Le latin, langue de la Rome éternelle

L’histoire de Rome commence par l’ordre, elle commence par la paix intérieure, par la discipline politique, par l’équilibre bien assis des fortunes, d’ailleurs toutes modestes et presque toutes basées sur la terre.

En même temps que la terre, le Romain chérissait son épée de guerrier car, dès l’origine, il avait dû cumuler les tâches du laboureur et du soldat, creuser le sol en gardant son glaive au côté.

Maître d’une bourgade (bâtie par Romulus en 737 avant Jésus-Christ) convoitée par ses voisins, puis, bientôt entraîné à capturer villages et cités, le Romain, gagnant les mers et les déserts, étendait son empire sans connaître le repos : les villes de Méditerranée grouillantes de population, l’Espagne étalant ses plaines jusqu’à l’Afrique de Carthage, la Gaule qui deviendra le joyau de l’Empire. Mais surtout la Grèce de Sparte et d’Athènes, l’Égypte dont le vertige de l’Orient va tenter Rome. Puis la future Angleterre, les Pays-Bas et cette route du Rhin où règnera, bien plus tard à Aix la Chapelle, cet empereur franc, Charlemagne, qui se réclamera de Rome.

À Rome aussi étaient nées des vertus individuelles précieuses : la piété des liens du foyer domestique, le respect dû au Pater familias, celui de la femme, mère et maîtresse de maison, morale que saluera saint Augustin. Vertus du soldat aussi : courage et sens du sacrifice, fidélité à la foi jurée, goût de l’honneur et de la justice.

En l’an 60, en arrivant à Rome, saint Paul sait qu’il a devant lui la ville de la hiérarchie et de la force organisée. Encore quelques années et Rome reçut son double baptême avec les martyres de saint Pierre et de saint Paul.

La culture romaine

Par sa conquête de la Grèce aux IIIe et IIe siècles avant Jésus-Christ, Rome s’est imprégnée très rapidement des découvertes de ses philosophes, de ses savants, de ses écrivains, de ses artistes. C’est à cette école que s’éveillera le génie romain et que s’épanouira la période classique de Rome.

La Grèce a fixé le destin intellectuel de Rome, et la Gaule fixe son destin politique. Ainsi, quand l’empereur Constantin donne au christianisme droit de cité dans son Empire, et que bientôt l’Église adopte la langue de Rome, elle reçoit véritablement les dons d’un empire universel. « Si les Grecs avaient pu rêver d’un domaine pour tous les hommes et avaient forgé le mot Œcuménisme, c’est Rome qui réalisera leur rêve, et ce rêve s’appellera d’un mot grec latinisé : Catholique1

Rome croyait en des centaines de dieux, mais les Celtes, dont beaucoup s’étaient rendus en Asie Mineure et y avaient entendu saint Paul (Epîtres aux Galates), devenaient de plus en plus monothéistes. Les Romains et les Celtes avaient en commun une piété qui s’adressait à un clergé savant et puissant.

Au moment où l’assaut des Barbares et la décadence totale du monde païen antique semblent faire s’écrouler l’Empire, les évêques chrétiens, s’apercevant qu’on ne peut prêcher une religion dans l’anéantissement total de toute société, comprennent ce qu’avait apporté l’empire. Ils relèvent et soutiennent alors de leurs mains les murs ébranlés de Rome, parce qu’ils y trouvent le seul rempart qui leur permette de ne pas disparaître. C’est à travers la permanence des diocèses et de l’action des hommes d’Église, que l’Occident d’alors ne quitta jamais complètement Rome. Sans l’Église, du Ve et IXe siècle, la Rome civilisatrice serait morte en occident. Mais on peut dire aussi que, sans Rome (et la divine Providence), l’Église aurait été refoulée pour des siècles en de définitives catacombes.

La langue de Rome

Quand l’Église adoptera cette langue latine, elle y trouvera les mots rudes et précis d’un long passé. Elle y apprendra à nommer la création avec « des termes qui semblent fraîchement sortis de la main de Dieu1 », cela est tranquille et familier, c’est bien le Dieu des Évangiles qui vient rassurer l’humanité. L’hébreu excellait aux développements poétiques aimés de l’Orient, le grec avait  appris aux hommes des termes de clarté et de finesse ainsi que la discussion d’idées. Mais le latin seul offrait « ce génie de puissance et d’équilibre qui faisait ressembler les affirmations de la foi à une voûte de basilique ou à ces colonnes célébrant la victoire des armées1. »

Les monastères couvrent de plus en plus l’Europe en proie aux guerres et aux dévastations. Ils étaient deux cents au VIIe siècle, ils seront deux mille à la grande époque de Cluny (XIe siècle), véritables cités vivant complètement sur elles-mêmes, avec l’aide de laboureurs et d’artisans, formidable armée de défricheurs de forêts et d’assécheurs de marais, les moines bénédictins vont transformer les campagnes d’Europe. C’est ici l’aurore d’une civilisation dont la France ne se déprendra jamais complètement jusqu’à la fin du XIXe siècle. C’est la Rome de Virgile et des très vieux Romains qui ressuscitent sous la Croix du Christ. Rome n’avait jamais que deux métiers nobles : celui de la terre et celui des armes. Les Bénédictins ressuscitent ces vieux souvenirs, car il faut un langage pur pour la conservation du dogme ; et cette nécessité forcera les monastères à devenir bientôt des ateliers de copistes qui transmettront au monde moderne les leçons littéraires de l’Antiquité.

Autour des disciples de saint Benoît se rassemblent des villages et des villes. En chantant les psaumes et les hymnes de la langue latine, clercs et laboureurs se sentent participer à une civilisation supérieure et unique. Alleluia chante le moine dans le silence de la nuit. Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto, répète-t-il sans cesse, en union avec les louanges du ciel. A la messe du dimanche, le chevalier et l’homme des champs disent aussi Gloria in excelsis Deo. Et au-dessus de leur vie monotone, de leurs efforts si rudes et si humbles, ils entendent la langue de Rome définir la magnifique hiérarchie des chœurs célestes Cum Angelis et Archangelis, cum Thronis et Dominationibus, Cherubim et Seraphim… 

Credo, disent les parents pour leurs enfants portés au baptême ; Miserere, implorent les familles, lorsqu’elles conduisent au tombeau ceux qu’elles ont aimés. Et tous pensent qu’il en sera ainsi, à travers les siècles, comme ces Romains de jadis qui n’imaginaient Rome qu’éternelle. N’est-ce pas ce que répète le prêtre à l’autel : Per omnia sæcula sæculorum … ?

« O langue des Césars et des triomphes, devenue la seule expression de l’espérance des chrétiens1 ! »

Le vieux monde s’écroule dans les ruines et les désastres des guerres, mais à l’abri des monastères, ils chantent tous, dans ce langage si bien fait pour la victoire ; Rome leur a prêté son génie de la construction, qui bravait le temps.

C’est des monastères que sortiront de grands papes comme saint Grégoire, Urbain II qui prêchera la première croisade. Ces moines ont appris, chez saint Benoit, combien la discipline romaine gagne à être ennoblie par l’amour du Christ. La base de leur éducation a été la langue latine, et, à travers elle, les leçons mêmes de la civilisation. L’Église suscitera, en Occident, des rois et des empereurs qui auront appris d’elle la leçon du pouvoir envisagé comme un dévouement suprême, comme le plus haut des devoirs, en étant utile aux petits et aux humbles.

Quand on raconte l’histoire d’un peuple, il faut chercher patiemment son essence véritable, son message unique, sa permanence et ce qu’il a apporté de meilleur au monde. L’erreur, depuis quatre cents ans, et voici qu’une partie du clergé commet cette erreur aussi, est de considérer Rome et la langue latine comme les expressions d’une nation et d’un particularisme, alors qu’ils représentent LA FORME UNIVERSELLE de l’organisation, de l’équilibre, de la hiérarchie, de la vraie paix. Nous pourrions ajouter que le latin est la langue de la science, la langue-mère de la langue française et de presque toutes les langues modernes ; mais il est surtout la langue de l’Église catholique ; et c’est par là que ses destinées sont admirables, providentielles comme celles de l’Église elle-même.

Sophie de Lédinghen

 

1 Le latin immortel, Marie-Madeleine Martin