- INTRODUCTION
Le père de famille qui veut poser un acte bon peut se trouver confronté à la question : « Comment savoir si cet acte est licite ou non, alors qu’il entraîne à la fois des effets bons et des effets mauvais ? » C’est là ce qu’on appelle un acte à double effet.
Les exemples sont nombreux dans le domaine de la santé, en particulier aujourd’hui (affaire Lambert, révision des Lois de Bioéthique, PMA, GPA).
Le but n’est pas de donner ici des arguments tout faits, mais de puiser à des sources fiables et de réfléchir pour bien agir. Estimer les seules conséquences de l’acte est insuffisant, il faut remonter aux principes, basés sur la loi surnaturelle et loi naturelle. Ces principes sont enseignés par l’Eglise de toujours, Mater et Magistra, et il faut donc les chercher dans la doctrine catholique traditionnelle.
Dans le domaine de la santé, notons l’importance de l’enseignement des papes, et en particulier du pape Pie XII :
« La morale naturelle et chrétienne maintient partout ses droits imprescriptibles: c’est d’eux, et non des circonstances de sensibilité, de philanthropie matérialiste, naturaliste, que dérivent les principes essentiels de la déontologie médicale : dignité du corps humain, prééminence de l’âme sur le corps, fraternité de tous les hommes, domaine souverain de Dieu sur la vie et sur la destinée » (1). Et encore « Les obligations fondamentales de la loi morale se basent sur l’essence, la nature de l’homme, et sur ses rapports essentiels, et valent donc partout où se trouve l’homme; les obligations fondamentales de la loi chrétienne, pour autant qu’elles excèdent celles de la loi naturelle, se basent sur l’essence de l’ordre surnaturel constitué par le divin rédempteur.» Pie XII (2)
Ce n’est donc pas d’abord en raison de la « dignité humaine » qu’il convient d’accepter ou de refuser tel ou tel acte, ce n’est pas le principe premier. Le principe premier est la loi de Dieu, le plan voulu par Dieu.
Le « principe de l’acte à double effet » est une notion connue des moralistes, parfois même vulgarisée, mais aussi parfois détournée de sa définition exacte. Il est donc à connaître pour ne pas être trompé.
Énoncé du principe
Lorsqu’un acte (ou une omission délibérée) entraîne à la fois un effet bon et un effet mauvais, il peut, à certaines conditions, devenir pleinement légitime de le poser en tolérant l’effet mauvais pour obtenir l’effet bon.
Il y a parfois plusieurs effets bons ou mauvais résultant d’un même acte.
Le principe de base est que « mala non sunt facienda ut eveniant bona »: on ne peut jamais faire un mal pour obtenir un bien. (Cf St Paul Rm 3,8). La fin bonne ne justifie pas le moyen mauvais.
Historiquement, ce principe semble avoir été formulé pour la première fois pour résoudre un cas particulier. Saint Thomas d’Aquin l’établit dans son analyse de la défense légitime « Est-il permis de tuer un homme pour se défendre? » (Somme de théologie IIa-IIae, q. 64, a. 7) :
« Rien n’empêche qu’un même acte ait deux effets (duos effectus), dont l’un seulement est visé (in intentione), tandis que l’autre ne l’est pas (praeter intentionem). Or les actes moraux reçoivent leur spécification de l’objet que l’on a en vue, mais non de ce qui reste en dehors de l’intention (praeter intentionem), et demeure, comme nous l’avons dit, accidentel à l’acte. Ainsi l’action de se défendre peut entraîner un double effet (duplex effectus) : l’un est la conservation de sa propre vie, l’autre la mort de l’agresseur. Une telle action sera donc licite si l’on ne vise qu’à protéger sa vie, puisqu’il est naturel à un être de se maintenir dans l’existence autant qu’il le peut. Cependant un acte accompli dans une bonne intention peut devenir mauvais quand il n’est pas proportionné à sa fin. Si donc, pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu’il ne faut, ce sera illicite. Mais si l’on repousse la violence de façon mesurée, la défense sera licite. Les droits civil et canonique statuent, en effet : il est permis de repousser la violence par la violence, mais avec la mesure qui suffit pour une protection légitime. »
Notons dès à présent la différence entre faire le mal et tolérer le mal. Mais le rôle fondamental du principe n’est pas de « permettre » le mal (d’établir les cas où le législateur «ferme les yeux»), mais de promouvoir le bien dans toute la mesure du possible. C’est dans cette perspective qu’il faut l’aborder.
2. Conditions de la licéité d’un acte entrainant un effet bon et un effet mauvais
Pour qu’un acte à double effet soit licite, il faut remplir plusieurs conditions. N’en remplir qu’une ne suffit pas, il faut que les quatre conditions soient satisfaites simultanément.
Première condition :
Il faut que l’agent ne veuille pas in se l’effet mauvais. Autrement dit que l’intention de l’agent soit informée par la finalité positive.
En parlant de la fin d’un acte, saint Thomas distingue « finis operis et finis operantis ». La « finis operis » est l’objet vers lequel tend l’acte par sa nature même, son objectif intrinsèque, indépendamment des motifs subjectifs de l’auteur, ou de toute circonstance particulière dans laquelle il est exécuté. La « finis operantis » est surajoutée par l’agent de l’acte : c’est le but pour lequel on accomplit un acte, l’intention subjective de l’action.
Si l’effet mauvais est, au moins en partie « finis operantis » de son acte, alors l’acte est mauvais. Il sera totalement « finis operantis » si l’effet bon n’est qu’un prétexte et si c’est l’effet mauvais qu’on cherche. Il sera partiellement « finis operantis » si on recherche l’effet bon mais qu’on est aussi heureux de l’effet mauvais.
Ne pas se demander avec quels sentiments notre volonté se porte sur son objet, mais si elle s’y porte « in se » ou simplement « in causa ».
Exemples :
– Une femme enceinte gravement malade qui prend un médicament dont l’un des effets secondaires qui se rencontre parfois est de provoquer l’avortement. Elle ne veut pas l’effet mauvais, elle le redoute. La condition est remplie (mais ce n’est peut être pas suffisant pour en faire un acte bon, il faut toutes les conditions)
– La même femme enceinte qui prend le médicament en voulant que l’effet mauvais se manifeste: la condition n’est pas remplie.
Or « Dieu veut premièrement l’intention droite, mais cela ne suffit pas, il veut aussi l’œuvre bonne » Pie XII (2). Trois autres conditions sont nécessaires.
Deuxième condition :
Il faut que l’action en elle-même ne soit pas mauvaise, mais soit moralement bonne ou du moins indifférente. C’est le rejet des actions « intrinsèquement mauvaises ».
Le fait qu’elle vise une fin bonne ne la rend pas bonne : la fin ne justifie pas le moyen. « Il n’est pas permis de faire le mal pour qu’il en résulte un bien » Pie XII (2) citant saint Paul aux Romains (Rm III, 8).
Pour mémoire, l’Eglise, Mater et Magistra, a le pouvoir et le devoir de dire ce qui est intrinsèquement mauvais, fidèlement au dépôt qu’elle a reçu. Par exemple, la contraception et l’avortement sont intrinsèquement mauvais.
Troisième condition :
Il faut que l’effet bon ne résulte pas du mauvais. Autrement dit que l’effet direct de l’intervention soit positif. L’effet mauvais ne vient qu’indirectement. On parle de caractère physiquement médiat ou immédiat d’un mal, c’est-à-dire le fait, pour un mal, de précéder ou non le bien voulu.
Exemples :
– Un médecin administre un médicament pour calmer la douleur, sachant qu’il est susceptible d’abréger la vie du patient. La suppression de la douleur ne vient pas de la diminution du nombre des jours du malade (qui d’ailleurs n’est pas automatique). La condition est remplie.
– Un médecin administre un médicament pour abréger la vie du patient, et lui épargner une souffrance. La suppression de la douleur vient de la mort, donc de l’effet mauvais. La condition n’est donc pas remplie.
Les conditions 2 et 3 ont tendance à se confondre. Au vrai, elles traduisent toutes deux une seule et même exigence : on ne peut pas faire un mal pour obtenir un bien. On ne le peut ni directement, ce que traduit la condition 2, ni indirectement, ce que traduit la condition 3.
Quatrième condition :
Il faut qu’existe une juste proportion, ou raison proportionnée, entre l’effet bon recherché et l’effet mauvais toléré. Autrement dit que l’effet bon soit plus important ou au moins aussi important que l’effet mauvais.
Ce qui exige que l’effet bon ne puisse être obtenu convenablement par une autre voie que l’action entraînant l’effet mauvais. Autrement il n’y aurait aucune raison de tolérer l’effet mauvais.
C’est précisément par l’intervention d’une raison proportionnée que les mauvais effets deviennent indirects : à défaut d’une raison proportionnée, tous les effets mauvais entrent dans l’objet direct de l’action.
Exemples:
– Un médecin donne un médicament qui va guérir de la tuberculose et priver le malade de la vue pendant 6 mois. Il est meilleur, de loin, d’être définitivement guéri d’une maladie grave en perdant totalement la vue, que de garder la vue et mourir de tuberculose, la condition est remplie si il n’y a pas d’autre traitement possible.
– Un médecin donne un médicament qui va guérir une femme enceinte d’un rhume et provoquer à coup sûr l’avortement de l’enfant. La mort est infiniment plus mauvaise que la maladie bénigne qu’on entend guérir. La condition n’est alors pas remplie.
Il faut par ailleurs que l’effet bon soit plus important que l’influence de l’action-cause sur l’effet mauvais. Cette influence, plus ou moins légère, peut se traduire par le risque plus ou moins grand de voir l’effet mauvais se produire ou par la connexion plus ou moins grande entre l’action et l’effet mauvais.
Exemple de risque :
– Une femme enceinte est malade, tel remède la guérirait mais il arrive que ce remède provoque l’avortement, c’est un risque. Imaginons ici ce risque très faible. On ne doit pas mettre en balance la santé de la mère (effet bon) et la mort de l’enfant (effet mauvais) – ce qui irait toujours à l’abstention – mais bien la santé de la mère avec le risque (dans cet exemple réduit) de l’avortement. Et la condition pourrait être remplie. Mais rappelons qu’il faut que les quatre conditions soient remplies pour que l’acte soit licite. (NB : l’acte licite peut être posé sans problème de conscience, pour autant ce n’est pas obligatoire ; et il est des cas héroïques où on choisit de ne pas poser un acte licite).
La connexion plus ou moins grande entre l’action et ses effets est aussi liée à la coopération plus ou moins grande à cette action. La coopération est dite immédiate quand on prend part directement à l’action. Elle est dite médiate quand on y prend part indirectement ; et, en fonction de l’implication de l’auteur, cette coopération médiate sera dite prochaine ou lointaine. La coopération est formelle quand on l’approuve complètement. Elle est seulement matérielle quand on réprouve l’acte mauvais.
Exemple de coopération:
– Observons la coopération à un avortement entre le médecin, l’infirmière anesthésiste (IADE), et l’agent d’entretien qui nettoie la salle. Le médecin pratique directement l’acte (coopération immédiate, toujours illicite), les autres indirectement (coopération médiate). Le médecin y coopère de façon formelle, les autres peuvent n’y coopérer « que » de façon matérielle.
La coopération formelle au mal n’est jamais permise. En revanche, une coopération matérielle peut être licite s’il y a une raison proportionnée et une coopération matérielle lointaine.
Reprenons l’exemple précédent:
– Si l’IADE et l’agent d’entretien réprouvent la mort de l’enfant, et visent un effet bon : gagner leur vie et faire vivre leur famille. Leur coopération peut être limitée à « matérielle ». Elle est médiate car aucun des deux ne pratique directement l’acte : l’IADE se contente d’endormir la patiente, et l’agent de nettoyer la salle, comme pour tout opération. Mais leur influence sur le déroulement de l’acte est très différente : la coopération de l’IADE est prochaine, alors que celle de l’agent est lointaine. La coopération de l’agent d’entretien pourra donc être licite, alors que celle de l’IADE ne l’est pas.
A la coopération formelle correspond, dans le principe du double effet, l’admission directe d’un mal, admission toujours interdite ; à la coopération matérielle correspond l’admission indirecte d’un mal qui peut parfois être justifiée aux conditions sus-citées.
- Exemples de questions précises posées au pape Pie XII.
Le cas de effets secondaires des antalgiques
Des médecins posaient cette question au pape Pie XII : l’emploi d’analgésiques est-il permis même en certains cas où l’atténuation de la douleur intolérable s’effectue probablement aux dépens de la durée de la vie qui est abrégée ?
« Toute forme d’euthanasie directe, c’est-à-dire administration de narcotiques (ici utilisé comme antalgiques) afin de provoquer ou hâter la mort est illicite parce qu’on prétend alors disposer directement de la vie. Un des principes fondamentaux de la morale naturelle et chrétienne est que l’homme n’est pas maître et possesseur mais seulement usufruitier de son corps et de son existence. On prétend à un droit de disposition directe toutes les fois que l’on veut l’abrègement de la vie comme fin ou comme moyen. Dans l’hypothèse que vous envisagez, il s’agit uniquement d’éviter au patient des douleurs insupportables. Si entre la narcose et l’abrègement de la vie n’existe aucun lien causal direct, posé par la volonté des intéressés ou par la nature des choses (ce qui serait le cas si la suppression de la douleur ne pouvait être obtenue que par l’abrègement de la vie), et si au contraire l’administration de narcotiques entraîne pas elle-même deux effets distincts, d’une part le soulagement des douleurs, et d’autre part l’abrègement de la vie, elle est licite; encore faut-il voir s’il y a entre les 2 effets une proportion raisonnable, et si les avantages de l’un compensent les inconvénients de l’autre. Il importe aussi d’abord de se demander si l’état actuel de la science ne permet pas d’obtenir le même résultat en employant d’autres moyens. » (3)
Le cas de la sédation en phase terminale
Le raisonnement est le même que pour les antalgiques. Mais au préalable, il y a des éléments supplémentaires à prendre en compte notamment la notion de suppression de la conscience.
« Il ne faut pas sans raison grave priver le mourant de la conscience de soi »
« Le mourant ne peut permettre et encore moins demander au médecin qu’il lui procure l’inconscience, si par là il se met hors d’état de satisfaire à des devoir moraux graves, par exemple de régler des affaires importantes, de faire son testament, de se confesser. »
« Mais
- si le mourant a rempli tous ses devoirs et reçu les derniers sacrements,
- si des indications médicales nettes suggèrent l’anesthésie,
- si l’on ne dépasse pas dans la fixation des doses la quantité permise,
- si l’on a mesuré soigneusement l’intensité et la durée de celle-ci,
- et que le patient y consente,
rien alors ne s’y oppose, l’anesthésie est moralement permise. » (3)
L’usage de traitements hormonaux contraceptifs
Un médecin prescrit un traitement hormonal à une femme mariée. Ce traitement empêche toute fécondation.
« Si la femme prend ce médicament [il s’agit de la «pilule»], non pas en vue d’empêcher la conception, mais uniquement sur avis du médecin, comme un remède nécessaire à cause d’une maladie de l’utérus ou de l’organisme, elle provoque une stérilisation indirecte, qui reste permise selon le principe général des actions à double effet.
Mais on provoque une stérilisation directe, et donc illicite, lorsqu’on arrête l’ovulation, afin de préserver l’utérus et l’organisme des conséquences d’une grossesse qu’il n’est pas capable de supporter » (4).
Conclusion
On aura noté la difficulté de l’application du principe d’acte à double effet dans certains cas. Il faudra discerner avec jugement. L’aide d’un prêtre bien formé sera la bienvenue.
Le père de famille va donc implorer les dons du Saint Esprit pour le guider, et vouloir s’attacher aux principes de la loi divine.
« Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez en mon amour, comme moi j’ai gardé les commandements de mon Père, et je demeure en son amour » St Jean XV, 10.
« Donc il n’y a qu’une seule voie pour arriver à l’amour de Dieu et pour se maintenir dans l’union et l’amitié avec lui : l’observance de ses préceptes. » Pie XII (5)
Dr L.
Bibliographie : Pie XII :
1- allocution au congrès des médecins catholiques 29 septembre 1949
2- allocution à la fédération mondiale des jeunesses féminines catholiques 18 avril 1952
3- discours à des médecins sur les problèmes moraux de l’analgésie 24 février 1957
4- allocution devant les membres du 7e Congrès international de la Société d’hématologie, 12 septembre 1958
5- discours aux curés et prédicateurs de carême de Rome, 22 février 1944