Madame Dupont est à son neuvième mois de grossesse. L’enfant doit bientôt naître, mais Monsieur et Madame sont tombés d’accord pour avorter : le contexte actuel n’est plus le même qu’il y a quelques mois, et ils sentent tous deux qu’un bébé sera plus un fardeau que le plaisir qu’ils recherchaient. Cela tombe bien : la loi va bientôt autoriser l’avortement jusqu’à la veille de l’accouchement pour raison de « détresse psychosociale ». Monsieur et Madame Dupont se rendront donc à l’hôpital pour procéder à l’opération, puis retourneront à leur petite vie tranquille, l’esprit en paix : personne ne les aura forcés à avorter, ils décideront d’eux-mêmes, sans pression extérieure, et la Loi les y autorisera1. Ils agiront donc en totale liberté, n’est-ce pas ? Et comme la liberté est le bien le plus précieux de l’Homme, ce que Monsieur et Madame Dupont auront décidé et fait sera alors bon, ou au moins neutre.
Ce raisonnement peut paraître simpliste, mais il n’en reste pas moins qu’il est vu comme la doxa du monde moderne, emprisonné qu’il est dans le matérialisme et l’utilitarisme. Privé de transcendance et de spirituel, il est condamné à contempler le vide qui l’habite. Mais au moins, ce monde est libre ! Afin de démystifier cette illusion libérale de la liberté absolue, tâchons ici de redéfinir cette merveilleuse faculté humaine voulue par Dieu, par opposition au délire moderne. Cela nous permettra ensuite de mettre à jour la tyrannie libérale, puis de redonner à la liberté ses lettres de noblesse, dans la splendide simplicité de son exercice quotidien.
Liberté et libertés
Le mot même de « Liberté » est un mot polysémique, avec plusieurs sens. Nous nous en rendons bien compte lorsque nous l’attribuons à un animal ou à un homme : tous deux sont libres, mais d’une manière différente. Distinguons donc ces différents niveaux de la liberté, puis attardons-nous sur le sens qui lui est donné par le monde moderne.
La liberté s’entend tout d’abord au sens de liberté d’action. Elle est le pouvoir d’agir sans être contraint par une force extérieure, et est à ce titre le sens le plus couramment employé. Il est commun aux humains, aux animaux et même aux végétaux. Son existence est une évidence pour tous, mais elle ne peut être considérée comme un absolu : il faudrait dans ce cas libérer les fauves, les fous et les prisonniers. Même si la tendance actuelle vise à cela, le bon sens admet tout à fait que l’on peut brider cette liberté pour le plus grand bien.
La liberté s’entend ensuite en tant que libre-arbitre, ou liberté psychologique. Elle est le pouvoir de choisir entre deux alternatives, toujours sans contrainte extérieure mais également intérieure : l’expression « c’était plus fort que moi » démontre justement que l’on a sacrifié son libre-arbitre à ses pulsions, que l’on a abandonné sa liberté. Le libre-arbitre implique une œuvre de raison, pour effectuer le choix : nos longues délibérations avant d’agir en sont la preuve. Seul l’Homme peut donc en jouir, les animaux suivant leur instinct et les plantes leur déterminisme biologique. Son existence est aujourd’hui moins évidente de nombreux courants de pensée niant cette liberté intérieure.
La liberté s’entend enfin en tant que liberté morale, qui n’est autre que le juge de la bonté ou de la malice d’un acte, tant intérieur qu’extérieur. C’est là son sens le plus haut. Tout homme sait qu’il faut faire le bien et éviter le mal : la liberté morale n’existe donc que pour le bien. Le problème est que l’on se trompe facilement sur ce bien, préférant un plaisir immédiat au bien réel, durable et souvent plus ardu à atteindre. Notre liberté se corrompt alors en licence, en asservissement à nos passions. Le monde moderne la nie purement et simplement, car elle est le signe d’une soumission à une réalité qui lui est infiniment supérieure : Dieu.
Face à ces trois sens de la liberté, le monde moderne établit une révolution : il y est habitué. La liberté d’action se retrouve au sommet, avec la philosophie libérale. La contrainte doit disparaître : « il est interdit d’interdire2 ». Cela se vérifie dans l’éducation, dans le domaine économique avec le libre-échange, dans le domaine social et politique avec la liberté d’expression, la liberté des mœurs, des cultes, etc… Cela en vient à directement nier l’existence du bien ou d’un mal : la liberté morale est donc privée de son objet principal et est condamnée à disparaître. Quant au libre-arbitre, il est rejeté en bloc par les déterminismes et les matérialismes, qui font de l’agir humain le résultat soit d’opérations chimiques effectuées dans le cerveau, soit de l’assemblement de facteurs extérieurs à l’homme (son cadre familial et social, son parcours personnel, …).
En soi, la seule liberté qui nous reste est celle des animaux : pouvoir suivre ses pulsions sans en être empêché. Mais faire de la liberté d’action un absolu n’est qu’une utopie basée sur la soi-disant « bonté naturelle » de l’Homme. Face à la réalité de sa nature affaiblie par le péché, la seule règle devient la loi du plus fort : c’est pourquoi l’histoire moderne n’est que succession de régimes totalitaires, tyranniques bien plus absolus que ne le fût n’importe lequel des régimes précédents.
Tyrannie libérale
Afin de mieux comprendre ce paradoxe apparent qui est celui de la tyrannie libérale, tâchons tout d’abord de la définir clairement, puis de mettre en lumière son application aujourd’hui.
Nous avons vu précédemment que la liberté implique nécessairement une fin : je me déplace pour chercher quelque chose, je délibère pour choisir entre différentes possibilités qui s’offrent à moi, et ultimement je choisis parmi plusieurs biens qui s’offrent à moi celui qui est le plus conforme à ma nature, à mon bonheur. Le monde moderne, dans son orgueil délirant, fait de la liberté un absolu : il trouve en elle la solution aux malheurs de l’homme et à son insatisfaction permanente, créée par le rejet de Dieu. L’homme n’est plus libre pour le Bien : la Liberté est le Bien. Il ne s’agit là que d’une idéologie, par nature déconnectée de la réalité des choses. Elle est sans fondement, mais qu’importe : si le monde ne correspond pas à ce que le libéral imagine, alors il faut changer le monde. C’est en cela que l’on peut parler de tyrannie, car elle est une contrainte violente et illégitime imposée à l’ordre des choses. Les pères du libéralisme, ceux qui ont eu le sinistre privilège de le mettre en œuvre, l’exposent clairement : « On le forcera d’être libre » (Rousseau), « Nous ferons de la France un cimetière, plutôt que de ne pas la régénérer selon nos idées » (Carrier). Cette tyrannie s’impose dans le sang et dans la mort, il suffit pour s’en convaincre de considérer les massacres et les désolations causés par les révolutions française, russe, chinoise, mexicaine, vietnamienne (la liste est bien plus longue) et par les épurations qui se déroulent toujours dans les pays communistes.
Une fois le vide fait et le pouvoir acquis, elle peut alors s’appuyer sur un arsenal de moyens qu’elle va plus ou moins utiliser en fonction du contexte national. Elle doit tout d’abord substituer à la loi naturelle et à la morale le Léviathan3 du Droit : est bon ce qui est conforme à la Loi, est mal ce qui va contre la Loi. Cette règle est par définition changeante, de telle sorte que ce qui était loué hier peut être honni le lendemain. Le légalisme devient religion, occultant totalement le bon sens et dévoyant l’idée de Justice propre à l’Homme. Et si la Loi vient à s’opposer à la Vertu, à la morale, alors l’État a beau jeu de déchaîner l’appareil policier et juridique contre les hommes de bien, soucieux d’obéir à la loi de Dieu plutôt qu’à celle des hommes. Cette toute puissance de la Loi trouve sa source dans la suppression des cadres sociaux, politiques et religieux, présentés comme oppresseurs. Sous prétexte d’abolir les « privilèges », les corps intermédiaires, nécessaires au bon fonctionnement de la Cité, sont supprimés : les hommes n’étant alors plus réglés, il faut, pour les empêcher de sombrer dans l’anarchie, instaurer un système législatif et judiciaire omnipotent. Pour plus d’efficacité dans le contrôle des peuples, l’État s’immisce dans les affaires privées de ses citoyens et va jusqu’à usurper leurs droits en matière d’éducation, de préservation de la famille, d’enseignement religieux, etc… En somme, afin d’instaurer une Liberté illusoire, le libéralisme déclare la guerre aux libertés naturelles de l’Homme. Il n’interdit pas de faire le Bien, mais en le mettant au même niveau que le péché et en faisant la promotion de celui-ci, il est bien évident qu’il rend la pratique de la vertu beaucoup plus ardue : n’est-il pas aujourd’hui héroïque d’élever une famille chrétiennement, et de la maintenir dans la droite ligne alors que tout est fait pour pervertir l’âme des enfants et détruire les liens du mariage ? Le pouvoir de la masse est là pour corrompre doucement les récalcitrants, masse dirigée au doigt et à l’œil par les médias, les juges et les marchands de plaisirs. A la liberté du poisson qui nage à contre-courant pour atteindre les eaux propices, l’homme moderne préfère se laisser porter par les flots, carcasse qui s’imagine être libre parce qu’elle a choisi de ne plus l’être.
L’obéissance libre
Dans son ouvrage « L’homme contre lui-même », Marcel de Corte étudie attentivement la question de la dégénérescence du monde moderne, tout en rappelant la grandeur de la liberté humaine et en proposant divers remèdes à l’épidémie libérale.
La liberté, rappelle Marcel de Corte, « est la meilleure et la pire des choses ». Elle est la pire des choses puisque c’est en son nom que le diable a refusé d’adorer l’Homme-Dieu, qu’Adam a désobéi à Dieu, que ses descendants se sont complus dans la luxure et les plaisirs terrestres, que les États ont déclaré la guerre au Ciel. C’est au cri de « Liberté » que les révolutionnaires ont guillotiné le Roi et exterminé les Vendéens, que les Rouges ont assassiné le Tsar et massacré les Blancs, que les Maoïstes ont affamé et éradiqué plusieurs millions de leurs concitoyens, et c’est toujours avec ce mot à la bouche qu’on tue sans vergogne les enfants dans le ventre de leur mère. Érigée en absolu, la liberté n’est que barbarie et asservissement de l’homme à ses passions les plus honteuses. Mais mise à sa juste place, à savoir d’adjointe de la morale et du Bien, elle permet de passer de l’état de sauvage à celui d’Homme, car Homme est celui qui suit sa nature d’être créé à l’image de Dieu et destiné à L’aimer et Le servir sur Terre et dans les Cieux. En ce sens, « Obéir et être libre sont identiques dès que j’accepte d’être homme ».
Mais avoir un agir conforme à notre vraie nature est, nous l’avons vu précédemment, extraordinairement difficile aujourd’hui. Il est évident qu’être libre, au sens profond du terme, nécessite un effort de tous les jours pour préférer ce qui est bien à ce qui fait plaisir, et qui est souvent contraire à la volonté de Dieu. Pour cela, il n’y a pas d’autre secret que de cultiver la « force d’âme », arme privilégiée5 contre le libéralisme car elle fait appel à la fois à la vertu de force, nécessaire pour contrer la mollesse du monde moderne, et au respect de l’ordre naturel. Plus que par de grands actes, cette force d’âme se développe dans les petits devoirs de la vie quotidienne, accomplis « en les vivant », c’est-à-dire en les replaçant dans leur ordre de soumission au monde d’en haut, dans le plan de Dieu. Vivre libre implique de s’affranchir du monde et de son esprit, de « renoncer à Satan et à ses pompes », et de leur préférer le « doux esclavage » de l’âme fidèle à son Créateur. Cela peut paraître simple, mais nous savons tous combien il est difficile de brider nos passions et nos désirs déréglés.
Face au monde moderne et à sa déification de l’Homme et de sa soi-disant liberté inaliénable, la voix de l’Église et de la raison nous enjoint à conserver entre les trois niveaux de liberté cette hiérarchie qui fait leur harmonie. Faire de la liberté d’action un absolu n’a d’autre conséquence que de détruire le principe d’autorité, qu’elle soit humaine ou divine, et conduit l’homme aux pires abus. Vouloir supprimer la loi naturelle, la loi de Dieu, revient à séparer l’homme du cadre lui permettant de s’épanouir. Un cadre ne brime pas ; il contraint, certes, mais il donne à ce qu’il entoure toute sa beauté. Marcel de Corte en fait le parallèle avec les veines qui guident le sang vers les organes et donnent la vie au corps, ou encore avec le canal qui conduit l’eau vers les terres arides et empêche les crues et les inondations. Se soumettre à la loi voulue par Dieu n’est pas signe d’un esclavage inhumain, c’est justement le seul moyen d’être réellement homme. Pour l’avoir oublié, l’homme moderne s’est lui-même privé du bonheur et se condamne à errer après des chimères qui lui ôtent ce qui lui reste de libertés. Contre le Non serviam du diable et de ses suppôts agrippés aux plaisirs du monde, disons avec les saints ces mots que reprend L’Imitation : « Je suis étranger sur la terre, ne me cachez point vos commandements. Enseignez-moi, Seigneur, à faire votre volonté, car vous êtes mon Dieu ».
Un animateur du MJCF
Ouvrages pour aborder le sujet de la Liberté :
– Encycliques Libertas (Léon XIII), Quanta cura et le Syllabus (Pie IX)
– La Liberté (« Apologétique de poche », Dominicus)
– L’homme contre lui-même (Marcel de Corte)
1 Projet de loi bioéthique dont l’adoption est prévue au second semestre 2021
2 Slogan de mai 1968
3 Du nom de l’ouvrage de Hobbes, philosophe libéral du XVIIème et théoricien du pouvoir politique moderne
4 Ou « Droits fondamentaux », selon la formule de Pie XII : droit à développer la vie corporelle, intellectuelle et morale, en particulier à une formation et une éducation religieuse […], droit au culte privé et public de Dieu […], droit au mariage et à sa fin […] »