A propos de l’arrêt rendu le 24 juin 2022 par la Cour suprême des Etats-Unis sur une loi restreignant le droit à l’avortement  

Enfin une bonne nouvelle et elles ne sont hélas pas nombreuses dans le combat mené en faveur de la défense de la vie et contre la culture de mort.  L’arrêt rendu le 24 juin de cette année par la Cour suprême fédérale a pris le contrepied des précédentes décisions prises sur le même sujet par la plus haute juridiction américaine. Celle-ci s’est en effet prononcée en faveur de la conformité à la Constitution d‘une loi de l’Etat du Mississippi interdisant l’avortement non médical au-delà d’un délai de 15 semaines suivant la conception aux motifs que la législation sur l’avortement relève de la compétence des Etats fédérés et que le droit à l’avortement n’est ni garanti ni interdit par la Constitution de l’Etat fédéral. C’est un débat technique en apparence, très classique dans un Etat fédéral comme les Etats-Unis, portant sur la répartition des compétences entre l’Etat central et les entités fédérées mais les motifs de la décision de la Cour Suprême vont donner à celle-ci une portée politique qui explique son retentissement aux Etats-Unis et dans de nombreux pays dans le monde.        

 

L’état du droit antérieur à juin 2022 était fixé par deux arrêts de la Cour suprême rendus respectivement en 1973 et en 1992. Dans la première décision, la Cour avait affirmé le principe selon lequel le droit à l’avortement était garanti par la Constitution au titre de la protection de la vie privée, ce concept ayant été considéré comme « suffisamment large pour inclure le droit d’une femme à décider si elle peut mettre un terme à sa grossesse ». Par voie de conséquence, les lois des Etats fédérés portant atteinte à une telle liberté devaient être annulées. La seconde décision confirma cette solution au prix d’un raisonnement complexe qui laissait une plus grande marge de manœuvre aux Etats, surtout lorsque le fœtus était considéré comme viable.  

 

L’arrêt de 2022 remet en cause ces décisions en se basant sur une interprétation plus stricte, certains diraient plus littérale, de la Constitution : après avoir indiqué que l’avortement posait un grave problème moral, la Cour a relevé que « la Constitution ne faisait aucune référence à l’avortement et aucun de ses articles ne protège implicitement ce droit (…) il est temps de remettre la question de l’avortement aux représentants élus du peuple dans les parlements des Etats ». La loi de l’Etat du Mississippi – que l’on peut considérer comme très libérale – se trouve donc confirmée.   

L’intérêt de la décision réside surtout dans les motifs qui l’ont inspirée : le droit à l’avortement n’est pas protégé au niveau constitutionnel car il n’est pas enraciné dans l’histoire et les traditions de la nation américaine ; c’est aux Etats fédérés qu’il revient de déterminer l’équilibre à respecter entre le droit de la femme à avorter et les droits de l’enfant à naître et un tel équilibre peut être apprécié de façon différente de celle retenue par la Cour en 1973 et en 1992. Cette référence de la Cour suprême au droit de l’enfant à naître est intéressante car elle pourrait légitimer sa prise en compte dans une législation à venir. Contrairement à la situation qui prévalait jusqu’au mois de juin 2022, les Etats ont pleine compétence pour autoriser ou interdire l’avortement.            >>>                       >>> L’arrêt du 24 juin 2022 a été approuvé par six voix contre trois. On retrouve dans cette répartition l’appartenance politique des juges et des présidents qui les ont désignés : six républicains et trois démocrates. Ces derniers ont émis une opinion dissidente qui tendait à invalider la loi du Mississippi. Le président de la Cour, bien qu’il se soit prononcé en faveur de la décision, s’est écarté des motifs de celle-ci qui n’ont été adoptés que par cinq juges sur les neuf composant la juridiction. Il a, en effet, déclaré vouloir soutenir une approche plus mesurée approuvant la conformité à la Constitution de la loi du Mississippi en se bornant à constater que celle-ci n’interdit l’avortement qu’au-delà de 15 semaines, sans remettre expressément en cause les décisions de 1973 et de 1992.  Si ce raisonnement avait été suivi par la majorité des juges, la portée de l’arrêt aurait été considérablement réduite, de même que la liberté conférée aux Etats pour légiférer sur ce sujet. Au lieu d’un arrêt de principe, nous n’aurions eu qu’un arrêt de circonstance.   

 

A l’heure où ces lignes sont écrites, l’avortement est légal dans 26 Etats américains sur 50, principalement situés à l’est et à l’ouest du pays. D’autres Etats sont en pleine bataille judiciaire comme l’Arizona, le Dakota du nord, l’Idaho, l’Indiana, la Virginie occidentale, le Wisconsin et le Wyoming où les lois restreignant le droit à l’avortement n’ont pu entrer en vigueur car elles ont été déférées devant les tribunaux. D’autres Etats interdisent l’avortement dans tous les cas (Alabama, Arkansas, Dakota du sud, Kentucky, Missouri, Tennessee et Texas) ou bien prévoient des exceptions ou des délais pour l’autoriser.  

  

Le retentissement de l’arrêt du 24 juin 2022 a été considérable. Même s’il n’interdit pas l’avortement, le seul fait qu’il permette aux Etats fédérés de le faire a été considéré par les démocrates et les républicains libéraux aux Etats-Unis, et par presque toute la classe politique européenne, comme un retour en arrière inacceptable remettant en cause le droit des femmes à disposer de leur corps. Aux Etats-Unis, le président Biden a même menacé d’augmenter le nombre de juges siégeant à la Cour suprême afin de diluer sa majorité conservatrice. De grandes entreprises comme Netflix, Disney, Tesla, Amazon, Starbucks et Apple ont annoncé qu’elles prendraient en charge les dépenses engagées pour avorter par leurs employées vivant dans des Etats qui interdisent cette pratique. En Europe, les élus de tous bords soutiennent une protection constitutionnelle du droit à l’avortement. Au mois de janvier 2022, Emmanuel Macron, avant même que ne fût rendue la décision américaine, avait proposé d’inscrire ce droit dans la Charte des droits fondamentaux de l’union européenne.  Cela ne changerait pas grand-chose en pratique, sauf en Pologne ou à Malte, mais l’effet d’affichage serait bien sûr désastreux.  

 

Y a-t-il des enseignements à tirer de cette décision ? Oui, bien sûr. Cette victoire, relative, mais réelle, n’aurait pas été possible sans le combat courageux mené depuis de longues années par la société civile aux Etats-Unis pour le droit à la vie.  Cela doit nous encourager à agir en ce sens même si l’absence quasi-totale de relais politiques dans la plupart des pays européens rend une telle action très difficile. Il faut saluer le rôle joué dans ce combat par l’Eglise catholique américaine à côté de certains groupes protestants et déplorer l’absence de soutien romain sous l’actuel pontificat aux évêques qui se sont engagés en sa faveur. Ajoutons que la laïcisation des Etats promue par le concile Vatican II se traduit par le vote de lois contraires à la morale naturelle. L’avortement n’est malheureusement qu’un des éléments – sans doute l’un des plus importants – de la déchristianisation de la société et c’est pour cette raison que toute atteinte à ce droit est autant vilipendée aujourd’hui. Le vote de l’assemblée générale de l’ONU du 2 septembre 2022 assimilant l’avortement sûr à un droit de l’homme ne doit pas nous décourager. Le combat pour la vie sera long mais ce n’est pas une raison pour ne pas le mener jusqu’au bout.              

Thierry de la Rollandière

 

La Fin de la Chrétienté

Par Chantal Delsol(suite et fin)

Vous pouvez retrouver la première partie de l’analyse du livre de Chantal Delsol dans le précédent numéro (FA 34) ou sur notre site : https://foyers-ardents.org/category/actualite-litteraire-et-juridique/

 L’inversion ontologique

L’inversion normative décrite dans le précédent numéro de Foyers Ardents repose sur une inversion ontologique. Chaque civilisation se construit sur des principes fondamentaux qui vont inspirer les lois et les mœurs, et s’enracine dans des croyances. Lorsque celles-ci s’effacent, les lois et les mœurs peuvent se maintenir pendant quelque temps par la force de l’habitude mais elles vont s’effondrer faute de légitimité.    

Une première inversion ontologique eut lieu à l’origine du judaïsme lorsque Moïse fit passer le peuple juif du polythéisme au monothéisme. Cela eut pour effet de distinguer Dieu du monde et par conséquent d’établir un monde séparé de Dieu. Le cosmothéisme se trouvait ainsi condamné mais n’a jamais complètement disparu de la scène occidentale. Il va inspirer des courants d’idées animés par Spinoza, la franc-maçonnerie, Freud etc.  Le paganisme cosmique répond aux préoccupations du courant écologique radical qui, en magnifiant la terre, donne la priorité à l’espace sur le temps.  L’homme va se sentir chez lui sur terre alors que le monothéisme le pousse à aspirer vers l’autre monde. Nietzsche reprochait aux chrétiens d’être étrangers à ce monde. L’homme post-moderne veut vivre dans un monde autosuffisant qui abolit les distinctions entre le ciel et la terre, la foi et la raison, le vrai et le faux.    

L’écologie s’apparente à une religion, à une croyance. Même si les questions écologiques peuvent être scientifiquement démontrées, elles vont donner lieu à des convictions qui prennent la forme de certitudes irrationnelles qui sont en réalité des croyances nanties de toutes les manifestations apparentes de la religion. L’écologie est devenue un dogme consensuel qui ne peut être remis en cause. Au-delà de la légitime protection de l’environnement, la pensée écologique développe une véritable philosophie de la vie, la nature devient l’objet d’un culte, la terre-mère devient une déesse païenne et le pape François va parler de « notre mère la Terre ».    

Les chrétiens pensent que l’effacement du monothéisme va entraîner la disparition de toute morale. Pourtant, dans les temps anciens, ce n’étaient pas les religions qui engendraient les morales, celles-ci étaient produites par la société. Avec le judéochristianisme, la morale vient de Dieu. Aujourd’hui, elle vient de l’Etat. La nouvelle morale s’inspire de l’Evangile tout en le dénaturant. La modernité va revenir à l’agnosticisme des anciens sur les origines et les finalités existentielles de l’homme et du monde pour promouvoir une morale évolutive, débarrassée de toute transcendance, basée sur l’espoir d’une vie meilleure sur terre qui tend à devenir un absolu. Elle remplace la religion par une morale et fait de cette morale une religion. 

 

Que va devenir l’Eglise sans la Chrétienté ?

Les réactions de l’institution ecclésiale sont diverses mais les plus courantes sont la résignation et la renonciation. Le personnel de l’Eglise est atteint par les maladies de l’époque que sont la mauvaise conscience et la honte du passé. Cela se traduit par un ralliement aux courants de pensée qui combattent le Christianisme, d’où la connivence hier avec le marxisme, aujourd’hui avec l’écologie. Les catholiques qui promeuvent l’ancien ordre des choses sont laissés de côté. Il s’agit d’un rejet de soi qui d’après Chantal Delsol illustre l’inadaptation de l’Eglise au monde présent. Réduits à la situation de témoins impuissants, les chrétiens sont voués à devenir les soldats d’une cause perdue.  Les combats sociétaux comme celui mené contre l’avortement ne peuvent aboutir sans une conversion des peuples au christianisme et à la conviction de la dignité intrinsèque de chaque embryon. La croyance et l’adhésion aux principes précèdent le vote des lois. A vue humaine, il n’y a pas de renaissance possible de la Chrétienté.  

La fin de la Chrétienté n’est-elle pas une chance pour l’Eglise ? D’après notre auteur, ce qu’elle appelle la mainmise de l’Eglise sur la civilisation n’était pas bonne et était exclusivement la marque des époques fondées sur la conquête. L’institutionnalisation tue le message, le Christianisme doit se contenter d’une influence indirecte, celle des « sans pouvoirs ». Les catholiques doivent jouer un rôle de témoins muets, voire d’agents secrets de Dieu. Etre minoritaire conduit à défendre un catholicisme plus exigeant. Renoncer à la chrétienté n’est pas un exercice douloureux puisque l’histoire nous enseigne la disparition des sociétés où l’Evangile inspire le gouvernement des Etats. 

Au-delà de cette vision très protestante de la religion qui devient une affaire personnelle et presque désincarnée, la thèse défendue par l’auteur, dans ce livre très intéressant à lire et fort bien documenté, bute sur une contradiction et semble se satisfaire d’un échec assuré. Une contradiction car s’il est exact que les combats sociétaux requièrent une conversion des peuples, une conversion des institutions n’en est pas moins nécessaire. Les deux devraient aller de pair et cela n’est pas compatible avec la théorie de l’enfouissement, promue après le concile Vatican II, que Mme Delsol reprend à son compte. Un échec assuré aussi car si, à vue humaine, la déchristianisation peut sembler inéluctable, l’auteur manque singulièrement d’esprit surnaturel et d’espérance. Raisonner de façon purement humaine sur des réalités métaphysiques s’avère un exercice périlleux. L’ouvrage traduit un manque de confiance en la Providence : « J’ai vaincu le monde » (Jn XVI, 33) a dit Notre-Seigneur. J’ai vaincu, cela veut dire que c’est déjà fait.         

          

Thierry de la Rollandière

 

La Fin de la Chrétienté

Par Chantal Delsol1

La Fin de la Chrétienté. J’aurais aimé mettre un point d’interrogation après le titre de cet article mais il n’y en a pas dans celui du livre. Au contraire, le constat dressé par l’auteur se veut implacable et la Chrétienté est pour lui bel et bien terminée, elle ne reviendra pas et il ne faut pas le regretter2. Une prise de position aussi radicale peut surprendre de la part de Chantal Delsol, membre de l’Institut, philosophe de renom, catholique revendiquée, chroniqueur au Figaro et figure éminente de l’establishment conservateur. Elle n’en est que plus inquiétante et révélatrice à la fois de l’état d’esprit qui anime nos élites et contre lequel nous nous devons de réagir.   

Pour l’auteur, la Chrétienté, qui peut se définir comme la civilisation inspirée, guidée et ordonnée par l’Eglise, aura duré près de 16 siècles : il la fait commencer en 394 à la bataille de la Rivière froide (Frigidus), dans l’actuelle Slovénie, qui a vu la victoire de l’empereur romain d’Orient, le chrétien Théodose, sur le représentant de l’empire romain d’Occident, le païen Eugène. Elle se termine au milieu de la seconde moitié du XXème siècle avec le vote dans à peu près tous les pays occidentaux de lois autorisant l’avortement. Son agonie aura duré deux siècles pendant lesquels l’Eglise s’est battue pour ne pas la faire mourir. Si les premiers assauts contre la Chrétienté commencent au XVIème siècle avec Montaigne, la Renaissance et les Réformateurs, c’est la Révolution de 1789 qui va lui porter les coups décisifs. Celle-ci n’a pu, en effet s’accomplir que parce qu’elle s’est placée en opposition frontale avec le Christianisme. C’est ce qui la différencie des révolutions survenues aux XVIIème et au XVIIIème siècles aux Pays-Bas, en Angleterre et aux Etats-Unis qui se sont appuyées sur un socle religieux, la religion protestante n’offrant que peu d’obstacles à l’éclosion des idées nouvelles. La Révolution française débouche sur une guerre entre l’Eglise et l’Etat et pendant le XIXème siècle et la première moitié du XXème siècle, l’Eglise va s’ériger en rempart contre la modernité avant de progressivement perdre de sa puissance et de son influence.  

Sur le plan des idées, la liberté et l’individualisme, érigés en principes quasi-absolus, s’opposent à la Chrétienté qui défend une société basée sur des liens organiques et ordonnée vers le bien commun et sa fin spirituelle. Même si l’Eglise, avec le concile Vatican II, a voulu se réconcilier avec le monde, celui-ci la considère comme une institution obsolète car elle repose sur la vérité et use d’autorité pour maintenir ses positions. Aujourd’hui, la très grande majorité du clergé et des fidèles est attachée aux principes modernes de liberté de conscience et de religion, à contre-courant des thèses qu’ont défendues les papes au XIXème siècle. Du Sillon de Marc Sangnier au personnalisme de Jacques Maritain et d’Emmanuel Mounier, le Christianisme veut s’adapter à la modernité et espérer ainsi sauver l’essentiel. La démocratie chrétienne qui sera très influente en Europe après 1945 n’offrira pourtant à la Chrétienté qu’un sursis limité. La condamnation de l’Action française en 1926 pointe un agnosticisme revendiqué et pénétrant l’Eglise, voyant en Charles Maurras celui qui pratique sans croire et privilégie ainsi les rites sur la foi. Plus tard, à l’opposé du spectre politico-religieux, le   dépouillement qui relègue également la foi à la remorque des gestes censés l’illustrer va être très présent dans la crise des années 1960. La révolte des mœurs qui va éradiquer la Chrétienté se double d’une réduction des vérités de foi à des symboles. La transsubstantiation est mise en cause, y compris dans les séminaires. Une large partie du catholicisme se protestantise. La fin de la Chrétienté s’accompagne d’une altération de la foi en plus d’une baisse drastique du nombre de pratiquants. 

 

L’inversion normative

La fin de la Chrétienté est illustrée par l’inversion normative que nous connaissons depuis deux siècles et qui rappelle, dans le sens exactement contraire, celle qui s’est produite à Rome au IVème siècle après Jésus-Christ lorsque les chrétiens ont orienté la législation sur les mœurs dans le sens indiqué par l’Evangile à l’encontre de celui inspiré par le paganisme. Depuis la Révolution française, en effet, le droit de la famille a été bouleversé et même retourné vers ce qui prévalait dans l’empire romain décadent.  L’Eglise s’y est fermement opposée, ce qui a pu entraîner quelques allers-retours, mais la tendance de fond demeure : si l’on prend l’exemple du divorce en France, il est institué en 1792, aboli en 1816, rétabli en 1884, légèrement restreint en 1941, pleinement rétabli en 1945, libéralisé en 1975 et rendu encore plus facile en 2016, au point d’être dans certains cas déjudiciarisé. La législation sur l’avortement a aussi connu au XXème siècle quelques soubresauts mais nous sommes passés en moins d’un siècle à ce qui passait pour un acte criminel à quasiment un droit de l’homme. Le mariage contre nature, de même que la reconnaissance de ce mode de vie, constitue une étape supplémentaire dans cette inversion normative et les débats qui l’ont entouré en 2012 ont mis en lumière le fait que la plupart des catholiques s’y sont opposés sans invoquer les principes chrétiens : l’épiscopat français a invoqué des arguments sociologiques, psychologiques et naturalistes sans faire référence au décalogue. Ce fut vain car nos contemporains n’écoutent plus la loi naturelle dont ils contestent jusqu’à l’existence. Les rares pays qui s’opposent à une libéralisation totale des mœurs sont considérés par les autres comme des attardés. Les Etats-Unis où l’avortement est un sujet de débat dans la vie publique constituent une rare exception.

 

L’homme moderne, libéré des croyances, n’a plus aucune raison de contraindre sa liberté individuelle. Ce ne sont pas tant les principes chrétiens en tant que tels qui sont mis en cause que leur prétention à s’imposer sur les âmes puis dans les lois des Etats. L’Eglise emboîtera le pas au XXème siècle et abandonnera toute prétention à peser sur la société. L’ordre moral voulu par Dieu est devenu pour beaucoup de clercs un fantôme du passé. L’inversion normative suit un processus cohérent : elle est la conséquence de la transformation des croyances. Les anciennes mœurs sont liquidées parce qu’elles ne sont plus portées par des croyances. L’inversion normative est le reflet de l’inversion ontologique que nous présenterons dans le prochain numéro de cette revue avant une analyse critique de l’ouvrage.  

          Thierry de la Rollandière

1 Editions du Cerf, 2021
2 Comme nous le verrons dans la seconde partie de cet article, à paraître dans le prochain numéro.

 

Instruction en famille

Publication du décret d’application de la loi du 24 août 2021

Nous avons laissé à la fin de l’été la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République après avoir vu sa conformité examinée par le Conseil constitutionnel. En ce qui concerne l’instruction en famille, la loi a remplacé le régime de la « déclaration préalable » par une « autorisation préalable » donnée par l’Etat. Rappelons que les motifs prévus par la loi pour accorder une telle autorisation sont  (I) l’état de santé de l’enfant ou son handicap, (II) la pratique d’activités sportives ou artistiques intensives, (III) l’itinérance de la famille ou l’éloignement de tout établissement scolaire public, et (IV) l’existence d’une situation propre à l’enfant motivant le projet éducatif sous réserve que les personnes responsables de l’enfant justifient de la capacité de la personne chargée d’instruire l’enfant à assurer l’instruction en famille dans l’intérêt supérieur de l’enfant.    

 

  Le décret du 15 février 2022 est relatif aux modalités de délivrance de l’autorisation d’instruction en famille ; il fixe en premier lieu les conditions de délai de dépôt de la demande qui doit être formulée auprès du rectorat de l’académie entre le 1er mars et le 31 mai précédant l’année scolaire considérée. Le délai de réponse de l’académie pouvant aller jusqu’à deux mois, il est plus prudent de ne pas attendre son expiration pour pouvoir prendre toutes dispositions utiles en cas de refus.

  Lorsque la demande est motivée par l’état de santé de l’enfant ou son handicap, un certificat médical doit attester de la pathologie ou du handicap et est transmis au médecin de l’éducation nationale qui émet un avis sur cette demande. L’autorisation peut alors être accordée par le rectorat pour une période maximale de trois années scolaires.      

  Lorsque la demande est motivée par la pratique d’activités sportives ou artistiques intensives, elle doit comprendre une attestation d‘inscription auprès d’un organisme sportif ou artistique et une présentation de l’emploi du temps de l’enfant, de ses engagements et de ses contraintes attestant qu’il ne peut fréquenter assidûment un établissement public ou privé.

  Lorsque la demande est motivée par l’itinérance des personnes responsables de l’enfant ou l’éloignement géographique de tout établissement scolaire public, elle doit être accompagnée de tout document utile attestant cette situation.

  Lorsque la demande est motivée par l’existence d’une situation propre à l’enfant motivant le projet éducatif, elle doit comprendre :   

– Une présentation écrite du projet éducatif comportant les éléments essentiels de l’enseignement et de la pédagogie adaptés aux capacités et au rythme d’apprentissage de l’enfant, et notamment une description de la démarche et les méthodes pédagogiques mises en œuvre pour permettre à l’enfant d’acquérir le socle commun de connaissances, les ressources et supports éducatifs utilisés, l’organisation du temps de l’enfant et le cas échéant l’identité de l’organisme d’enseignement à distance participant aux apprentissages de l’enfant, ainsi que la teneur de sa contribution.    

– Tous éléments justifiant la disponibilité de la ou des personnes chargées d’instruire l’enfant, ainsi que la copie du diplôme du baccalauréat de >>> >>> celle(s)-ci.

– Une déclaration sur l’honneur de cette ou ces personnes d’assurer cette instruction majoritairement en langue française. 

 

  Le rectorat doit accuser réception de la demande, et le silence gardé pendant deux mois vaut acceptation de celle-ci. La décision de refus d’autorisation fait l’objet d’un recours administratif préalable à tout recours contentieux auprès d’une commission présidée par le recteur de l’académie. Le recours, en droit administratif français, n’est pas suspensif.

Lorsqu’elle est accordée, l’autorisation est donnée pour une année scolaire sauf dans le cas où la demande est fondée sur l’état de santé ou le handicap de l’enfant. La décision d’octroi de l’autorisation emporte l’engagement des parents de se soumettre aux contrôles administratif et pédagogique qui peuvent être inopinés. Les résultats insuffisants aux contrôles pédagogiques peuvent entraîner l’obligation pour les parents d’inscrire leurs enfants dans un établissement public ou privé.  

  La loi a prévu que l’autorisation serait accordée de plein droit pour les années scolaires 2022-2023 et 2023-2024 aux enfants régulièrement instruits dans la famille au cours de l’année scolaire 2021-2022 pour lesquels les résultats du contrôle pédagogique ont été jugés satisfaisants. Les parents des enfants concernés doivent déposer une demande d’autorisation contenant les seuls documents justifiant de l’identité et du domicile des parents et de l’identité de la personne chargée de l’instruction des enfants.

 

  Le décret introduit une sanction pénale avec une amende de 1 500 euros, portée à 3 000 euros en cas de récidive, pour les parents qui n’inscrivent pas leurs enfants dans un établissement d’enseignement sans autorisation préalable de l’Etat.

 

  Trois brefs commentaires peuvent être formulés sur ce texte :

– Comme le prévoit la loi, l’existence du projet pédagogique n’est requise que pour le motif lié à la situation particulière de l’enfant. Les parents qui pourront invoquer un des autres motifs prévus par la loi auront un dossier plus léger à fournir à l’appréciation de l’administration.      

– Les parents qui invoqueront la situation particulière de l’enfant ne pourront, en principe, voir leur demande examinée que sur les seuls critères du contenu du projet éducatif qui doit comporter les éléments essentiels de l’enseignement et de la pédagogie adaptés aux capacités et au rythme d’apprentissage de l’enfant, et de la capacité de la personne chargée d’instruire l’enfant à permettre à celui-ci d’acquérir le socle commun de connaissances. Le Conseil constitutionnel a exclu la prise en compte de tout autre critère. Qu’en sera-t-il dans les faits ? Il est prématuré de le dire et la situation pourra varier d’une académie à l’autre.

– Il faudra attendre assez longtemps avant que les juridictions administratives et, en dernier lieu, le Conseil d’Etat explicitent ce que recouvre l’intérêt supérieur de l’enfant motivant le projet éducatif. Le Conseil constitutionnel a donné à ce concept une portée large afin de ne pas avoir à censurer la loi. Enfin, même si le décret n’aggrave pas les règles fixées par la loi, il complète une réforme qui remet en cause le droit des parents à choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants.

Thierry de la Rollandière

 

Après Traditionis Custodes,comment garder la Tradition?

C’est le thème du XVIème congrès de la revue Si si no no, organisé avec DICI, qui s’est tenu le 15 janvier 2022 à Notre-Dame de Consolation à Paris devant une nombreuse assistance, très intéressée par ce sujet que l’actualité religieuse de ces derniers mois a mis au premier plan. Le motu proprio Traditionis Custodes du 16 juillet 2021 a, en effet, considérablement restreint la possibilité pour le clergé diocésain et les prêtres des communautés ralliées à Rome de donner les sacrements selon le rite traditionnel. Les responsa ad dubia – réponses aux objections – publiées le 18 décembre 2021 par la Congrégation du culte divin ont donné de ce texte une interprétation extrêmement stricte. De telles célébrations ne sont plus possibles pour les confirmations et les ordinations et sont réservées aux paroisses personnelles pour les baptêmes et les mariages. Quant aux messes, elles sont soumises à un strict régime d’autorisation. L’interdiction de créer de nouvelles paroisses ou même de nouveaux groupes va considérablement limiter l’apostolat des communautés Ecclesia Dei ainsi que la possibilité pour le jeune clergé diocésain de promouvoir, au sein de l’Eglise officielle, un mouvement conservateur encore timide mais réel.

  Les six conférences ont été données par les abbés Portail, Lorans et Gleize, M. Viain, et enfin, les abbés Espinasse et Pagliarani. Elles ont porté sur l’histoire des indults et motu proprio relatifs à la célébration de l’ancienne messe, les relations entre celle-ci et le Concile, le rôle des laïcs dans le combat pour la messe et sa place occupée dans l’Eglise en France, avant la conclusion du Supérieur général. Les actes du congrès devraient être publiés dans les prochains mois, mais il est déjà possible de donner un aperçu des principales thématiques abordées.     

  L’histoire des six indults et motu proprio qui se sont succédés depuis 1969 sur la possibilité de célébrer la messe selon le rite traditionnel est instructive car elle permet de dégager quelques constantes au-delà des modalités qui ont pu varier dans le temps. Au début des années 1970, Paul VI répond déjà par la négative au philosophe français Jean Guitton qui plaide auprès de lui pour une libéralisation de la messe de saint Pie V, au nom de l’unité ecclésiale et parce que ce serait une condamnation du concile Vatican II.  En 1984, l’indult qui donne aux évêques le droit d’autoriser la célébration de la messe selon le rite traditionnel, tout en enserrant celle-ci dans des conditions strictes, réserve cette possibilité à ceux des catholiques qui ne remettent pas en cause la validité et la légitimité de la nouvelle messe.  Cet indult a fait l’objet d’un élargissement aux communautés créées après les sacres de Mgr Lefebvre en 1988, sans que cette limitation ait disparu. Nous retrouvons tous ces éléments dans le motu proprio de juillet 2021 et même certains d’entre eux dans le motu proprio Summorum Pontificum édicté par Benoît XVI en juillet 2007. Un autre trait caractéristique de ces textes est l’éclairage donné sur leurs fins pastorales. Ils s’adressent à des fidèles présumés âgés qui ont du mal à accepter les changements apportés par les réformes liturgiques et auxquels un temps d’adaptation est nécessaire. Dans les indults de 1984 et de 1988, ainsi que dans le motu proprio de Benoît XVI, il existe une volonté de désenclaver les catholiques traditionnalistes en les intégrant dans un courant conservateur de l’Eglise conciliaire dans le but de les faire converger progressivement vers l’acceptation de la nouvelle messe et du concile. Le régime beaucoup plus strict applicable aux célébrations selon l’ancien rite a suscité, dans ces communautés, des réactions en général plus fortes chez les laïcs que chez les clercs, mais leur acceptation de ne pas contester la validité et la légitimité de la nouvelle messe bride leur capacité de résistance.

  En reprenant les textes sur la célébration de l’ancienne messe, nous nous heurtons, au moins depuis 1984, à une contradiction : alors que les autorités romaines proclament de façon constante que la nouvelle messe est, avec la liberté religieuse, la collégialité et l’œcuménisme, un des fruits du concile Vatican II, l’autorisation donnée de pouvoir célébrer selon l’ancien rite est subordonnée à la reconnaissance de la validité et de la légitimité de la nouvelle messe et à l’absence de contestation du concile. L’actuel préfet de la congrégation du culte divin, Mgr Roche, a clairement affirmé que l’ancienne messe « diverge de la réforme conciliaire ». 

  Le motu proprio de 2007 Summorum Pontificum de Benoît XVI s’est écarté, au moins en apparence, de cette approche. Au-delà de la concession capitale de l’absence d’abrogation de l’ancien rite de la messe qui contredit certaines déclarations du pape Paul VI, il repose sur un équilibre plus subtil que réaliste :  il n’y pas d’opposition entre les deux messes, la nouvelle et l’ancienne représentent respectivement la forme ordinaire et la forme extraordinaire de l’unique rite romain et les deux ont vocation à s’enrichir mutuellement l’une et l’autre.  

  Les différences entre Summorum Pontificum et Traditionis Custodes doivent cependant être relativisées. Dans les deux motu proprio, la messe de saint Pie V ne constitue pas la norme. Pour Traditionis Custodes, la nouvelle messe est la seule expression du rite romain. Pour Summorum Pontificum, elle a une prévalence de principe sur l’ancienne. La forme ordinaire a un caractère permanent et durable, la forme extraordinaire présente un caractère contingent et provisoire. En 2008, Benoît XVI, parlait au sujet du motu proprio Summorum Pontificum d’« un acte de tolérance ». Or l’objet de la tolérance est de permettre un moindre mal en vue d‘un plus grand bien. Pour paraphraser Louis Veuillot, c’est une illusion libérale de croire que l’erreur tolérera toujours la vérité.     

  Les raisons de s’opposer à la nouvelle messe ont été amplement exposées, en premier lieu dans le Bref examen critique signé par les cardinaux Ottaviani et Bacci puis par d’éminents auteurs comme Louis Salleron et Jean Madiran. Il ne s’agit pas de préférences personnelles ou esthétiques qui devraient céder le pas devant le bien commun de l’Eglise mais de raisons d’ordre doctrinal. Le nouveau rite s’est éloigné de la théologie de la messe définie par le Concile de Trente tant en ce qui concerne le rôle du prêtre, la présence réelle et la fin propitiatoire du sacrifice.  Le frère Max Thurian de la communauté protestante de Taizé admet la possibilité pour des protestants de célébrer leur cène en utilisant le nouveau missel alors que cela eût été impossible avec l’ancien. Le frère Schulz, de la même communauté, reconnaît des similitudes ente les nouvelles prières eucharistiques et la messe luthérienne. 

  Au-delà de l’enjeu théologique, de loin le plus important, il faut se demander si la libéralisation de la messe de saint Pie V constituait une menace pour l’Eglise conciliaire. Le journal La Croix parlait en juillet 2021 de petite minorité en croissance pour caractériser les catholiques Ecclesia Dei. En France, 60 000 fidèles assistent chaque dimanche dans 250 lieux de culte – dont le nombre a doublé entre 2007 et 2021 – à la messe tridentine célébrée, dans la moitié des cas, par des prêtres diocésains et, pour l’autre moitié par des prêtres appartenant à des Instituts. Ces 60 000 fidèles représenteraient 4 % des pratiquants français. Ces chiffres ne prennent pas en compte les fidèles qui fréquentent les centres de messe de la Fraternité Saint Pie X.  Le ton très offensif de Traditionis Custodes tranche avec la déchristianisation rapide des pays d’ancienne chrétienté : pour rester en France, le nombre annuel de baptêmes a été divisé par deux entre 2000 et 2018 pour descendre à 215 000.     

  La conclusion revenait bien sûr au Supérieur général. Le motu proprio Traditionis Custodes concerne au premier chef les communautés Ecclesia Dei mais celles-ci sont très liées à l’histoire de la Fraternité Saint Pie X et, en particulier, aux sacres conférés par Mgr Lefebvre en 1988.  Summorum Pontificum a été conçu pour conforter l’aile conservatrice de l’Eglise sans remettre en question les causes de la situation que Benoît XVI voulait améliorer. Le choix de la Fraternité est de garder la liberté inconditionnelle de professer la vraie foi en laissant à la Providence le soin d’en gérer les conséquences plutôt que de soumettre une telle possibilité à la volonté d’une autorité qui marche dans le sens opposé. La Fraternité Saint Pie X ne demande pas un autel latéral, fût-il privilégié, dans une Eglise ouverte à tous les courants, elle demande la foi et la messe tridentine, inconditionnellement, pas seulement pour elle-même mais pour toute l’Eglise.  

Thierry de la Rollandière