« En ce temps-là, Jésus prit la parole et dit : je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela (l’Evangile) aux sages et aux habiles, et de l’avoir révélé aux tout-petits1.» De nombreux épisodes de la vie de Notre-Seigneur le montrent louant la foi de simples gens, en opposition avec la science orgueilleuse des savants et des pharisiens. Une interprétation littérale de ces mots de Jésus peut nous conduire à réserver les sciences touchant au divin (théologie, philosophie morale et même philosophie en général), à l’élite des religieux et des clercs, pour leur préférer la connaissance plus simple et plus ferme du catéchisme. Ce dernier ne donne-t-il pas l’ensemble des vérités et des moyens nécessaires au salut de chacun ? Pourquoi se hasarder aux spéculations et théories de l’esprit, si propices à la vanité et aux errements de l’intelligence ? Cette attitude, que l’on a qualifiée de « Foi du charbonnier », peut sembler une réponse à la crise actuelle de la Foi et de la pensée, et un moyen simple mais efficace de faire son salut. Cependant, il se trouve nombre d’autorités religieuses et même laïques à critiquer cette posture, notamment dans les temps modernes.
Eloge de la foi du charbonnier
L’expression « avoir la foi du charbonnier » remonte au XVIIe siècle. Elle a d’abord été forgée pour se moquer des gens sans éducation qui croyaient dur comme fer ce que leur curé disait, sans questionnement. Cette vision caricaturale, née des Lumières dans le but d’attaquer l’Eglise, cherche à décrédibiliser deux caractères de la « foi du charbonnier », à savoir la simplicité et la fermeté.
Les ennemis de l’Eglise appellent naïveté ce qui est simplicité. Elle est simple en ce qu’elle n’est pas double : elle se remet entièrement à Dieu en raison de la sainteté de sa parole, selon ce que nous répétons dans l’Acte de Foi, et ne la souille pas par une écoute coupable des sirènes du monde opposée à Dieu. Le charbonnier, c’est-à-dire le chrétien simple et fidèle, n’est certes pas exempt de péchés, mais il sait d’une certitude absolue qu’il est fait pour le Ciel, que les choses de la terre sont éphémères et souvent nocives pour son salut, et qu’il faut gagner son paradis par un combat continuel, contre ses défauts et les tentations du monde et du démon. Il croit ce que Dieu dit, et comme Dieu s’adresse aux hommes principalement par son Eglise, il est naturel et logique de suivre la parole du clergé, mandaté par l’autorité divine pour instruire les hommes et les mener au Salut. Pour les questions de Foi et de morale, le catéchisme suffit à répondre à toutes les interrogations courantes. Pour les problèmes plus ardus, la voix de l’autorité ecclésiastique fait loi, et se résume dans cet adage : « Roma locuta, causa finita », « Rome a parlé, la cause est entendue ».
La fermeté du charbonnier est exprimée dans un conte du XVIIe, à l’origine de notre expression : alors que le diable venait tenter un charbonnier pour le faire douter de sa foi, il est repoussé à chacune de ses tentatives par les réponses dénuées de toute subtilité du charbonnier, qui « croit ce que l’Eglise croit » parce qu’elle-même « croit ce qu’il croit ». Sous la moquerie évidente, l’auteur critique la fermeté du chrétien en la traitant de stupidité. Mais cette fermeté dans la Foi s’explique bien plutôt par une connaissance profonde et instinctive des grandes vérités : n’ayant pas succombé aux faux attraits du monde, le chrétien garde un regard pur sur ce qui l’entoure, et arrive aisément à distinguer ce qui est mal de ce qui est bien. Ce bon sens lui permet d’éviter de nombreux dangers, dans lesquels peut tomber plus aisément l’homme aveuglé par une science non réglée par la Foi ou la droite raison. Cette fermeté, semblable à la maison bâtie sur le roc dont parle Notre-Seigneur dans la parabole, s’appuie sur les grands principes de la religion à savoir les commandements de Dieu et de l’Eglise, et l’enseignement du Magistère. Elle s’appuie également sur une pratique régulière des actes de religion courants, comme l’assistance à la messe dominicale, la récitation des prières quotidiennes et du chapelet. Ces actes sont réguliers, leur manquement est bien plus lié à un empêchement exceptionnel qu’à une inconstance dans la piété. Ils ne sont certes pas extraordinaires, mais fournissent une base solide assurant une protection contre les attaques du monde.
Parler de la foi du charbonnier est donc une tentative de discréditer ce qui est en réalité la base de la chrétienté et de l’Eglise, à savoir une foi pleine et ferme dans la parole de Dieu. Cependant, il convient d’indiquer certaines limites de cette posture, lorsque les circonstances sont hostiles à l’exercice de la vertu.
Limites
Les temps modernes viennent malheureusement mettre en péril ce modèle de simplicité et de fermeté. Si la foi du charbonnier a pu se révéler saine et suffisante pour assurer le salut dans les temps de chrétienté (pensons par exemple à sainte Germaine de Pibrac, aux enfants de Fatima ou à sainte Bernadette Soubirous), elle est en butte aujourd’hui aux difficultés que posent les révolutions intellectuelles, spirituelles et doctrinales qui ont proliféré au cours des siècles derniers.
La simplicité qui faisait la force de cette foi se retourne contre elle lorsqu’elle est confrontée aux subtiles tactiques des ennemis de l’Eglise. Confrontée au persiflage constant du monde devenu irréligieux, elle se voit soudainement dans l’obligation de justifier de sa foi alors qu’elle ne dispose pas, ou peu, des arguments intellectuels nécessaires. L’ennemi étant passé maître dans l’art du sophisme, il lui est aisé de remplir le chrétien de confusion à coups d’arguments ou de slogans, assénés et répétés inlassablement. Les soi-disant contradictions entre les Evangiles, la corruption morale du clergé d’Ancien Régime et la réfutation de l’existence de Dieu en raison de l’existence du mal, ne sont que des exemples de ce qui est clamé à l’envi autour de nous, comme autant de preuves de la stupidité et de la perversité de la religion chrétienne. Le philosophe Jean Daujat (1906-1998) l’explique en ces termes, dans son ouvrage Vivre le christianisme : « Il y a un demi-siècle, un christianisme de pratiques routinières pouvait encore se maintenir par la force de la vitesse acquise : ce n’est plus possible aujourd’hui, une attitude faite de conformisme et d’habitudes sera inévitablement balayée et submergée par tous les courants intellectuels et moraux de ce monde déchristianisé, par l’état général des esprits et des mœurs.» Parvenir à conserver de manière intégrale la foi et la doctrine n’est plus possible aujourd’hui sans une certaine formation intellectuelle et spirituelle, et une habitude religieuse.
La situation moderne est en effet telle que le clergé lui-même, garant de la Foi et de la doctrine, a en grande partie renié sa mission, par malice ou par négligence. Or qu’arrive-t-il au troupeau quand le berger ne remplit plus son office ? Il se disperse et est en proie aux prédateurs. Notre brave charbonnier se retrouve dans la même situation, lorsqu’il entend de la bouche de son curé que toutes les religions se valent, que le Ciel est assuré à tous les hommes, que l’assistance à la messe n’est plus obligatoire, que Jésus-Christ n’est peut-être pas Dieu ! « Roma locuta »… Et puisque Rome a parlé, c’est que cela est vrai ! Et du jour au lendemain les églises se vident, les séminaires ferment, les fidèles cessent de pratiquer et même de croire, tout simplement. Comment expliquer la profonde crise morale et spirituelle de notre époque si l’on ne s’est un minimum formé à ces questions ? Comment espérer échapper aux dangers de plus en plus présents et perfides de ce monde ennemi du beau et du bien, si l’on ne se contente que d’une confortable et presque banale pratique de la messe dominicale et des prières du matin et du soir ? Si des chrétiens plus formés et plus fervents que nous ont été emportés par la tempête, pouvons-nous raisonnablement nous estimer hors de dangers ?
Il existe une fausse conception de la formation nécessaire au chrétien des temps modernes, qui voudrait faire de chacun de nous des puits de science et de théologie. Cela est exagéré, et risque d’effrayer même les meilleures volontés. Il ne nous est pas demandé d’avoir lu l’intégralité de la Somme Théologique ou de citer la Bible par cœur, mais de pouvoir défendre et d’abord de comprendre notre Foi. Etant un don de Dieu, elle échappe en partie à la raison, mais elle reste explicable par l’intelligence. Il existe pléthore d’ouvrages accessibles au chrétien désireux de se former intellectuellement, mais aussi spirituellement, car la formation seule de l’intelligence2 est insuffisante. Pour ne pas rester vaine, la recherche de Dieu par l’intelligence doit s’accompagner d’une recherche de Dieu par l’âme, dans l’oraison ou la méditation. S’initier à ce cœur à cœur de la créature avec son créateur est possible à chaque chrétien, quel qu’il soit, à l’aide par exemple des retraites spirituelles.
« Il n’y a le choix aujourd’hui qu’entre l’abandon du christianisme, où va le plus grand nombre, et un christianisme intégralement vécu », continue Jean Daujat dans son ouvrage cité plus haut. Ce christianisme intégralement vécu, c’est celui des âmes qui se donnent totalement à Dieu, qui ne lui retranchent rien. La gravité de notre époque et l’ampleur de la crise morale et spirituelle actuelle ne permettent plus la tiédeur, la Sainte Vierge Marie n’a cessé de nous le rappeler lors de ses dernières apparitions. Pour être entièrement à Dieu, il faut l’aimer ; pour l’aimer, il faut le connaître ; pour le connaître, il faut le chercher. N’hésitons donc pas à mettre notre intelligence et notre âme à la recherche plus profonde de Dieu, sous l’éclairage du Saint-Esprit. Il n’aspire qu’à se découvrir à nous, pourvu que nous nous mettions humblement à son école.
RJ