On peut s’intéresser à de multiples sujets, prendre parti pour de multiples causes, leur consacrer l’essentiel de son temps et de son énergie ; aller même jusqu’à leur sacrifier son existence : la nature, la misère du monde, les injustices, la patrie, la famille, l’art… Connaîtra-t-on pour autant le véritable enthousiasme ? Au mieux apparaîtra-t-on comme quelqu’un de concerné, de passionné, d’exalté, voire de fanatique. Il se peut bien qu’alors, on finisse par desservir la cause dont on se croyait l’avocat.
L’enthousiasme n’apparaît pour de bon que lorsqu’on considère cette cause du point de vue de Dieu. On la sert alors avec aisance et légèreté, dans la joie contagieuse qu’apporte Son regard. Lorsque saint François, par exemple, compose le Cantique des créatures, il se distingue éminemment d’un militant contemporain de l’écologie de l’esprit, si convaincu soit ce dernier ! Car il porte un enthousiasme simple, véritable et plein de compassion pour cette nature, qu’il considère comme l’œuvre de son Père et non pas comme une cause politique plus honorable qu’une autre.
À bien y regarder, donc, si l’on considère l’étymologie, il ne devrait y avoir d’enthousiasme que catholique : s’enthousiasmer, n’est-ce pas être saisi de cet irrépressible amour de Dieu qui fait les saints ? Catholique ne signifie-t-il pas universel ? D’un crépuscule à l’autre et d’un hémisphère à l’autre, le monde devrait donc retentir d’hymnes incessants et de cantiques chaleureux, la joie des uns contaminant l’indifférence des autres inlassablement, comme sur la pente se déverse l’eau fougueuse du torrent.
En lieu et place de cela, on s’enthousiasme pour des slogans, le temps que s’époumonnent les candidats d’une campagne électorale ; pour des podiums, le temps que s’effilochent sur les écrans les étapes d’une compétition sportive ; pour des feux d’artifice ou des hymnes militaires, le temps que s’étire une fête républicaine ; pour des batailles remportées ou perdues ça et là, le temps que dure une guerre. Triste réalité d’un monde vraiment attristant !
Nous devons donc chaque jour apprendre, malgré cette tristesse, à considérer ce monde que domine le péché avec enthousiasme, c’est-à-dire du point de vue de Dieu. Le cœur de l’homme est ainsi conçu, en effet, qu’il ne peut se réjouir infiniment que pour ce qui l’habite et le fonde, c’est-à-dire pour Celui qui l’a créé : Dieu Lui-même. Et ce, quelles que soient les effets de sa nature blessée. Tout autre enthousiasme est en réalité une forme altérée, voire corrompue, de la joie à même de combler toutes ses attentes.
Voilà pourquoi, s’il peut être louable, en temps de Carême, de rompre avec l’addiction des écrans ou de renoncer à sucrer son café, cela ne devient véritablement enthousiasmant que si cela s’accomplit dans le souci délibéré de plaire à Dieu.
L’enthousiasme est ainsi l’élément qui confère sa qualité autant aux petits dons anodins que nous accomplissons chaque jour qu’aux sacrifices plus importants qu’exige parfois l’existence. Tel est le secret de la « petite voie » qui réunit admirablement la périlleuse existence d’un courageux missionnaire comme saint Théophane Vénard à celle, humblement cloîtrée, d’une carmélite comme sainte Thérèse de Lisieux : jusqu’à son lit de mort où la veillait mère Agnès, celle-ci considéra comme son frère en charité celui qui mourut de la main d’un impitoyable bourreau, décapité au >>> >>> Viêt Nam : « Je ne m’appuie pas sur mes propres forces, mais sur la force de celui qui a vaincu les puissances de l’enfer et du monde sur la croix », écrivait le premier à sa sœur Mélanie. « Je ne compte pas sur mes mérites, n’en ayant aucun, mais j’espère en Celui qui est la Vertu, la Sainteté Même, c’est Lui seul qui, se contentant de mes faibles efforts, m’élèvera jusqu’à Lui », renchérissait la petite Thérèse1.
Y a-t-il une limite à l’enthousiasme ? Il semble que non, puisque toutes choses, même les plus affligeantes, même les plus terribles, peuvent être considérées du point de vue de Dieu. Il en va ainsi de la mort. Lorsque saint Polycarpe fut contraint soit de renier Jésus-Christ, soit de monter au bûcher, il n’eut d’autre choix que de considérer ce bûcher du point de vue de son Seigneur et s’écria : « Puissé-je être admis aujourd’hui en Ta présence comme un sacrifice gras et agréable, comme Tu l’avais préparé et manifesté d’avance, comme Tu l’as réalisé, Dieu sans mensonge et véritable. Et c’est pourquoi pour toutes choses je Te loue, je Te bénis, je Te glorifie, par le grand Prêtre éternel et céleste Jésus-Christ, ton enfant bien-aimé, par qui soit la gloire à Toi avec Lui et l’Esprit-Saint maintenant et dans les siècles à venir. » Il y a loin, on le voit, de l’exaltation pour le martyre affichée par les fausses religions, qui n’est qu’un fanatisme spectaculaire, un délirant suicide, à cette considération mesurée, lucide et amoureuse, choisie et non subie, de sa propre mort sous le regard de Dieu.
Il est certain que plus on s’approche de Dieu, plus l’objet de nos enthousiasmes évolue. Ainsi la modeste fille d’un pharmacien de Lucca comme santa Gemma Galgani, toute consciente de son indignité et emplie de ferveur pour le chemin spirituel que Jésus lui ouvrait, commença-t-elle par faire la charité aux pauvres qu’elle croisait dans la rue en allant à l’école avant de se passionner pour le salut des âmes et d’adorer finalement la Croix, jusqu’à s’offrir en victime d’holocauste un samedi saint.
Les saintes et les saints nous ont ainsi offerts d’enthousiasmants exemples de charité, si on apprend à les considérer eux aussi du point de vue éclairant de Dieu. Dès lors, quel que soit notre cheminement, l’objet de tous nos enthousiasmes finira donc inévitablement par être Dieu Lui-même, dans sa nature éminemment Trinitaire et légitimement adorable. C’est pourquoi le modèle de tous nos enthousiasmes ne peut être in fine que la Très Sainte Vierge, dont il est admirablement écrit : « Celui que les cieux ne pouvaient contenir, vous l’avez enfermé dans votre sein2. »
G. Guindon
1 Gabriel Emonnet, Deux athlètes de la foi : Théophane et Thérèse, Téqui, janvier 1988
2 Petit Office de la Vierge, Matines, Leçons, 1er Répons.