Le Rosaire des Mamans |
Toute la nuit on a promené Jésus à travers Jérusalem, d’Anne à Caïphe, de Pilate à Hérode. Et maintenant, dans le jour clair de cette veille de sabbat, à bout d’arguments en face des pharisiens déchaînés, Pilate fait apporter de l’eau et se lave solennellement les mains : « Je suis innocent du sang de ce juste »
O Lâcheté humaine ! Ce juste dont il proclame l’innocence et qu’il n’a pas le courage de sauver, le voici maintenant par son ordre, attaché à la colonne de flagellation, et les soldats armés de fouets commencent à frapper. La souffrance physique, vous l’avez déjà connue dans votre vie. Mais cette fois, c’est la souffrance aiguë qui s’abat comme un ouragan sur la chair suppliciée, la déchirant sous le couperet des lanières de cuir ou la morsure des balles de plomb.
Mère du ciel, ô Marie, pendant ces quelques minutes où les dix grains vont passer entre mes doigts faites que je sache voir cette scène avec les yeux du cœur et qu’elle fasse éclater cette carapace d’accoutumance qui me vient de savoir depuis trop longtemps « que le Christ a souffert sous Ponce-Pilate »… Voici les fouets, les lanières rougies et ce dos déchiré. Il me faut entendre le sifflement des fouets comme une poignée de vipères, voir ce sang qui ruisselle, cette chair qui éclate sous les coups répétés, cette mare de sang qui s’élargit aux pieds de la victime tirée par les poignets à un pilier bas, pour que les coups portent mieux.
« J’ai versé telle goutte de sang pour toi… » Mais oui, vous pensiez à moi, ce n’est pas une imagination pieuse, il fallait bien que vous y pensiez, pour je ne sois pas oubliée dans la Rédemption. Vous pensiez à moi comme à tous les autres, et chaque créature humaine vous était présente avec ses grands crimes ou ses moindres fautes.
« Il a été frappé à cause de nos péchés, il a été transpercé par nos péchés, broyé par nos iniquités » dit l’Ecriture. C’est par ses plaies que nous avons été guéris.
Est-ce suffisant de pleurer devant cette scène ?… Est-ce suffisant de sentir cette émotion de surface qui nous remue si facilement au spectacle de la souffrance physique ?… Les péchés dont vous assumez la responsabilité devant votre Père, c’est pourtant bien moi qui les ai commis. Vous qui me pardonnez, mon Dieu, puis-je consentir à ce que vous le fassiez gratuitement ? Non ! Je veux vous prouver que je désire ce pardon en réparant un peu moi-même les offenses qui vous viennent de mes péchés. Cette pénitence sacramentelle, cette pénitence de rien du tout que le prêtre m’impose avant de me donner l’absolution, n’est-elle pas seulement le rappel de la nécessité absolue de participer moi-même à mon propre rachat ?
Ma chair a péché, mon amour-propre a péché, ma sensualité a recherché toutes ces satisfactions. Ce corps, ces sens, ces yeux, que vous m’avez donnés pour vous servir, j’en ai fait, bien souvent, des instruments de jouissances coupables, j’en ai profité pour vous oublier, je les ai préférés à Vous. N’est-il pas juste que je « mortifie » ces sens qui me poussent si souvent à me préférer à Dieu ? Ne dois-je pas, en les mettant parfois sous le joug volontaire de la mortification, en leur refusant ici et là telle satisfaction légitime, leur faire sentir qu’ils ne sont pas des maîtres, mais des serviteurs.
Et après avoir fait pénitence pour moi ne me resterait-il pas à penser à tous les autres ? Ne vivons-nous pas dans ce grand et réconfortant mystère de la communion des saints où les efforts des uns servent aux autres ?
Suspendue à ma vie, il y a toutes mes tendresses humaines. Moi aussi, comme Jésus, en imitant son grand exemple, je veux essayer de réparer les défaillances des miens aux heures où la générosité leur manque. Ce petit homme né de moi et qui, dans l’ivresse de la découverte du monde, mord avec volupté dans tous les fruits défendus, je veux réparer pour lui. Mes petits ou mes grands renoncements travailleront à le purifier. Cet homme, mon compagnon, par mes humiliations je réparerai ses fautes. Ce frère, cette sœur, ces amis… et ceux qui ont passé avant moi la porte obscure de l’éternité et dont le visage me reste présent… Et au-delà de mes bien-aimés, les autres, tous les autres hommes, mes frères, qui vont sous le fardeau du péché… Comme à la messe quand le prêtre met dans le calice la petite goutte d’eau qui nous représente, il faut que nous soyons participants au rachat du monde.
« Pénitence ! Pénitence ! » Chaque fois que vous avez posé le pied sur la terre des hommes en ces dernières années, ô Marie, c’est pour redire ces mots avec une insistance impressionnante. O Vierge, ma Mère, ces larmes pures et brûlantes que vous cachiez dans vos mains, quand vous étiez assise sur les hauteurs de La Salette, et cet accent bouleversant de Fatima, n’est-ce pas pour nous rappeler cette terrible injonction de Jésus aux Juifs de son temps : « Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous ! » O Mère, le monde en ce moment n’est-il pas déjà sur les bords de l’abîme? Et pourtant, le grand torrent de jouissances continue d’emporter le monde affolé de sensualité et d’orgueil. Donnez-moi la grâce de ne pas me laisser entraîner par les remous de la contagion. Donnez-moi de résister grâce à la pénitence, de ne pas m’effrayer de ce mot de « mortification ».
Pénitence ! Pénitence ! C’est vrai, nous savons bien que dans les temps actuels la justice de Dieu demande des réparations.
Il ne s’agit pas pour moi de me retirer dans le désert comme saint Jérôme, de vivre de pommes de terre moisies comme le curé d’Ars, de porter un cilice et de me donner la discipline !… mais n’ai-je pas les mortifications et les pénitences à la mesure de cette vie si « quotidienne » qui se déroule dans le cadre de mon foyer ? Ma vie quotidienne ne surabonde-t-elle pas d’occasions de petites pénitences ?
Vais-je, comme tant d’autres, m’ingénier à esquiver toutes ces mortifications à ma portée, comme si l’essentiel était de vivre à l’aise ? Non ! Je veux les accepter généreusement, en souvenir de la flagellation douloureuse. Cette migraine qui me serre les tempes au soir d’une journée trop chargée, ce refus de chercher mes aises, ce souci de laisser aux autres la meilleure part, ce sera ma manière, ô mon Dieu de vous prouver que j’ai compris la grande leçon de la flagellation et que mon cœur ne veut pas vous laisser souffrir tout seul. Moi aussi je voudrais avoir le courage de dire avec sainte Thérèse :
« O mon Seigneur, quand je considère combien vous avez souffert sans l’avoir mérité en rien, je ne comprends plus, je ne sais plus où j’avais la tête quand je désirais ne pas souffrir… »
D’après Paula Hoesl