La légende noire de la chrétienté regorge de mythes et d’histoires toutes plus horribles les unes que les autres, adaptées aux goûts du jour quand elles ne sont pas forgées de toutes pièces, dans le seul but de discréditer l’Eglise et de corrompre son image aux yeux des peuples modernes, crédules et ignorants. Dans ce cortège de mensonges, les Grandes Découvertes1 ont une place de choix. Les nations chrétiennes, et principalement la très catholique Espagne, y sont dépeintes comme assoiffées de richesses, dépourvues de tout sens moral et prêtes à tous les massacres pour arracher la plus petite once d’or aux populations indigènes. Dans le sillage des Conquistadors, les missionnaires dominicains et jésuites ne sont que de vulgaires sbires du Pape, envoyés pour assujettir les pauvres Indiens et les soumettre aux vice-rois et gouverneurs venus d’outre-atlantique. La vérité est bien différente, comme l’expose Jean Dumont dans son ouvrage L’Heure de Dieu sur le Nouveau Monde2. Il ne s’attache pas à contrebalancer une « légende noire » par une « légende rose », mais bien plutôt à remettre les faits dans leur contexte, à corriger les mensonges et demi-vérités communément admis, et surtout à nous faire découvrir le visage de ceux qui ont eu la charge de civiliser les terres du Nouveau Monde, et d’y répandre la Parole de Dieu.
La découverte
Lorsque Christophe Colomb atteint ce qu’il croit être l’Inde, en 1492, il ne s’agit en fait que des Antilles, archipel s’étendant entre l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud. Ce sera sept ans plus tard, en 1499, que l’Italien Amerigo Vespucci, lui aussi au service de l’Espagne, découvrira le Brésil, et comprendra qu’il s’agit d’un nouveau continent. Les premières volontés claires d’évangélisation sont exprimées dès le mois de mai 1493 dans l’Instruction envoyée par le roi Ferdinand et la reine Isabelle à Colomb, devançant la volonté du pape3 qui sera exprimée en juin de la même année par la bulle Piis fidelium. Les désirs des autorités politiques et religieuses sont louables, mais vont se heurter dans leur exercice à plusieurs obstacles.
Le premier provient de la mauvaise disposition de certains Européens, dont Christophe Colomb. Nommé gouverneur des Antilles, il réduit en esclavage les indigènes pour les faire travailler à son profit dans le comptoir commercial qu’il a créé. Il semble peu se soucier de leur évangélisation, n’ayant avec lui que trois ou quatre missionnaires : en 1500, huit ans après la découverte, on ne compte que deux mille baptêmes sur près d’un million d’Indiens. Il sera arrêté la même année, sur ordre d’un enquêteur mandaté par le roi et la reine.
Le second obstacle réside dans les Indiens eux-mêmes. Libérés de l’esclavage par ordonnance d’Isabelle la Catholique4, ils sont regroupés dans des communautés dirigées par des « hommes de bien », chargés de les protéger, d’améliorer leurs conditions de vie et de favoriser l’évangélisation : ces regroupements sont appelés les « Encomiendas ». Dans un souci de les faire parvenir le plus vite possible à l’autonomie, une première communauté libre exclusivement indienne est créée en 1503 afin de servir de test. D’autres suivent entre 1518 et 1520. Tous les membres sont sélectionnés parmi les sujets jugés les mieux préparés, mais dans chaque cas l’échec est sans appel. Des notes d’alors soulignent que les Indiens « ne travaillent pas assez pour se substanter », « oublient le christianisme qui leur a été enseigné », et retournent à leurs mœurs païennes d’avant la découverte5. En un mot, « ils ne donnent pas lieu au moindre espoir dans la civilisation6 », et ce même après plusieurs années d’essai. Ces communautés libres doivent donc être abandonnées pour revenir au régime de l’encomienda, qui durera jusqu’en 1748.
Le dernier obstacle majeur réside dans l’instabilité politique qui va suivre la mort d’Isabelle la Catholique, en 1504. Il faudra attendre vingt ans pour que, une fois l’ordre rétabli par Charles Quint, soit institué le Conseil des Indes. L’effort de civilisation et d’évangélisation des terres espagnoles d’Amérique va alors vraiment débuter, soutenu en Espagne par le Roi et mené en Amérique par des hommes d’un dévouement extrême, tel le premier archevêque de Lima, Jérôme de Loaisa.
L’essor de la civilisation
Le développement matériel des peuples d’Amérique7 va de pair avec le développement moral et spirituel, pour dépasser leurs limites énoncées plus haut. Des hommes comme les vice-rois, les gouverneurs, les titulaires d’encomienda, et bien évidemment les missionnaires et hauts responsables du clergé, vont être les bâtisseurs de ce Nouveau Monde. Il est sûr que certains d’eux ont démérité, mais les rapports et les enquêtes montrent que la majorité s’est consciencieusement livrée à sa belle et noble tâche. Jérôme de Loaisa se démarque parmi ces bâtisseurs de nations, par le zèle et le très grand amour des Indiens dont il a fait preuve. Né en 1498, il est nommé en 1537 pour être le premier évêque de Carthagène, capitale des Caraïbes espagnoles. Il y commence son apostolat amérindien pour être désigné comme archevêque de Lima en 1541. Son archevêché est immense, le plus vaste de la chrétienté : avec les diocèses qui lui sont rattachés, il s’étend du Nicaragua (Amérique centrale) jusqu’à la Terre de Feu (extrémité sud de l’Argentine), pour englober plus de la moitié du continent sud-américain. Le terrain de mission est colossal, mais rien n’arrête le nouvel archevêque.
La tâche de missionnaire est bien souvent triple : le religieux se fait tour à tour bâtisseur, prêcheur et politique, confronté à un climat auquel il n’est pas habitué, à une culture nouvelle et bien souvent barbare, à des carences matérielles omniprésentes. Mais il n’est rien que l’amour des âmes et de la Croix ne rende possible, soutenu par la grâce de Dieu. De tout cela, Jérôme n’en manquera pas. Ce que lui doit l’Amérique est impressionnant. « Protecteur général des Indiens du Pérou8 », il défend contre Las Casas9 les encomiendas, base de la civilisation et de l’évangélisation. Ces communautés d’Indiens, régies par un Espagnol « homme de bien », permettent d’améliorer les conditions de vie des populations, de les protéger et de les convertir. Il punit ceux des Conquistadors qui abusent de leur pouvoir et exploitent les Indiens, et fait restituer aux Indiens les biens et trésors injustement saisis. Ses tournées pastorales lui font visiter chaque village, presque chaque maison où se trouvent des Indiens convertis ; son plus long voyage apostolique l’emmène jusqu’au Panama à trois mille kilomètres de Lima ! Le premier et le second conciles de Lima, qu’il convoque en 1552 et 1567, fixent les règles de l’évangélisation et la formation d’une Eglise autochtone : obligation est faite aux prêtres d’apprendre les langues locales, pour prêcher, administrer les sacrements et catéchiser.
Il fait construire à ses frais écoles et hôpitaux, s’endettant même lorsque ses revenus ou l’argent donnés par le Roi ne suffisent pas. Il érige ainsi l’hôpital Santa Anna, réservé aux Indiens, et pour lequel il réunit plus de quarante mille pesos d’or. Il le confie aux Jésuites, et y fait soigner chrétiens et païens. En moins d’un siècle, près de cinquante mille Indiens y reçoivent les derniers sacrements. Jérôme lui-même y mourra en 1575, parmi les Indiens qu’il a tant aimés, couché sur le « dernier lit », après avoir passé ses dix dernières années à servir les malades. L’hôpital Santa Anna subsiste encore aujourd’hui, près de cinq siècles après sa fondation, même s’il a changé de place puis de nom : on l’appelle aujourd’hui « Hôpital archevêque de Loaisa ».
Il faudrait, pour rendre à la Découverte espagnole les honneurs qui lui sont dus, s’attarder sur d’autres figures emblématiques telles que le vice-roi Toledo ou encore saint Turibe, successeur de Jérôme de Loaisa. Chacune d’elles suffit pour mettre à bas les accusations injustes portées sur l’action des Espagnols et de l’Eglise au Nouveau Monde, mais il y aurait tellement à en dire que ces quelques lignes ne pourraient suffire10. Quoi qu’il en soit, l’Espagne peut être fière de ce temps où elle a porté à bout de bras la lumière de la Foi et de la civilisation sur ces terres d’Amérique, les arrachant au démon et donnant à l’Eglise l’un de ses plus beaux joyaux : un continent où les conversions se compteront par centaines de milliers et où Dieu et sa Mère seront, pendant près de cinq siècles, honorés et servis.
RJ
1 Terme désignant la découverte et la conquête des Amériques, entre la fin des XVème et XVIème siècles.
2 Ed. FLEURUS
3 Alexandre VI
4 Ordonnance de 1499 punissant de mort tout esclavagiste et complice d’esclavagiste
5 Orgies rituelles, sacrifices humains, réduction de têtes d’enfants, drogueries …
6 J. DUMONT, L’Heure de Dieu sur le Nouveau Monde, p.13
7 Nous utiliserons ce raccourci pour désigner les terres d’Amérique du Sud sous tutelle espagnole.
8 Titre donné par Charles Quint
9 Bartlomeo de las Casas (1484-1566) est connu pour ses attaques contre les colons espagnols et le régime pourtant si bénéfique des encomiendas
10 Nous recommandons vivement la lecture de l’ouvrage de Jean DUMONT pour découvrir ou approfondir ce sujet passionnant.