cet homme-là est légitimé à toujours poursuivre son intérêt égoïste ; c’est un homme seul.

  Régnante depuis plus de deux siècles, c’est cette Cité-là qui nous a engendrés, que nous le voulions ou non. Même malgré nous, nous sommes héritiers de cette mentalité. Parce qu’au premier regard, le confort et la facilité auront toujours plus d’attrait que l’apparente aridité de la rigueur et du sacrifice, nos enfants eux-mêmes risquent d’être broyés par les dents de ce Léviathan individualiste, lequel ne produit que des esseulés, qu’ils soient jouisseurs ou désespérés. Bref, au-delà des inévitables solitudes, fruits des aléas de la vie, une solitude beaucoup plus profonde nous menace : sinon celle de l’orgueil de l’intelligence, du moins celle de la jouissance égoïste.

  Le solide rempart à ce virus rampant, le petit grain de sable apte à rendre impuissant le monstre Léviathan, n’est autre qu’une authentique vie familiale pour nos enfants. Disons-le et redisons-le : c’est elle qui est le premier lieu de la sociabilisation. C’est là que, sous le regard bienveillant et complémentaire de ses parents, il apprend lentement la véritable confiance en soi, qui lui révèle combien il peut être pour autrui source de vie.

Un être qui aura bénéficié de cet incomparable apport, jamais ne souffrira profondément de solitude, fût-il seul extérieurement. Celui ou celle que la vie aura par exemple laissé célibataire, loin de toujours mettre en avant son droit lésé à être aimé affectivement, apprendra petit-à-petit à découvrir la joie qu’il y a à rayonner le bien. Il en sera de même de cette autre solitude qu’est la stérilité – au regard des autres familles, elle esseule ceux qui en sont frappés. Mais loin de rester rivés sur leur propre épreuve, ces époux-là sauront donner à leur foyer un autre type de fécondité, selon les desseins indiqués par la Providence. Pour les uns comme pour les autres, le regard véritablement chrétien qui les entoure sera une aide véritable. Loin de se sentir implicitement jugés par autrui sur le seul critère du « statut » social, ils se verront appréciés et estimés à la mesure du bien qu’ils feront, et même discrètement aidés à chaque fois que cela s’avèrera nécessaire. `

Une grande leçon reste à retenir de tout cela : toujours l’orgueil isole, là où l’oubli de soi dans la charité brise même la solitude de l’existence solitaire.