Le 23 janvier 2007, Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l’Intérieur et candidat à l’élection présidentielle, déclarait dans un discours de campagne : « L’autre jour, je m’amusais, on s’amuse comme on peut, à regarder le programme du concours d’attaché d’administration1. Un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d’interroger les concurrents sur La Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves… Imaginez un peu le spectacle ! ». Ce propos du futur Président de la République Française reflétait le déclin continu de la culture générale en France depuis plusieurs décennies. La Princesse de Clèves est un roman écrit par Madame de Lafayette au 17ème siècle qui figurait au rang des classiques de la littérature française que les candidats devaient connaître. Les étudiants qui faisaient leurs humanités à l’Université où à l’école Normale l’avaient généralement lu mais aussi ceux, comme Nicolas Sarkozy, qui reconnaîtra plus tard avoir souffert en l’étudiant à Sciences Po Paris, qui s’engageaient dans des études « politiques » avec l’ambition d’obtenir des positions élevées au sein de l’État ou des grandes administrations. Monsieur Sarkozy avait-il raison de juger parfaitement inutile de montrer sa maîtrise de la littérature française lorsque l’on veut devenir un cadre ou un chef en politique ?
Les décisions prises par nos dirigeants ces deux dernières décennies contribuent dans l’ensemble à diminuer toujours davantage la culture philosophique, historique et littéraire de nos futures élites. Le recrutement des professeurs de latin et de grec s’est tari, une réforme récente a réduit la place de la philosophie au baccalauréat et les épreuves de culture générale dans les Grandes Écoles et dans les concours de la Fonction Publique ont été progressivement supprimées. Surtout, les journalistes et autres sondeurs nous expliquent dans les médias que le peuple préférerait un chef « efficace » et « compétent » qui obtient les résultats qu’il promet plutôt qu’un homme politique lettré qui certes symboliserait la grandeur de la France mais ne répondrait pas forcément aux attentes concrètes des citoyens. Cette représentation contemporaine du chef a une influence forte sur l’idée que l’on peut se faire de sa formation initiale. Un chef efficace renvoie à la maîtrise de savoirs techniques (on dirait aujourd’hui de « management ») qui lui permettraient d’être performant dans le cours de l’action. Un chef lettré renverrait lui à la possession de nombreuses connaissances dont on imagine qu’elles peuvent faire la joie de l’esprit mais rarement une bonne capacité de réalisation.
L’ancien secrétaire particulier du Président de Gaulle, Pierre-Louis Blanc, a rapporté dans l’un de ses ouvrages2 un entretien qu’il eut avec André Malraux lors d’un déjeuner de décembre 1969. Celui qui était alors Ministre de la Culture lui confia au cours de la conversation : « Je me demande si le Général a bien approfondi saint Augustin » en évoquant un discours de Charles De Gaulle. Une telle interrogation d’un Ministre à l’endroit de son Président paraîtrait invraisemblable aujourd’hui tant les responsables politique ne veulent décider qu’à l’aune de critères scientifiques ou techniques. Elle ne l’était pas à l’époque. Les hauts fonctionnaires et les ministres avaient habituellement une solide culture classique et le Général De Gaulle avait lui-même écrit dans les années 30 que : « La véritable école du commandement est donc la Culture Générale. Par elle, la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, d’apercevoir les prolongements et les interférences. Bref, de s’élever à ce degré où les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances. Pas un illustre capitaine qui n’eût le goût et le sentiment du patrimoine de l’esprit humain. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote3. »4
Qu’est-ce que la culture générale ? Dans l’Antiquité, la culture est d’abord le soin de la terre pour qu’elle devienne habitable et produise de bons fruits. Cicéron parlera le premier de la cultura animi (la culture de l’esprit) qui fait référence, selon Roustan, à « cette qualité du jugement et du sentiment d’un homme que l’instruction a perfectionnée », c’est-à-dire un esprit patiemment façonné (comme la terre) par l’éducation et les bonnes mœurs. La culture est la formation de l’esprit, et comme le soulignait Mère Anne-Marie Simoulin5 dans une conférence à ses parents d’élèves, une bonne formation littéraire et philosophique « permet de mettre de l’ordre dans nos passions et dans le concret de notre existence, […] d’apprendre à penser droit, à s’exprimer clairement et le plus bellement possible, et à vivre droitement, c’est-à-dire en chrétiens. » Toutes choses que n’enseignent pas les seules études scientifiques et techniques, et encore moins les sciences du « management ».
La culture générale, par l’enseignement et l’exemple des plus illustres personnages de l’histoire humaine contenu dans les tragédies, les poésies, les fables et les belles lettres en général, nous fait concevoir les valeurs de noblesse et d’héroïsme inscrites dans la nature et nous montrent comment les vices peuvent la défigurer. Ces œuvres sont donc essentielles par les modèles d’exemplarité qu’elles peuvent transmettre au futur chef pendant son apprentissage. Mère Simoulin indiquait à ce propos que les œuvres littéraires « ont ce mérite, ce privilège de recréer la vie humaine, de nous présenter des exemples bons ou mauvais, que nous apprenons aux enfants à juger. » C’est pourquoi il n’est pas de chef vertueux sans une culture digne de ce nom qui lui permettra de penser la vérité et de prendre des décisions conformes à la justice et au bien commun.
Louis Lafargue
1 Les attachés d’administration relèvent du Premier Ministre et sont des agents de la fonction publique de l’État de « catégorie A », c’est-à-dire la catégorie de fonctionnaires la plus élevée (l’équivalent des cadres du privé) qui conçoit les politiques publiques. Ils ne forment donc en rien les « guichetières » dont parle plus loin Nicolas Sarkozy.
2 Pierre-Louis Blanc, Valise diplomatique : souvenirs, portraits, réflexions, Éditions du Rocher, 2004.
3 Aristote a été précepteur du futur Alexandre le Grand lorsque celui avait 13 ans, en 343 av. J-C.
4 Charles De Gaulle, Le Fil de l’épée, 1932.
5 Religieuse dominicaine, fondatrice et ancienne Prieure Générale des Dominicaines Enseignantes du Saint-Nom de Jésus de Fanjeaux