De vertige en vertige

Au contact de l’épreuve, souvent le vertige nous prend.

Ainsi en fut-il de ce jeune père de famille catholique, à qui la vie semblait sourire. Sa situation très correcte lui permettait d’assumer sans difficulté les besoins de son foyer et des trois enfants qui déjà y étaient nés. Son épouse charmante et dynamique correspondait au mieux à son tempérament plus secondaire et réfléchi, et les projets foisonnaient en cette maison, dont Dieu n’était pas absent. Bref, au-delà des petites difficultés inhérentes à chaque quotidien humain, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, et l’avenir s’annonçait aussi sûr qu’heureux pour cette famille apparemment bénie. Une visite médicale suffit à chambouler du tout au tout la vie de la maisonnée : ce qui n’aurait dû être qu’un contrôle banal devint l’annonce d’une maladie aussi grave que rare chez ce jeune père de famille. On devine quelle fut la soirée passée entre époux. A travers leurs larmes contenues, ils se regardaient, atterrés, effrayés. D’un coup, la vie venait de basculer. Pour eux, un monde s’écroulait.

L’épreuve survient parfois, aussi subite que brutale. D’autres fois moins violente, elle n’en est pas moins épuisante, car récurrente. Toujours, elle est pour le chrétien comme une croisée des chemins. C’est en effet par sa Croix que le Christ est devenu signe de contradiction (Lc 2, 34), folie pour les uns mais sagesse de Dieu pour les autres (1 Co 1, 23). Si la souffrance, qu’elle soit physique ou morale, ne provoque hélas parfois qu’un sombre repli sur soi, elle peut encore être le moyen de nous faire découvrir, à nous pauvres pécheurs, la paternité de Dieu et de lui dire, en union avec le Christ crucifié : « Mon Père, je remets tout mon être entre vos mains » (Lc 23, 46).

Nous connaissons les ruses du démon en ces temps de tentation. Son jeu préféré est celui du ballon de baudruche. Il n’a d’autre but, dans un premier temps, que de le gonfler toujours plus, d’amplifier et d’exagérer l’épreuve, pour nous la rendre aussi insupportable que possible. Il nous fait défiler tous les inconvénients et renoncements qui lui sont inhérents, il nous présente à nos propres yeux comme de grands perdants. Bientôt surgit à l’esprit une question, aussi terrible que fausse : pourquoi ?

 

Pourquoi moi et pas les autres, qu’ai-je donc fait au bon Dieu ? Qui se laisse prendre à ce jeu démoniaque voit sourdre en lui, et bientôt tourner en boucle, la jalousie à l’endroit de ceux que le « destin » a épargné, jalousie qui devient accusation plus ou moins larvée contre Dieu, taxé d’injustice. L’ultime étape, caractéristique du démon, n’est alors plus très loin : la révolte !

D’un seul mot, saint Paul coupe court à toutes ces séductions : « J’estime que les souffrances du temps présent ne sont rien en proportion de l’incomparable gloire qui sera manifestée en nous » (Ro 8, 18). Celui qui parle ainsi n’est autre que celui qui cinq fois fut flagellé des juifs, trois fois battu de verges, une fois lapidé, qui trois fois encore a fait naufrage jusqu’à passer un jour et une nuit dans l’abîme (2 Co 12, 24-25). A juste titre, il pourra dire : « Elles sont sans nombre, les persécutions que j’ai endurées » (2 Tm 3, 11). Mais à ses yeux, tout cela n’est que bien peu de choses, tout cela n’est rien au vu de la gloire qui sera manifestée en nous !

La première leçon qu’indique saint Paul est de relativiser l’épreuve : toutes nos souffrances sont comme rien, au regard de l’incomparable gloire qui nous attend. « Que rien ne te trouble, que rien ne t’effraie, disait sainte Thérèse d’Avila, tout passe, Dieu seul demeure ». Et si avec l’épreuve un monde semble s’écrouler, peut-être est-ce parce que ce monde que nous nous étions plus ou moins construit était finalement trop factice, à mesure humaine, selon une dimension temporelle. Ses ruines apparentes ne sont-elles pas là pour nous ouvrir au vrai monde, à la réalité suprême qui est à la mesure même de Dieu, autrement dit à son amour aussi infini qu’éternel ? Relativiser nos épreuves c’est, plutôt que de ne les regarder qu’à l’aune du temps présent, les remettre dans la perspective de notre destinée, de notre véritable citoyenneté, qui est celle du Ciel (Ep 2, 19) et non de la terre.

Disparaît alors la question si fausse du pourquoi : pourquoi moi, pourquoi cette épreuve ? Elle est typique de l’orgueil démoniaque, cette question qui entend demander des comptes à Dieu. Elle est tout simplement à l’origine du premier péché : « Et le serpent dit à la femme : Pourquoi Dieu vous a-t-il ordonné de ne pas manger de tous les arbres du paradis ? » (Ge 3, 1). Pour qui a remis l’épreuve dans sa véritable perspective, celle du Ciel où ne pouvons arriver qu’entièrement purifiés et détachés, apparaît alors la véritable question, seule libératrice ; non plus celle du pourquoi, mais du comment : comment vivre cette épreuve, pour la faire fructifier ? Comment la rendre bénéfique, pour en sortir grandi ? Véritable école de détachement, l’épreuve est appelée à nous dévoiler toute l’étendue de la paternité de Dieu : « Mon Père, je remets tout mon être entre vos mains », disait tout à l’heure le Christ, justement à l’heure de la croix. Un Charles de Foucaud commentait, en sa belle prière : « Mon Père, je m’abandonne à vous, faites de moi ce qu’il vous plaira… Je remets mon âme entre vos mains, je vous la donne ô mon Dieu, avec tout l’amour de mon cœur, parce que je vous aime, et que ce m’est un besoin d’amour de me donner, de me remettre entre vos mains, sans mesure, avec une infinie confiance, parce que vous êtes mon Père. » Apparaissent alors, au sein même de la souffrance, l’abondance des consolations de Dieu : « De même que les souffrances du Christ abondent en nous, de même aussi par le Christ abonde notre consolation » (2 Co 1, 5).

Un autre vertige, ô combien différent de celui que nous décrivions initialement, nous prend alors. Il n’est autre que le vertige de l’amour. En effet, en cet abandon profond entre les mains du Père, l’âme chrétienne découvre progressivement combien sa souffrance ne lui appartient pas. Elle est d’abord celle du Christ, qui souffre en elle ; du Christ qui, à travers elle, à travers un des membres de son corps mystique, continue à planter dans le monde d’aujourd’hui sa croix rédemptrice, sa croix nouvel arbre de vie, sa croix qui seule illumine un monde si enténébré. Parce qu’elle est alors fécondité d’amour, parce qu’elle identifie à la femme de l’Apocalypse enfantant dans la douleur, l’épreuve devient paradoxalement source de joie, sans pourtant rien enlever de la souffrance : « Je me réjouis de souffrir pour vous, disait saint Paul, et accomplir en ma chair ce qui manque aux souffrances du Christ quant à son corps, qui est l’Église » (Col 1, 24).

    Cette joie, un tertiaire franciscain, atteint depuis son enfance d’une maladie grave, nous la décrivait en une magnifique prière adressée au stigmatisé si joyeux qu’était saint François : « Bien-aimé saint François … je ne vous demande pas de m’apprendre la résignation, c’est une lâcheté pour ceux qui sont fatigués d’aider Jésus à sauver le monde ; mais je vous demande de m’enseigner la louange, vous qui êtes un Séraphin. La louange, quand le seul Saint veut bien dans Sa miséricorde inouïe me faire une petite place sur Sa Croix où je suis un avec Lui. Donnez-moi ainsi de n’être pas un Cyrénéen maussade et bougonnant. »

« Je ne vous demande pas de m’apprendre la modération, et l’équilibre, et la mesure, et le juste milieu, parce qu’il n’y a pas de juste milieu entre Tout et rien, entre l’Infini et le créé, entre Jésus vivant de ma mort et moi vivotant malgré Sa Mort ; mais je vous demande de m’apprendre à me donner tout à Lui sans mesure, à souffrir avec Lui au-delà de cette timide mesure que les événements me proposent, à connaître la joie de Sa splendeur sans mesure, à mettre dans mon amour pour Lui cette unique mesure dont parle saint Bernard, et qui est de n’en pas avoir. »