Chère Bertille,
Après une journée particulièrement fatigante, je cours attraper le bus, m’engouffre à l’intérieur et me jette sur la première place libre. La chaleur du bus m’envahit doucement, je ferme les yeux et me laisse aller à une douce somnolence, pensant vaguement à la soirée tranquille qui m’attend. Un bruit me sort de ma demi-conscience, j’ouvre les yeux ; le bus est bondé. Mon regard se pose machinalement sur une vielle dame, toute petite, toute fripée, un vrai santon de Provence perdu dans Paris. Elle porte un grand sac bien lourd et se tient debout avec peine.
Te l’avouerais-je ? Mon premier réflexe est de refermer les yeux afin de continuer mon rêve et ainsi de me laisser aller égoïstement à mon confort. Des pensées rapides comme l’éclair m’assaillent : « Cette dame n’a pas vu que tu as ouvert les yeux, tu peux donc les refermer bien tranquillement ; personne ne te reprochera quelque chose. Après tout, tu ne l’as pas vue cette dame ! Et puis, n’étais-tu pas là avant elle ? N’es-tu pas éreintée après une lourde journée? Tu es fatiguée, reste donc assise. Et puis, d’ailleurs, pourquoi serait-ce toi qui devrais bouger ? Il y a bien d’autres gens qui pourraient lui céder leur place… ».
Ces pensées s’entrechoquent dans ma tête l’espace d’une seconde. Fort heureusement je me ressaisis, me lève et prends le sac des bras de la dame et lui propose mon siège. Tu aurais vu alors le sourire lumineux de cette brave dame qui me remercie avec tant de chaleur. Face à sa joie, en un instant, ma fatigue s’envole et mon cœur léger s’unit au bonheur simple de cette dame soulagée et reconnaissante.
Prise par la routine du trajet, je retourne à mes pensées. Mon esprit, cependant, revient toujours au sourire de cette dame. En fait, il m’a suivi toute la soirée et m’a permis de réfléchir à un sujet tout simple : pourquoi fuyons-nous le bonheur en recherchant nos aises ?
Te souviens-tu que lors des cours de philosophie nous apprenions qu’Aristote enseigne que l’homme est fait pour le bonheur et qu’il le recherche dans toutes ses actions ? Fort bien ! Mais quel est la nature du bonheur et où se cache-t-il ? Il est si facile de se tromper à son propos et de courir après de vaines chimères. Combien d’hommes seraient surpris de s’apercevoir qu’ils ne rencontreront jamais le bonheur pour la simple raison qu’ils courent seulement après leurs plaisirs.
Si le plaisir est considéré comme une fin, il engage en effet l’homme dans une impasse mortelle. Loin de moi l’idée de fustiger le plaisir qui joue indéniablement un rôle essentiel en nos vies. N’est-il pas l’instrument indispensable qui nous met en éveil ? Cependant, comme tout instrument, sa durée de vie est éphémère et son utilité très circonscrite. Si par malheur le plaisir change de nature et d’instrument devient fin, il agit sur l’homme comme une drogue l’aveuglant et le réduisant en esclavage. Le bonheur n’est plus la nourriture de l’âme. Aussi l’âme tache-t-elle de compenser son étrange anémie spirituelle en se gavant de plaisirs. Mais rapidement incapable de s’ouvrir sur l’extérieur, d’aimer en un mot, elle s’étiole.
Ce que je te dis du plaisir est également vrai pour la satisfaction. Tu comprends ainsi aisément combien le monde qui nous vante les plaisirs et n’hésite pas à affubler les satisfactions qu’ils apportent des beaux noms de bonheur et d’amour, nous ment au fond. Le plaisir ainsi convoité est un miroir aux alouettes ; on s’y brûle les ailes.
Le bonheur au contraire réside dans l’oubli de soi. Certes cet oubli de soi passe concrètement par le renoncement. Renoncement à notre confort, à nos aises, à cette facilité qui contente nos sens mais étouffe nos âmes. En nous renonçant en revanche, nous sortons de nous-même et nous devenons capables d’aimer.
L’amour implique en effet l’oubli de soi, le détachement nous-même. Cette sortie de soi, pour douloureuse qu’elle puisse être parfois, est la condition sine qua non pour pouvoir se tourner vers l’autre et chercher son bien au détriment de ses propres aises.
Tandis que la recherche de la satisfaction ne s’adressant uniquement qu’à notre nature sensible entraine un repli sur soi et une tristesse incommensurable, le renoncement s’adresse à la partie noble de l’homme, à son intelligence et sa volonté. Il dégage l’âme des scories des plaisirs et l’ouvre à la présence de l’autre. Il l’initie au bonheur en l’invitant à se donner.
Nous sommes à l’heure des choix : ne laissons pas cette petite dame debout. En lui cédant notre place, nous refoulons nos satisfactions mesquines et nous ouvrons notre âme à la joie car, s’il est vrai « qu’il y a plus de joie à donner qu’à recevoir », il y en a encore beaucoup plus à se donner. Et lorsque la tristesse et le découragement frapperont à la porte de ton âme aux heures plus lourdes de la tentation et chercheront à te faire abandonner le combat, souviens-toi de ce que disait René Bazin lorsqu’il nous invitait à « être sûr de Dieu comme d’un ami de la famille et (à) le prouver en refusant d’être triste ».
Tu connais mon aversion pour les mathématiques, c’est pourquoi je ne résiste pas à la joie de les prendre en défaut. Ne doivent-elles pas en effet s’incliner face aux principes essentiels des lois du bonheur que résume si bien le Père de Chivré : « La multiplication des plaisirs est une soustraction de bonheur ».
Repensant au bon sourire de ma petite dame du bus, je m’en vais me coucher, non sans t’avoir embrassée au préalable bien affectueusement me servant sans vergogne de saint Théophane Veynard pour te saluer de son tonitruant : « Vive la joie quand même ! »
AZILIZ