« Tu es las, ce soir, mon petit, mon pauvre petit ! La vie est si dure, si épineuse, si longue… Depuis le temps que tu batailles !
Tu ne peux plus même prier, faire l’effort d’une pensée volontairement orientée vers moi. Laisse là tout effort, appuie-toi contre moi. Je ne dis pas « sur moi » c’est encore trop peu, « appuie-toi contre moi ». Mets là ton front, ferme les yeux, et ne bouge plus, sois toute lassitude et tout abandon.
Je sais, oui je sais ! J’ai été moi aussi recru de fatigue pendant ma vie terrestre lorsque je parcourais les chemins de Palestine, et les routes sans bornes de l’ingratitude, de la bassesse et toute la misère humaine. J’ai haleté péniblement en traînant ma croix sur les pavés de Jérusalem, et mes épaules épuisées par la flagellation ont laissé tomber mon fardeau, puis j’ai roulé dans la poussière.
Qui pourrait savoir mieux que moi !…
Ne dis rien, je connais la souffrance, ce qui ce soir a vidé ton cœur de toute joie. Ce n’est peut-être rien de grave, mais c’est un peu tout. La goutte d’amertume que chaque jour ajoute au précédent a fait déborder la coupe.
L’âme de chacun de mes enfants doit passer tour à tour par cette grande lassitude :
Cette maman que ses « tout-petits épuisent jour et nuit ». Cette autre que ses grands enfants inquiètent : que se passe-t-il dans ces jeunes cervelles, et comme le fossé s’élargit chaque jour entre les deux générations.
Ici ce sont les soucis matériels qui vous écrasent un peu plus chaque année. L’avenir de chacun reste incertain malgré un labeur acharné.
Voilà pour ceux-ci la solitude qui élargit son cercle vide. Après les premières années d’union des cœurs et des pensées, la vie vous roule en son manteau d’indifférence, fait de mille petites déceptions, et les chemins divergent.
Pour d’autres, atteints dans leur chair, c’est l’usure épuisante de la souffrance physique, ou la servitude d’infirmités douloureuses qui les isolent et les amoindrissent.
Là, c’est la ruée de la jeunesse à quelque noble tâche, son effort généreux se brisant aux dures lois économiques, à la crise qui secoue les assises du monde aujourd’hui.
C’est toute cette marée de peines, de froissements, de fatigues physiques, d’activités épuisantes, d’inquiétudes et d’espoirs déçus qui accable la pauvre âme humaine.
Alors le meilleur ami paraît lointain ; raconter sa peine n’est qu’un fardeau de plus, et tâcher de se ressaisir est une courageuse mais souvent vaine tentative.
Alors, mon petit enfant, appuie contre moi cette âme trop lasse, sans rien dire (je sais tout ce que tu ne peux exprimer), sans rien penser, sans rien demander. Tu n’es plus en état d’espérer ; reste là seulement, tout contre moi. Les mamans ainsi endorment leurs tout petits-enfants qui pleurent, dans la chaleur de leurs bras.
Ce n’est pas à toi d’agir maintenant, laisse-moi faire. Je vais délier tes chaussures, elles meurtrissent les pieds qui ont trop marché – la douceur de Madeleine autrefois m’a baigné les pieds de parfums. Puis je vais étendre doucement ton pauvre corps exténué, et je veillerai auprès de toi, pour chasser la solitude. Je suis toujours là. Si tu savais me voir au long de tes journées, ton âme en serait rafraîchie. Moi, je te vois très bien, je te suis en chacun de tes mouvements, comme une maman qui a confié à son enfant une tâche difficile. Mais tu regardes tant de choses ! Tu n’as pas toujours le temps de m’apercevoir !
Je vais rafraîchir de la main ton front las. Si tu savais goûter dès ce monde la joie de ceux que j’aime, ton chagrin peu à peu s’effacerait de ce front, car la douleur serait accueillie comme la messagère d’amour.
Ai-je en vain porté ma croix, pour te donner l’exemple de l’inexorable condition humaine ? Il faut que tu sois à bout de forces, exténué comme ce soir, pour venir tomber ainsi sur mon seuil. C’est quand la fatigue t’enlève tout moyen qu’enfin tu consens à me laisser faire.
Peut-être n’as-tu pas tout à fait perdu ton temps en gravissant ainsi l’ultime sommet de ton épuisement, car c’est seulement lorsque tu es tombé que je peux te relever, et porter dans mes bras, raviver, délasser, réchauffer, l’âme de mon enfant, de mon petit enfant.
Abbé de Tourville, Paris 1938-1941