Le patron chrétien

En 2018, est paru au Presses de Sciences Po un ouvrage de référence intitulé L’entreprise et l’Évangile. Une histoire des patrons chrétiens. C’est le mouvement patronal chrétien qui est étudié dans son ensemble au 20ème siècle à partir des syndicats catholiques créés à la suite de l’encyclique Rerum Novarum du Pape Léon XIII de 1891 jusqu’aux Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens (EDC) d’aujourd’hui. Les auteurs se sont posés la question suivante : le patronat chrétien diffuse-t-il une vision particulière de l’entreprise ? De l’art de diriger une entreprise ? Au terme de leur enquête, ils écrivent p 201 « Disons le tout net : il n’existe pas selon nous de « théorie » ou de « doctrine » chrétienne de l’entreprise, qui serait synthétisée dans un ouvrage majeur. Il y a néanmoins plusieurs points fréquemment rappelés par les patrons chrétiens. Le premier point n’est guère original pour un mouvement patronal, mais il mérite d’être mentionné : il s’agit du respect de « l’autorité ». Comme l’explique un grand dirigeant catholique aux auteurs : « Pour nous chrétiens, nous savons bien que le patron, le chef est indispensable ».

 

  Nous connaissons tous ce passage célèbre de l’Évangile dans lequel un centurion romain vient trouver le Christ pour lui demander de guérir un serviteur (chez saint Luc, 7,8 et saint Matthieu 8,9) : « Le centurion : « Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit ; mais dites seulement un mot, et mon serviteur sera guéri. Car moi qui suis sous des chefs, j’ai des soldats sous mes ordres, et je dis à l’un : « Va, » et il va ; et à un autre : « Viens » et il vient ; et à mon serviteur : « Fais ceci » et il le fait. Ce qu’entendant, Jésus fut dans l’admiration, et il dit à ceux qui le suivaient : « Je vous le dis en vérité : dans Israël, chez personne je n’ai trouvé une si grande foi ». Cette affirmation de l’autorité dans le domaine militaire, économique ou politique, comme elle peut l’être dans le domaine religieux, va toutefois de pair avec la nécessité du perfectionnement par le patron chrétien de son métier de chef : ce métier n’est pas considéré comme inné, il peut et doit s’apprendre. Le chef chrétien sera lui-même appelé à être un formateur et un entraîneur d’hommes. Le 3ème point mis en avant par les patrons chrétiens concerne la conception de l’entreprise, « à la fois une cellule économique et sociale créatrice de biens et un centre d’échanges de services entre les hommes, à commencer par ses membres, apporteurs de travail et apporteurs de capital, dont chacun apporte en vue de recevoir ». Les finalités de l’entreprise sont souvent évoquées dans les publications du patronat chrétien. Ainsi, l’entreprise doit certes produire, procurer des moyens d’existence aux différentes catégories de personnes, mais aussi valoriser le travail bien fait et unir entre eux les membres de l’entreprise. On y reconnaît également l’affirmation des « finalités humaines de l’entreprise, indissociables de ses finalités économiques ». Ces finalités sont de contribuer au bien commun de la Cité et de pratiquer la vertu de justice à tous les niveaux de la hiérarchie.

La notion de « justice » est ainsi souvent mentionnée dans les textes produits par le patronat chrétien : « Il ne s’agit pas ici pour l’entreprise d’être généreuse, mais juste dans la répartition qu’elle propose en particulier dans les propositions relatives aux salaires dans les entreprises ». Ce point est fréquemment rappelé dans les Évangiles et les écrits des Apôtres. Saint Jacques (5, 1-6) l’exprime par exemple avec force : « Vous autres, maintenant, les riches ! Pleurez, lamentez-vous sur les malheurs qui vous attendent. Vos richesses sont pourries, vos vêtements sont mangés des mites, votre or et votre argent sont rouillés. Cette rouille sera un témoignage contre vous, elle dévorera votre chair comme un feu. Vous avez amassé des richesses, alors que nous sommes dans les derniers jours ! Le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont moissonné vos champs, le voici qui crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur de l’univers. Vous avez mené sur terre une vie de luxe et de délices, et vous vous êtes rassasiés au jour du massacre. Vous avez condamné le juste et vous l’avez tué, sans qu’il vous oppose de résistance. » Saint Thomas d’Aquin a montré dans la Somme Théologique la dimension sociale de toute rémunération qu’un chef chrétien doit prodiguer à ses employés : celle-ci doit assurer la subsistance du travailleur, sa dignité et permettre une existence décente pour lui comme pour sa famille (élément totalement occulté aujourd’hui dans tout contrat de travail). Il écrira même : « Quand les riches conservent à leurs fins personnelles une surabondance nécessaire à la subsistance des pauvres, ils les volent, et si le pauvre s’empare de force de cette part qui est à lui, ce n’est pas le pauvre qui vole ». C’est pourquoi la rémunération ne peut être ramenée sans risque à un strict salaire à la pièce ou à la tâche car on perd alors de vue la contribution sociale du travailleur. De trop fortes disparités dans la répartition des richesses nuisent enfin au bien commun en favorisant l’apparition de troubles sociaux au sein des couches populaires de la société et des comportements immoraux et égoïstes au sein de l’élite dirigeante. Cette question de la juste rétribution est donc politique. Face à l’accroissement des inégalités de richesses, la pensée thomiste propose de moraliser l’économie, ce qui est le rôle du politique et qui permet ici de responsabiliser socialement les patrons dans leurs actions comme celle de la fixation d’une rémunération. Cette intervention du politique dans l’économie, afin d’assurer la cohésion sociale, est donc de la première importance et doit être bien comprise du patron chrétien.

Le sujet du chef d’entreprise chrétien a été fréquemment exploré par les fondateurs de la Cité Catholique et leurs amis. Le lecteur trouvera encore aujourd’hui de nombreux fruits à la lecture des ouvrages suivants :

Le pouvoir dans l’entreprise de Louis Salleron, édition C.L.C, 1981

Le chef d’entreprise de Marcel Clément, Nouvelles éditions latines, 1956 

Le travail de Jean Ousset et Michel Creuzet, Cité Catholique, 1962

Economie et morale de Marcel De Corte, revista Personal y Derecho, 19771

 

Louis Lafargue

1 Accessible en ligne gratuitement à cette adresse : https://revistas.unav.edu/index.php/persona-y-derecho/article/view/32762