« Si quelqu’un te requiert pour une course de mille pas, fais-en deux autres mille avec lui1.» Notre-Seigneur lance régulièrement un appel à la générosité de ceux qui l’écoutent sans pour autant imposer une action contraire au devoir d’état. Ce dernier, demandé à chacun selon ses fonctions et son rôle dans la société, implique une obligation morale : celle de bien faire ce que Dieu attend de nous dans notre agir quotidien. Qu’il soit chrétien ou non, l’homme ne peut trouver de satisfaction réelle que dans l’accomplissement de son rôle de parent, de travailleur, en bref de ce qui le définit dans la société. Il peut refuser ce rôle et en fuir les responsabilités et les charges, mais de cette fuite ne peut naître la paix de l’âme, malgré tous les subterfuges et distractions qu’il peut s’inventer. Il n’est cependant pas ici question de s’arrêter sur le seul devoir d’état, mais plutôt de considérer la question du « pas de plus », de ce que l’on peut faire en supplément de ce devoir propre à chacun. Quel est-il ? Comment l’accomplir, et est-il nécessaire ? Nous allons tâcher d’apporter ici quelques réponses.
La volonté de Dieu
L’homme vient de Dieu à la naissance et retourne à lui au moment de la mort. Entre les deux, il lui faut vivre conformément à la volonté de son créateur. Les pères spirituels distinguent deux aspects de cette volonté directrice de Dieu. Dans le premier, la volonté divine est clairement exposée, sans que nous ayons à nous demander si elle provient de Dieu ou non : c’est la volonté signifiée. Le second aspect est moins évident, moins précis de prime abord, et demande un certain discernement de notre part avant d’agir : c’est la volonté de bon plaisir. Passons d’abord sur la volonté signifiée. Elle nous est exposée, signifiée, de quatre façons : par les commandements de Dieu et de l’Eglise, par les conseils, les inspirations et enfin les règles. « [Elle] nous propose clairement les vérités que Dieu veut que nous croyions, les biens qu’il veut que nous espérions, les peines qu’il veut que nous craignions, ce qu’il veut que nous aimions, les commandements qu’il veut que nous observions et les conseils qu’il veut que nous suivions2.»
Les commandements de Dieu et de l’Eglise, et les règles3 constituent le devoir d’état de l’homme : état de créature soumise à un ordre divin, et état de membre de sociétés humaines (nation, commune, entreprise, association, etc.). Les conseils, indiqués par Dieu dans les Evangiles, se trouvent résumés dans les vœux religieux de pauvreté, chasteté et obéissance. Adaptés aux laïcs, il s’agit du détachement des biens du monde, qu’ils soient matériels (argent, possessions) ou spirituels (honneurs, science) ; de l’amour de Dieu au-dessus de toute autre chose, même si elle peut être bonne en soi ; de l’humilité voulue et recherchée dans tous les rapports avec le prochain. Enfin, les inspirations sont propres à chacun de nous, en fonction du plan particulier de Dieu sur les âmes : « Saint Antoine [fut inspiré] en entendant l’évangile qu’il lit à la messe, saint Augustin en écoutant la vie de saint Antoine, saint Ignace de Loyola en lisant la vie des saints4.» Leur forme varie extrêmement et ne nous appelle pas forcément à des actions extraordinaires, elles peuvent par exemple n’avoir pour but que de nous porter à mieux prier ou mieux pratiquer la vertu.
Pour ce qui est de la volonté de bon plaisir, celle-ci se lit dans les évènements imprévus de notre vie : maladies, succès, épreuves, etc. Dans certains cas, il peut être difficile de comprendre le dessein de Dieu. Il décide arbitrairement de nous mettre dans une situation souvent inconfortable, et nous laisse agir sans toujours nous indiquer ce qu’il désire. L’âme mesquine peut se révolter et manquer ainsi l’occasion de grandir dans la charité et l’union à Dieu, tandis que l’âme docile cherche patiemment et fidèlement à accomplir la volonté du maître. L’adage « les voies de Dieu sont impénétrables » exprime cette posture soumise de la créature imparfaite que nous sommes envers l’infinie bonté et sagesse de Dieu.
Agir face à la volonté de Dieu
La volonté signifiée et la volonté de bon >>> >>> plaisir obligent l’homme à différents niveaux, et n’impliquent pas les mêmes conséquences.
La volonté signifiée est l’expression claire de ce que Dieu veut de nous. Les commandements et les règles qu’il nous a fixés ne peuvent être transgressés, sans faute parfois grave de notre part. Est-ce à dire qu’il nous suffit de ne pas voler, de ne pas mentir ou de ne pas manquer la messe dominicale pour accomplir la volonté de Dieu ? Certes non, car ce serait oublier les conseils qu’Il nous a donnés. Si leur nom n’indique pas d’obligation à proprement parler, Dieu a voulu en faire un moyen nécessaire pour notre salut : ne chercher qu’à respecter la limite fixée mène immanquablement à la transgression de cette loi. Blessée par le péché originel, la nature humaine penche irrésistiblement vers la chute morale si elle n’est soutenue par la vertu donnée par Dieu. Jésus-Christ nous l’affirme à diverses reprises, à travers la parabole des talents ou lorsqu’il menace les pusillanimes de la damnation : « Je vomirai les tièdes5.» Joseph de Maistre6 ajoute : « Celui qui veut faire tout ce qui est permis fera bientôt ce qui ne l’est pas ; celui qui ne fait que ce qui est justement obligatoire, ne le fera bientôt plus complètement.» Dieu veut donc que l’on s’applique nous seulement à respecter sa loi, mais également à suivre ses conseils, par lesquels l’observance de la loi est plus aisée et agréable.
Dans la volonté de bon plaisir, Dieu nous laisse libres d’agir. Allons-nous supporter patiemment la souffrance et la faire servir à notre salut ou à celui de notre prochain, ou allons-nous récriminer et nous révolter ? Si l’occasion se présente, allons-nous accepter d’œuvrer pour le bien commun ou plutôt préférer notre confort ? « Tout est Providence », dit-on, et Dieu ne cesse en effet de nous envoyer des occasions, principalement sous forme d’épreuves, pour faire un pas de plus dans la vertu. Afin de nous aider à bien réagir, Dom Vital expose trois degrés de générosité dans l’obéissance à la volonté de bon plaisir. Dans le premier degré, « on fuit [les contrariétés et les afflictions] autant que possible ; toutefois on aimerait mieux les souffrir que de commettre aucun péché pour les éviter ». On les supporte comme une sorte de fatalité. Dans le deuxième degré, « on les accepte et on les souffre volontiers, parce qu’on sait [qu’elles] sont dans l’ordre des desseins de Dieu ». L’âme est heureuse de ces occasions de prouver à Dieu son amour. Dans le troisième degré, « on va au-devant des peines, on se réjouit de leur arrivée », parce que l’on est heureux de cette marque d’amour que Dieu nous porte. Dieu affectionne tout particulièrement les âmes qui réagissent ainsi à ces « tests de charité », et sait les récompenser par d’innombrables grâces pour elles ou leur prochain. Il est impossible de compter tous les miracles de conversions ou de bienfaits causés par l’acceptation généreuse d’une épreuve, il faudra attendre le jugement général pour s’apercevoir à quel point Dieu apprécie ces petits témoignages de notre amour pour Lui.
« Le pas de plus » est rarement un geste grandiose ou éclatant. Aux yeux des hommes, il peut même passer inaperçu, mais aux yeux de Dieu, il revêt un éclat à nul autre pareil. Ce pas n’est pas fait pour l’homme, mais pour Dieu. Il est un fiat répété quotidiennement face à la volonté de Dieu. Rien ne nous arrive sans qu’il ne le permette et le veuille, et tout ce qui nous arrive est occasion à grandir dans son amour. La seule limite est celle que nous-mêmes nous mettons, car « la seule limite d’aimer Dieu est de l’aimer sans limite7.»
RJ
1 Mat.V, 41.
2 Dom Vital Lehodey, Le Saint Abandon
3 Règles de vie des religieux, et obligations professionnelles
4 Ibid. note 3
5 Apoc. : 3, 15
6 (1753-1821) un des philosophes de la Contre-révolution
7 Saint Augustin