Rome éternelle

La foi dans la Rome éternelle repose sur le fait que, si l’homme est mortel et pécheur en son individualité, l’humanité dans son ensemble a été rachetée sur la Croix par les souffrances du Fils Rédempteur de Dieu, Jésus-Christ, le nouvel Adam. Chaque membre de cette humanité pècheresse peut ainsi devenir, sur terre, membre de l’Église militante en recevant le baptême et l’Enseignement du Christ ; en renonçant librement au péché, il permet à la grâce sanctifiante de l’épargner de toutes ses conséquences et peut espérer devenir au Ciel membre de la Jérusalem Céleste, l’Église triomphante.

Rome, capitale de l’Empire au temps de Jésus, fut choisie par Lui pour devenir l’épicentre de la religion chrétienne, et son évêque pour devenir le successeur de Pierre, chef de l’Église tout entière en tant que vicaire du Christ. 

 

Comment l’infaillibilité de l’Église, instituée par Dieu Lui-même, peut-elle se transférer à un homme faillible par nature, puisqu’il est blessé par le péché originel comme les autres ? C’est la question qui se pose alors à la raison.

Pour tout catholique, le pape doit incarner de son mieux un triple exemple :

– En tant que fils singulier d’Adam, chargé de l’histoire personnelle qui en fait un homme comme un autre, il lui faut témoigner de l’humilité du pécheur repenti. C’est pourquoi on lui remet le célèbre « anneau du pécheur » qui lui est propre, puisqu’il est détruit ou brisé à sa mort.

– En tant qu’évêque de Rome, il se distingue des autres évêques du monde, en recevant la férule crucifère, bâton liturgique qui marque la primauté de Pierre et toute l’autorité qui est la sienne, en tant que guide et chef de l’Église militante.

– En tant que vicaire infaillible du Christ, il lui revient de conserver intact le dépôt de la foi. C’est pourquoi il reçoit [recevait] la tiare, afin de signifier d’une triple couronne son pouvoir temporel, spirituel et moral. Désigné à tous comme vicaire du Christ, il devient le représentant élu, successeur de l’apôtre qu’Il avait Lui-même désigné parmi les Douze. Le fait que Paul VI ait déposé cette tiare est bien au cœur de l’ébranlement de l’Église que traverse le monde moderne, tempête devant laquelle chaque catholique a nécessité de se souvenir que les « portes de l’Enfer ne prévaudront pas sur elle ».

De cette primauté indiscutable, le pape tire ce qui fonde sa qualité.

 

Le 30 mai 1862, alors âgé de 47 ans, saint Jean Bosco reçut du Ciel un rêve célèbre, qu’on nomma par la suite les Trois Blancheurs :

 « J’ai vu une grande bataille sur la mer : le navire de Pierre, piloté par le Pape et escorté de bateaux de moindre importance, devait soutenir l’assaut de beaucoup d’autres bâtiments qui lui livraient bataille. Le vent contraire et la mer agitée semblaient favoriser les ennemis. Mais au milieu de la mer, j’ai vu émerger deux colonnes très hautes : sur la première, une grande Hostie : l’Eucharistie et sur l’autre (plus basse) une statue de la Vierge Immaculée. Le navire du Pape n’avait aucun moyen humain de défense. C’était une sorte de souffle qui provenait de ces deux colonnes, qui défendait le navire et réparait aussitôt tous les dégâts. Une première fois, le pape est gravement blessé, mais ensuite il se relève ; puis une seconde fois… et cette fois il meurt tandis que les ennemis exultent. Le nouveau pape, élu immédiatement après, reprend la barre et réussit à atteindre les deux colonnes, y accrochant avec deux chaînes le navire, qui est sauvé, tandis que les bateaux ennemis fuient, se détruisent réciproquement, et coulent. »

Existe-t-il plus belle allégorie de la Rome éternelle et de l’infaillibilité de l’Église, laquelle ne put se forger autrement que dans le sang de ses innombrables martyrs et l’irréductibilité de leur foi ? 

Par la volonté du Seigneur Lui-même, Rome devint ainsi le berceau de la civilisation chrétienne : mais cela ne s’accomplit pas sans douleur. Aujourd’hui, tout pèlerin partant à la rencontre de ce glorieux passé ne peut, de sanctuaire en sanctuaire, que ressentir intacte la trace de ces siècles d’histoire et de catholicité, que rien ne pourra arracher de la mémoire des fidèles, ni réformer en profondeur.

Si saint Paul et saint Pierre se trouvent si étroitement associés par la liturgie, c’est qu’ils l’ont tout d’abord été dans l’emprisonnement, la persécution et la douloureuse fondation de l’Eglise de Rome. À propos des chaînes que l’un et l’autre eurent à subir, saint Jean Chrysostome a dit : « Être enchaîné pour Jésus-Christ, c’est plus glorieux que d’être apôtre, que d’être docteur, que d’être évangéliste1. »

Tandis que l’un finit décapité, l’autre fut crucifié à l’envers. L’apôtre des Gentils lança un jour aux Corinthiens cette sentence, si intelligemment énigmatique, si subtilement contemporaine :

« Nous sommes accablés de toute manière mais non écrasés, nous connaissons l’inquiétude, mais non le désespoir, nous sommes pourchassés, mais non dépassés, nous sommes terrassés, mais non anéantis. Nous promenons sans cesse en notre corps la mort de Jésus afin que la vie de Jésus se manifeste elle aussi en notre chair mortelle2… » 

 

On connaît la célèbre scène rapportée dans les Actes de Pierre, honorée dans une petite église de la Via Appia, et qui inspira en 1905 le best-seller mondial de Sienkiewicz : Pierre, fuyant les persécutions de Néron, fut soudainement arrêté net par une vision du Seigneur à qui il demanda, stupéfait : « Domine, quo vadis ? »,  « Seigneur où vas-tu ? » Jésus lui répondit simplement « Venio Romam iterum crucifigi », « Je vais à Rome me faire crucifier de nouveau ».

Le premier pape de l’Église comprit alors qu’il devait rebrousser chemin pour y affronter son martyre. Et c’est ainsi que Rome devint ville éternelle…

G. Guindon

 

1 Homélie 8 sur Éphésiens, 1-5. Eloge des chaînes. — Captivité de saint Paul.

2 Corinthiens, 4, 8-11