Une mère affligée :
Avez-vous déjà vu une mère affligée parce qu’elle a perdu son enfant ? Elle ne sanglote pas nécessairement, ses yeux ne sont pas forcément rougis ni sa voix tremblotante : elle peut garder un silence hiératique et une immobilité passive devant l’épreuve, parce que sa peine est enfouie trop loin dans sa chair ou ses larmes retenues trop loin dans le temps. Qui la croise trop hâtivement dans la rue peut même n’entrevoir rien de sa douleur, tant ce n’est point sur le plan du seul présent qu’elle la ressent, mais en celui de sa vie même, dont elle est tout entière en secret ébranlée.
Il en va ainsi de notre mère l’Église, dont tant d’enfants se sont égarés : nous ne prierons jamais assez pour son unité, car nous ne comprendrons jamais suffisamment les conséquences de ses divisions. Tout ce que le démon gagne à jeter la division en son sein demeure proprement vertigineux ! Cette Église à qui nous avons demandé la foi, n’est-elle pas, en effet, la Mère d’une multitude ? Je voudrais humblement profiter du thème de ce numéro, la maternité, pour inviter chaque lecteur à s’interroger, dans l’intimité de soi-même, sur la relation qu’il nourrit avec l’Église et la nécessité de son unité.
Car elle est une, avant même d’être « sainte, catholique et apostolique » : elle est une comme toute mère l’est dans sa chair et dans sa vie ; dans le Credo, nous l’affirmons chaque dimanche. Or c’est dans son unité qu’elle est d’abord éprouvée. C’est ainsi que, dans la collecte du vendredi de Pentecôte nous prions pour que rassemblée par l’Esprit Saint, elle ne soit troublée par aucune attaque de l’ennemi. Et, dans la secrète de la Fête-Dieu, pour que le Seigneur accorde à son Église les dons de l’unité et de la paix, mystiquement signifiés par l’offrande de ces présents… Voyez à quel point cette unité est primordiale !
Une mère éprouvée
La crise de l’Eglise… Le « nouveau printemps » annoncé par Vatican II a répandu les glacis d’un interminable hiver sur notre Mère, et l’épreuve, de pontificat en pontificat, ne cesse de s’éterniser. Moderne, cependant, l’Église ne l’est-elle pas par nature dans son universalité, qui intègre évidemment notre temps ? Et traditionnelle, peut-elle cesser de l’être aujourd’hui, étant depuis le commencement fondée sur la perpétuation du témoignage apostolique ? Le diable se gausse pareillement des « modernistes », prompts à sacrifier au goût du siècle tout ce qui fonde la tradition catholique, que des « sédévacantistes », résolus à faire de la personne du pape la pierre angulaire de leur catholicité, alors que la pierre angulaire de notre foi doit demeurer Notre-Seigneur Jésus-Christ Lui-même.
À l’image des saints, on ne peut donc que souffrir des distorsions, des ruptures, des querelles, des contradictions qui traversent l’Église ; car elles ne proviennent jamais que des hommes ayant oublié que l’Église n’est pas membre de l’humanité, mais l’humanité membre de l’Église, par la volonté même de sa divine et souffrante Tête : « Afin que nous ne soyons plus comme de petits enfants ballotés par les flots et emportés çà et là à tout vent de la doctrine par la méchanceté des hommes et par l’astuce qui circonvient en vue de l’erreur ; mais que, pratiquant la vérité dans la charité, nous croissions en toutes choses en celui qui en est la tête, c’est-à-dire le Christ. C’est de lui que tout le corps tient son union et ses jointures subordonnées entre elles selon les fonctions de chaque membre, et c’est lui qui produit l’accroissement du corps pour son édification dans la charité. (Saint Paul, Éphésiens 4, 14-16).
Hier comme aujourd’hui, ce n’est donc qu’en servant l’Église qu’un chrétien peut surmonter l’épreuve et accomplir pleinement le dessein que le Dieu Trinitaire a posé sur lui : n’est-ce >>> >>> point le sens le plus secret du terrible et merveilleux : « hors de l’Église, point de salut » ?
Une mère universelle
J’aime souvent me rappeler ce que Jack Kerouac, auteur de Sur la Route, chef de file des beatniks, plus connu pour sa vie dissolue que pour sa fidélité à son baptême, écrivit cependant à propos de la mort de son petit frère Gérard : « Jamais je ne dirai du mal de l’Église qui a donné à Gérard un baptême bienfaisant, ni de la main qui a béni sa tombe et qui l’a officiellement consacrée1 ». De l’Église, il ne retient au fond que l’essentiel, les sacrements qui encadrent la pauvre existence de tout chrétien. De là découle le sentiment de sa dette, et le fait que toute médisance serait indigne de sa part. On ressent là l’écho universel d’une sincérité magnanime, d’une reconnaissance et d’un attachement puissants qui sont bien ceux d’un fils à l’égard de sa mère, malgré l’éloignement dont témoigne et son œuvre, et le reste de sa vie.
Tous, ainsi, nous n’avons qu’une mère : l’Église, qui ne peut être qu’une, malgré tout ce qui voile cette unité : « L’hérésie s’oppose essentiellement à la foi, professe saint Thomas. Et le schisme s’oppose essentiellement à l’unité qui fait l’Église » (Somme III, question 39). En cet étonnant siècle d’éclipse que maintes prophéties ont plus ou moins explicitement annoncé, et malgré tous les schismes et toutes les hérésies, l’Église demeure donc l’Église comme le soleil demeure le soleil malgré la surface de la lune qui le couvre. C’est par son unité qu’elle demeure ainsi mère, celle de tous les hommes, de tous les temps, de toutes les nations, par son unité avant toute autre chose.
Par elle, nous avons reçu la foi. Souvenons-nous que tous les hommes, tous les temps, toutes les nations seront, par sa Tête, jugés. Et dans ce souvenir, puisons l’inspiration « pour que la Croix du Christ ne soit pas vidée de son contenu » (Cor. I, 17) » et « que Dieu Notre-Seigneur arrache à leurs erreurs les hérétiques et les schismatiques trompés par la ruse du démon, et daigne leur faire rejoindre notre sainte Mère l’Église catholique et apostolique » (grande oraison pour l’unité de l’Église de la messe du Vendredi saint).
G. Guindon
1 Jack Kerouac, Visions de Gérard, 1956 |