Nous avons laissé la construction européenne en 1957 avec la signature, le 25 mars de cette année-là, au Capitole à Rome, entre les six Etats membres qui étaient alors parties au traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) de deux nouveaux traités dont l’un sera promis à un grand avenir le traité de Rome, qui va créer la Communauté économique européenne (CEE) et un autre traité créant la Communauté européenne de l’énergie atomique (EURATOM) qui ne connaîtra que des développements très limités.
Le premier traité, couramment appelé traité de Rome, va créer entre les six Etats membres qui l’ont signé (Belgique, Allemagne, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas) un marché commun, c’est-à-dire un espace dans lequel va être progressivement mise en œuvre la libre circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux, sans droit de douane, ni restriction de circulation.
Pour l’application du traité, des institutions dites « communautaires » sont mises en place. Nous retrouvons dans le traité de Rome l’architecture triangulaire qui existait déjà dans le traité ayant créé la CECA avec au sommet la Commission dont le siège est à Bruxelles et à la base, pour exercer le pouvoir législatif, le Conseil des ministres, composé de représentants des Etats membres, qui siégera à Bruxelles et à Luxembourg suivant les périodes de l’année, et une assemblée représentant les peuples des Etats qui va siéger de façon itinérante entre Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg. La Cour de justice qui siège à Luxembourg va régler les différends entre les institutions de la CEE et entre celles-ci et les Etats membres, et assurer l’unité d’interprétation des règles communes. Après l’échec de la Communauté européenne de défense en 1954, les rédacteurs du traité ont pris soin d’éviter toute apparence de création d’un pouvoir supranational. Le nom de l’organe exécutif est révélateur : la Haute-Autorité du traité CECA fait place à une Commission dont l’intitulé est plus modeste. Les compétences de l’Assemblée sont seulement consultatives, ce sera le cas jusqu’en 1985, et le pouvoir décisionnaire appartient aux représentants des Etats qui siègent au Conseil. Si le principe de l’élection de l’Assemblée européenne au suffrage universel direct est inscrit dans le traité, son application est renvoyée à une décision ultérieure des Etats membres prise à l’unanimité. Cette règle de l’unanimité va s’appliquer de façon systématique pour les décisions prises par le Conseil des ministres pendant une longue période de transition.
Curieusement, c’est dans le domaine du droit que le traité de Rome va le plus loin dans un sens fédéral. Les institutions vont se montrer très prolifiques en créant des normes pour assurer la mise en place du marché commun. Le traité donne à la Commission le pouvoir de proposer deux types de législation : le règlement qui, une fois adopté, s’applique directement, sans formalité, dans les institutions et dans les Etats membres, et la directive qui doit, pour être applicable, faire l’objet d’une transposition dans le droit interne de chacun de ceux-ci. La Cour de justice va dès 1964 donner au droit européen une dimension supranationale en interprétant de façon extensive la règle de la supériorité du traité sur la loi. Ce principe de droit international public, qu’illustre la maxime Pacta sunt servanda, a pour conséquence qu’en cas de conflit entre une loi nationale et un traité, les stipulations de ce dernier l’emportent sur la première. Les tribunaux français l’appliquaient de façon restrictive en considérant que le principe ne s’appliquait pas si le traité était contraire à une loi nationale postérieure à celui-ci. La Cour de justice a déclaré que l’ordre juridique traité par le traité de Rome, lequel inclut les règlements et directives pris pour son application, l’emportait sur toute législation nationale, fût-elle constitutionnelle, antérieure ou postérieure à celui-ci. Après avoir résisté pendant quelques années, la Cour de cassation en 1975 et le Conseil d’Etat en 1989 finiront par s’incliner. En 2004, le Conseil constitutionnel français donnera à cette jurisprudence de la Cour de justice un caractère quasi absolu. La conséquence est qu’un règlement européen, voire un simple règlement de la Commission en cas d’habilitation de celle-ci à légiférer, l’emporte sur une disposition de la Constitution qui lui serait contraire. Seule, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe vérifie la conformité des textes européens à la constitution allemande mais ne les censure pas en pratique.
Dans sa pratique décisionnelle, la Cour de Luxembourg va favoriser l’application du droit européen au détriment du droit national en retenant l’interprétation la plus maximaliste possible des traités et des actes qui en sont dérivés. Elle va baser son argumentation non pas sur la lettre du traité mais sur les objectifs que celui-ci poursuit, à savoir la création d’une union sans cesse plus étroite des peuples européens, au point que l’on a pu parler d’interprétation téléologique, c’est-à-dire en fonction des finalités. Un exemple illustrera ce propos. A l’époque où l’avortement et l’incitation à avorter étaient interdits dans la République d’Irlande, des étudiants irlandais ont été poursuivis devant des tribunaux irlandais pour avoir apposé une publicité en faveur d’un avortement pratiqué en Grande Bretagne alors dans la Communauté européenne. Bien que le droit pénal en général et l’interdiction ou l’autorisation de l’avortement en particulier ressortent de la compétence des Etats, les étudiants ont invoqué pour se disculper la contrariété d’une telle interdiction avec les traités européens. La Cour Suprême irlandaise a saisi la Cour de justice de Luxembourg qui a estimé que la restriction de la publicité en faveur d’un « service » tel que l’avortement était contraire au traité mais, pour limiter les conséquences de sa position transgressive, a toutefois admis que les Etats pouvaient décider de l’interdire dans les cas où la publicité créerait un trouble à l’ordre public.
Dans les années qui suivent l’entrée en vigueur du traité de Rome, l’évolution institutionnelle de la CEE va être marquée par l’élargissement et l’approfondissement. 22 nouveaux pays entre 1973 et 2013 vont rejoindre la Communauté puis l’Union européenne alors que le Royaume-Uni en sort effectivement en 2020. Cet élargissement va renforcer le poids des institutions par rapport à celui des Etats, ceux-ci auront, en effet, plus de mal à imposer leurs vues à l’égard des institutions. L’approfondissement va résulter de la signature en 1985, sous l’impulsion de Jacques Delors alors président de la Commission, de l’Acte unique européen qui poursuivra l’achèvement du marché intérieur en 1992 avec la libre circulation des hommes, des marchandises, des services et des capitaux. Les compétences de la Commission seront renforcées pour assurer cet objectif et, en contrepartie, le Parlement européen verra également les siennes augmenter. En 1992, le traité de Maastricht (ou Maëstricht) va créer l’Union européenne avec une monnaie unique, une citoyenneté européenne qui donnera le droit de vote aux élections municipales aux étrangers ressortissant d’un Etat membre et une nouvelle extension des compétences du Parlement qui va devenir co-législateur quasiment à égalité avec le Conseil des ministres.
La ratification du traité de Maastricht sera difficile et va poser dans le domaine public la question de la souveraineté des Etats à l’égard de l’Union européenne. Nous y consacrerons un prochain article.
Thierry de la Rollandière