Foyers Ardents a rencontré Marion Dapsance, docteur en anthropologie et auteur de plusieurs livres sur le bouddhisme. (Nous avons conservé le style oral de cet entretien)
Foyers Ardents : Chère Madame, les nouvelles pratiques d’inspiration asiatique sont à la mode et utilisent un vocabulaire dont la signification nous dépasse (zen, karma, shakras, mandala, etc…).
Tout d’abord, pouvez-vous nous résumer ce qu’est le bouddhisme et son origine ?
Marion Dapsance : Le fameux Bouddha serait le prince Siddhartha Gautama qui aurait vécu au Ve siècle avant Jésus-Christ. Nous n’avons cependant aucune preuve historique de son existence. Le bouddhisme est né dans un milieu d’ascètes qui se sont séparés des hindouistes originaires d’Iran, qui pratiquaient des rituels védiques (liés au feu). Ces ascètes ont inventé ce qu’on a appelé plus tard « le yoga » c’est-à-dire des pratiques corporelles qui étaient initialement des pénitences pour brûler – en référence au feu védique – le mauvais karma, c’est-à-dire les conséquences des mauvaises actions de cette vie et des vies passées.
Pour brûler ce karma, il fallait faire des pratiques de privation et de rejet du corps, par exemple rester les 2 bras en l’air sans jamais les baisser, rester suspendu à des arbres la tête en bas ou rester sur un pied pendant des années ; certains même se coupaient une main, un bras, un pied ou s’arrachaient un œil !
Ensuite différentes écoles bouddhiques ont essaimé en Asie.
Ce que nous appelons « le bouddhisme », c’est (d’après les dernières recherches publiées dans mon livre : Le bouddhisme des bouddhistes1) la secte qui s’est distinguée des autres dans le culte des reliques du Bouddha, dans la vénération d’images » (icônes et statues de divinités particulières qui venaient de l’Inde ancienne) et dans la domestication des démons pour obtenir les pouvoirs de se libérer du cycle des réincarnations. La vie pour eux est considérée comme uniquement négative. Le corps est considéré comme un obstacle et il faut sortir de ce cycle sans fin des morts et des renaissances en découvrant à l’intérieur de soi la conscience pure qui n’est pas non plus l’esprit mais qui est une sorte d’âme éternelle cachée par tout ce qui est matière. Le but est donc de se détacher du corps et de se faire aider en cela par des divinités, par des démons.
FA : Existe-t-il, comme dans le protestantisme, différents bouddhismes ?
MD : Il y a en effet différentes écoles bouddhiques puisqu’il n’y a pas d’autorité centrale qui définirait des dogmes ou une doctrine claire, comme dans l’Eglise catholique. Dans le bouddhisme, selon les tendances, on peut donc trouver une idée et son contraire. Certaines écoles considèrent que l’âme n’existe pas, que les êtres humains n’ont pas d’âme et que l’éveil c’est justement de comprendre que l’homme n’a pas d’âme. D’autres écoles disent au contraire qu’il faut retrouver cette conscience pure – plus ou moins une âme -, qui est en fait divine et que tout le monde possède à l’intérieur de soi.
FA : Retrouve-t-on une idée principale dans toutes ces philosophies bouddhiques ?
MD : Il y en a plusieurs parce que le but recherché appelé l’éveil, autrement dit la libération du cycle sans fin des renaissances, n’est pas défini. Cependant on retrouve quelques idées centrales : ce sont les fameuses « quatre nobles vérités2 ».
Ces 4 vérités affirment que :
– le monde est souffrance et illusion,
– la cause de la souffrance est l’ignorance (ignorer que l’on n’existe pas, qu’il n’y a pas d’âme ou que cette âme est obscurcie par les mauvais karma),
– on peut se libérer de cette ignorance,
– il y a un chemin vers la libération que les bouddhistes appellent le noble sentier octuple donc un sentier en 8 étapes.
Le karma régit l’existence, c’est-à-dire que l’être humain et même l’être animal posent des actes entraînant des conséquences qui donnent des sortes de bons points karmiques ou de mauvais points. Plus on obtient de points positifs, plus on aura une renaissance favorable ; à l’inverse plus on acquiert de mauvais points, plus on risque de se réincarner comme un animal sale, misérable. Cette loi du karma est l’un des points importants du bouddhisme.
Une autre idée importante dans le bouddhisme est que le monde est une illusion et par conséquent on ne peut pas se fier au monde, on ne peut pas se fier à ses sens, ni à sa raison, qui, de fait, n’existe pas. L’être humain est prisonnier d’un monde qui est comme un film ; ce film, cette illusion « existe », ou plus exactement apparaît, se manifeste en raison de l’illusion qui réside dans les esprits du fait de l’accumulation du karma. Prendre le monde et le soi comme des réalités tangibles est selon eux la cause de la souffrance. Pour faire disparaître la souffrance, il suffit de prendre conscience que « je » n’existe pas réellement, et le monde non plus.
FA : Les personnes qui sont attirées par le bouddhisme pensent à la « non-violence », à la « zen attitude », au calme, au bien-être, au refus de la souffrance. Ce n’est pas ce que vous décrivez !
MD : Il faut savoir au départ ce que signifie le mot « zen » : son objet n’est pas du tout de trouver le calme. Au départ la méditation zen avait pour but de voir le Bouddha en la personne même de l’abbé du monastère, alors que dans les versions antérieures du zen et de son ancêtre chinois le chan, il fallait le voir dans les icônes. La discipline très stricte qui entoure ces pratiques de « vision du Bouddha » (darshan) sont à l’opposé de ce que l’on appelle chez nous « zen », c’est-à-dire « détendu », « calme », « cool ». Le zen japonais est tout sauf « cool ». D’autre part, les rituels zen étaient surtout dédiés à la protection de l’empereur, de la nation et de l’ordre moral. Jamais pour le « développement personnel » ou le confort.
FA : Votre livre de 2018 s’appelle : Qu’ont-ils fait du bouddhisme ? Une analyse sans concession du bouddhisme à l’occidentale3. Y-a-t-il alors un bon, un vrai bouddhisme ?
MD : Il faut savoir que toutes les écoles de bouddhisme pratiquent des rituels qui sont souvent basés sur des principes de magie, c’est-à-dire où l’on se transforme en autre chose que ce qu’on est. Le bouddhisme qu’on appelle tantrique est une religion qui a dominé toute l’Inde et toutes les traditions d’Inde au Moyen-Âge. Dans le tantrisme, on se transforme en divinité et on fait appel à des rituels où on convoque une divinité en l’appelant, en l’invoquant, en répétant son mantra. La divinité prend alors possession du corps de l’adepte qui devient cette divinité et a des pouvoirs surnaturels, supposément des pouvoirs d’omniscience, de voler dans les airs, de se transformer en ce qu’il veut et d’obtenir ce qu’il recherche et notamment le pouvoir d’atteindre l’éveil c’est-à-dire la libération. Fondamentalement, il s’agit de pratiques de possession par des entités préternaturelles : « divinités » ou démons dont on entend s’accaparer les pouvoirs.
Le bouddhisme est aussi, en Asie, un culte des reliques, reliques qui appartiennent, prétend-on, au Bouddha. Par exemple, une tenue de Bouddha est vénérée au Sri Lanka et promenée dans un festival annuel. Remarquons que dans le christianisme on vénère les reliques de celui qui a démontré sa sainteté tandis que dans le bouddhisme, c’est la relique qui fait la sainteté. On brûle le corps du moine bouddhiste sans trop savoir s’il avait des pouvoirs particuliers : si on trouve dans ses cendres des petits galets colorés, alors on considère que ce sont des reliques, donc que cette personne avait des pouvoirs surnaturels ou super humains. Mais ce ne sont pas ces formes-là du bouddhisme asiatique qui ont intéressé les Occidentaux des XIXe et XXe siècles. Pour satisfaire leur désir d’une « meilleure religion » que le >>> >>> christianisme qu’ils rejetaient, ils ont inventé un « bouddhisme » à leur goût, sur la base de quelques textes philosophiques sanskrits. Ce « bouddhisme » est devenu « rationnel » parce qu’ils ont opéré une sélection drastique entre l’immense matériau de possession, de sorcellerie, de magie, de merveilleux, dont ils se sont débarrassés, et quelques textes de pure philosophie, qu’ils ont conservés et montés en épingle.
FA : Vous avez parlé de mantra ; pouvez-vous nous définir ce mot ?
MD : Un mantra, c’est à la fois l’invocation d’une divinité ou d’un démon. C’est aussi une formule magique, c’est-à-dire une formule qui n’a pas un sens rationnel mais qui produit des effets de transformation donc des effets magiques. C’est enfin une sorte de condensation sonore ou écrite d’une divinité. Chaque divinité a son mantra par lequel on la célèbre et on la vénère.
FA : On entend souvent dire en entreprise et à la radio « ouvrons les chakras ! ». De quoi s’agit-il ?
MD : Au départ, le chakra c’est la roue d’un char de guerre puis ce mot en est venu à désigner ces fameux centres d’« énergies » (« souffles » et « nectars » pour les Indiens), que l’on aurait le long de la colonne vertébrale dans le corps dit subtil ou imaginal. Mais ce sont aussi et surtout des panthéons, c’est-à-dire des univers de divinité. Chaque chakra est un univers de divinité, univers gouverné par une divinité en particulier, entourée d’autres divinités secondaires. Le yogi ou le pratiquant du bouddhisme tantrique imagine que son corps est empli de divinités et qu’elles sont à l’intérieur de ses chakras, à l’intérieur des roues.
FA : Que faut-il penser du yoga qui est pratiqué en France sous la forme d’exercices respiratoires, d’étirements et de gymnastique et parfois dans certaines préparations à l’accouchement ? Cela ne ressemble pas à la pratique du yoga telle que vous l’avez définie plus haut. Pouvez-vous nous expliquer ces deux pratiques différentes ?
MD : Différencions le Hatha yoga du yoga pratiqué aujourd’hui en Europe.
– le Hatha Yoga a pour but de permettre au yogi, donc aux pratiquants, d’atteindre l’immortalité ; le but de ce yoga c’est d’avoir un corps immortel, un corps divin. Les rituels pratiqués utilisent sang et sécrétions corporelles ; nous ne les décrirons pas davantage ici.
– Le « yoga » qu’on nous propose aujourd’hui en Occident est un mélange de pratiques dans lesquelles on trouve essentiellement de la gymnastique suédoise et des méthodes de gymnastique qui ont été développées à la fin du XIXe et début du XXe siècle quand les États européens ont pensé qu’il fallait que leur population soit forte et résistante et quand les Anglais répandirent ces pratiques en Inde. Plusieurs « gourous » (maîtres) indiens ont repris ces méthodes de culture physique et y ont adjoint du hatha yoga plus traditionnel, donc en lien avec des pratiques sexuelles d’union avec des « divinités ».
FA : Le catholique peut-il pratiquer sans danger ce « yoga » en le séparant de toute idée de religion ?
MD : La réponse est évidemment non. Qu’il se mette plutôt aux pilates, à la gymnastique, à la barre au sol, à la danse… Les possibilités sont nombreuses.
FA : De grandes entreprises, des consultants et You Tube promeuvent des séances de « méditation en pleine conscience » ou de « méditation anti-stress ». Ont-elles un rapport avec le bouddhisme ? Sont-elles comparables à la méditation pratiquée par le catholique ?
MD : L’origine de la méditation bouddhique, qu’on appelle chez nous pleine conscience est, comme le yoga, un mélange de tradition indienne médiévale et de tradition du sud-est asiatique où l’esprit doit passer en revue le corps pour se focaliser sur la respiration en vue d’atteindre la libération du samsara (cycle des morts et des renaissances). Dans les traditions bouddhiques indiennes qui sont supposées être les plus pures on trouve en réalité des « méditations sur l’impur » ou sur « l’abject » où l’on se visualise soi-même comme un sac de substances dégoûtantes et comme un cadavre en devenir. Cette méditation n’a donc rien à voir avec la méditation catholique qui a pour but de se rapprocher de Dieu.
FA : Que pensez-vous des mandalas, ces coloriages « zen », pour enfants et adultes ?
MD : Un mandala à l’origine est une représentation symbolique de l’univers en peinture, en sable ou en différents matériaux centrée sur le Mont Mérou qui est supposé être le centre de l’univers. C’est aussi un panthéon, et également une aire rituelle, un cercle magique, que le pratiquant trace sur le sol avant de commencer ses rituels. C’est exactement ce que font les sorciers quand ils pratiquent la magie. On ne peut que déconseiller la fréquentation de ces pratiques inspirées de la magie et on se demande donc quel intérêt l’occidental trouve à colorier des mandalas… Pourquoi ne pas plutôt colorier des vitraux de cathédrales ?
FA : Puisque c’est le thème de ce numéro, qu’est-ce que le mot « amitié » représente pour un bouddhiste ?
MD : L’amour, l’amitié, la charité sont les grands absents du bouddhisme. Il y a certes « la compassion », mais elle reste surtout abstraite. Les rituels du mahayana (« grand véhicule ») mentionnent que le pratiquant « souhaite que tous les êtres parviennent à l’éveil », ce qui paraît un peu court.
Merci Madame, d’avoir éclairé pour nous ce monde mal connu en Occident et dont les pratiques tentent de se répandre « en douceur ».