L’Etape fait partie des premiers romans de la seconde partie de la carrière littéraire de Paul Bourget (1852-1935). Cette dernière commence au tout début du XXe siècle au moment de son retour au catholicisme qu’il avait abandonné à l’adolescence. Sa conversion lui a permis, après qu’il eut étudié les maladies de l’âme, d’en indiquer les remèdes. Hostile au scientisme et à l’incroyance, il prône le retour au catholicisme et s’en prend à la démocratie qu’il accuse de niveler élites et fortunes, d’opposer les classes sociales entre elles et de former des caractères individualistes, ambitieux et aigris. Paul Bourget prend également position en faveur des écoles catholiques, attaquées par le gouvernement de l’époque, qu’il considère comme indispensables à la cohésion nationale et à la morale. Dans ses romans, il s’affiche comme un défenseur de l’ordre social, pour la famille, contre le divorce (dans Le Divorce), pour l’ancienne noblesse (dans L’Emigré) et n’admettra qu’une mobilité sociale progressive dans son roman intitulé L’Etape, publié en 1902.
L’Etape est considéré comme l’archétype de l’œuvre de combat. Le professeur Joseph Monneron, libre penseur, anticlérical, promoteur des principes de la Révolution française, est malheureux dans son ménage mal assorti et déçu par ses enfants. Son fils aîné, Antoine, fréquente les courses et les lieux de plaisir et, pour se procurer de l’argent, en arrive à faire des faux en écritures. Sa fille, Julie, se laisse séduire par un ami de ses frères, Adhémar de Rumesnil, et tire un coup de revolver sur son amant qui l’a abandonnée enceinte. Son dernier fils est un gamin vicieux et mal élevé. Seul le second de ses enfants, Victor, montre une âme élevée mais, fils d’un père anticlérical et jacobin, il est porté vers des idées religieuses qui sont odieuses à celui-ci. De plus, il s’est épris de Brigitte, fille du philosophe catholique Ferrand qui a été autrefois condisciple de son père à l’Ecole normale supérieure. A la fin, l’honnêteté intellectuelle de Joseph Monneron va lui faire admettre la valeur et la générosité de Victor et ne pas s’opposer au bonheur de son fils. Entre temps, le professeur Ferrand va expliquer à son ancien camarade, et c’est la thèse du roman, la cause profonde de ses malheurs. Fils de paysans, Joseph Monneron a voulu s’élever trop vite dans l’échelle sociale pour atteindre une situation à laquelle aucune hérédité, aucune tradition, aucune éducation ne l’avait préparé, au risque de brûler les étapes.
Cette thèse du roman qui lui a donné son titre a, il faut le reconnaître, plutôt mal que bien affronté l’épreuve du temps, au moins dans son côté le plus péremptoire. Fort heureusement, elle ne représente pas, à supposer qu’elle l’ait jamais représenté, l’aspect le plus intéressant de l’ouvrage. Le roman est très bien construit et le lecteur se laisse facilement prendre au jeu de l’intrigue. Paul Bourget y fait preuve de ses qualités d’analyse psychologique de ses personnages. Pour le lecteur du XXIe siècle qui observe les conséquences de la déchristianisation des cadres de la société depuis la fin du XIXe siècle, la description de la famille Monneron montre, au-delà de la réussite universitaire du père de famille, la faillite des illusions rousseauistes des doctrinaires de la Révolution de 1789 et les limites d’une morale qui se refuse à admettre un fondement transcendant. La mauvaise appréhension de la réalité qui en résulte entraîne de nombreuses déconvenues dans l’éducation des enfants. La grandeur d’âme et la générosité des héros catholiques du roman forment un vif contraste avec les traits moins flatteurs des personnages non catholiques. Le roman contient également une description intéressante de la société parisienne du début du siècle dernier et fait aussi croiser le lecteur avec un abbé démocrate qui essaye, avec une bonne foi à toute épreuve, de réconcilier le catholicisme avec les principes de 1789, ainsi qu’avec le fondateur d’une université populaire, type intéressant du juif idéaliste absorbé par des rêves de régénération sociale.
Paul Bourget rejette le déterminisme physiologique d’Emile Zola et explique la psychologie des individus par leur vie intérieure. Pour lui, la vie n’apparaît incohérente qu’aux esprits incapables d’identifier les causes de leurs comportement. Cette anatomie morale, si on poussait ce concept jusqu’à son point extrême, réduirait à peu de choses le rôle de la liberté et de la volonté des personnes et contribuerait à rétablir le déterminisme que l’auteur entend combattre. Les personnages de L’Etape peuvent en ressortir très, voire trop construits, ce qui donne une certaine visibilité mais peut-être un peu de lourdeur à ce qui peut légitimement apparaître comme un parti-pris du romancier. L’ouvrage souligne enfin le rôle essentiel joué dans la société par la famille que l’auteur conçoit comme un relais indispensable entre la Nation et les individus qui la composent.
Thierry de la Rollandière