Fuyez les problématiques

Cherchez la problématique

Tout, dans l’enseignement distillé dans les collèges, lycées, universités de France, repose sur l’élucidation d’une problématique. C’est vrai en mathématiques, économie, histoire, sociologie, littérature, philosophie, psychologie… Si bien que les « apprenants », comme on se plaît à les nommer dans les ministères, se trouvent peu à peu conditionnés à envisager le monde comme une série continuelle de « problématiques » à résoudre, eux-mêmes comme les détenteurs potentiels de solutions. Je me souviens d’étudiants désarçonnés me disant : « Monsieur, je ne trouve pas de problématique… »

Cette démarche dérive indirectement d’un concept qui postule que le monde, déficient par principe, nécessite une constante réparation. Selon ce concept judaïque de tikkoun olam, chacun, apportant sa solution individuelle, contribuerait à l’amélioration de l’édifice commun. Ainsi, problématiser chaque aspect du quotidien, tel est le mal intellectuel de ce siècle. Mal que n’arrangent dans les esprits ni le spectacle des chaînes infos, ni la fréquentation des réseaux sociaux, ni le mythe du développement personnel. Crise, violence et solitude partout : à chaque expert de plateau son analyse, à chaque internaute, sa solution miracle. On en débat. On en parle. On en cause. En juin 1902, déjà, Léon Bloy notait dans son Journal : « Horreur de vivre à une époque si maudite, si renégate, qu’il est impossible de trouver un saint ; je ne dis pas un saint homme, mais un saint, guérissant les malades et ressuscitant les morts, à qui on puisse dire : Qu’est-ce que Dieu veut de moi et que faut-il que je fasse ? »

Seigneur, répare-moi !

Jésus-Christ, dans sa sagesse divine, affirma : « Ce qui sort de l’homme, c’est cela qui le rend impur. Car c’est du dedans, du cœur de l’homme, que sortent les pensées perverses : inconduites, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, fraude, débauche, envie, diffamation, orgueil et démesure. Tout ce mal vient du dedans, et rend l’homme impur. » (Marc, 7 : 20-23) : Ce n’est donc pas le monde en soi, qui a besoin de réparation, mais plutôt cet homme lui-même, qui, paradoxalement, prétend l’améliorer, alors qu’il recèle un foyer peccamineux qui menace sans cesse de corrompre ses pensées, ses paroles, ses actions. C’est la rançon du péché originel. Lutter contre l’orgueil, la paresse, la luxure, tel est le véritable premier héroïsme.

Cette vérité est certes très dérangeante pour l’antique orgueil humain, conditionné de siècle en siècle à se considérer comme la solution à tous ses maux. Toute la morale catholique séculaire, pourtant, découle de cette vérité première : « Je suis pécheur, Seigneur, répare-moi. » Apprends-moi, autrement dit, à ne plus me méprendre, à ne plus m’illusionner, à ne plus pécher. Là, dans ce combat contre le foyer peccamineux que chacun porte en soi, débute donc l’héroïsme chrétien. Dans cette société dont on ne cesserait pas de dénombrer les disfonctionnements, c’est la tâche de tout catholique, principalement de ceux attachés à la Tradition, de livrer ce combat intérieur visant à l’acquisition des vertus par la résistance aux tentations et aux vices. Car la seule réparation du monde efficace, c’est, en premier lieu, la réparation de chacun d’entre nous.

 L’assistance à la messe

Ce monde n’a donc, en soi, nullement besoin d’être « réparé », il est même plutôt conseillé de le fuir. « Que faire pour pratiquer cette fuite du monde, si nécessaire et si recommandée ? Il faut le regarder comme le plus grand ennemi de la foi chrétienne, comme le plus dangereux séducteur, parce qu’il s’entend toujours avec notre amour propre », conseillait le père Jean-Nicolas Grou dans son Manuel des âmes intérieures (ch. 53). Fuir le monde revient ainsi à se détourner du mal qu’il entretient et conditionne, fort intelligemment, en chacun d’entre nous. Pour cela, deux solutions :

Tout d’abord, l’assistance régulière au sacrifice de Jésus-Christ : la messe est un véritable rendez-vous d’amour, où s’exerce et se contemple l’amour infini de la sainte Trinité pour sa créature. Ce rendez-vous purifie le fidèle, chaque fois qu’il s’y rend dans les dispositions requises. Le purifiant, il cultive en lui le désir de sainteté. Mais les individus de ce siècle considèrent, dans leur large majorité, que ce n’est plus ni un geste d’amour, ni même un devoir. Pourtant, cela serait pour eux, paradoxalement, une nécessité de s’y rendre. Quel coach, épris de problématiques hygiénistes et de diagnostics paramédicaux, ne leur expliquera jamais que c’est avant tout l’hygiène de vie spirituelle dont ils ont besoin plus que tout autre nourriture, pour assainir leur intelligence et fortifier leur volonté ?

La promesse de Miséricorde a devancé la loi.

Ensuite, la mise en pratique des Béatitudes. On voit bien aujourd’hui à quel point les théocraties, qui vénèrent la Loi davantage que la Miséricorde divine qui l’a suscitée, et les idéologies, qui en ont souvent découlé, égarent cruellement les hommes. Saint Paul prit soin de rappeler aux Galates (3, 16-22) que si la Loi ne va évidemment pas contre la promesse de Dieu, elle n’en constitue en rien l’essence, qui est la descendance promise elle-même, c’est-à-dire Jésus-Christ. Ainsi, plus encore que la Loi, que la Miséricorde, c’est bien Dieu Lui-même, en sa véritable Incarnation, qu’il nous faut tous vénérer. Parfaitement légitimes et indispensables en tant que moyens de gouvernement de soi, de l’Eglise, des familles et des nations, l’observation de la Loi, les rites et les pratiques risquent sinon de devenir subtilement des motifs d’orgueil, de fanatisme ou de routine asséchante et donc de lente perdition dans des utopies diverses.

Il en est ainsi de la Loi adorée pour but, de la liturgie considérée pour elle-même, des ascèses et des pratiques de mortification, envisagées comme de simples exercices corporels ou techniques de purification. La loi, les rites, les techniques sont secondaires. On ne commence à aimer Dieu que quand on aime sa Justice, qui Le place, Lui, au-dessus de ses dons. Méditer sur les Béatitudes et laisser l’onguent de cette mémoire apaiser nos âmes, c’est entrevoir l’essence même de la sainteté qui peut inspirer alors nos pensées, nos paroles, nos actions. Et, peu à peu, au milieu de la fournaise des problématiques contemporaines, nous rendre meilleurs, jusqu’à nous sanctifier véritablement…

G. Guindon