La constitutionnalisation de la liberté de l’avortement fait partie des sujets que nous préférerions naturellement éviter tant elle heurte les consciences droites et montre le fossé qui sépare les catholiques fidèles et les défenseurs de la loi naturelle de la quasi-totalité de la classe politique et médiatique, et même de la grande majorité de nos contemporains. Il faut dire que peu de choses nous ont été épargnées dans les derniers jours de février et la première semaine de mars 2024 : la hâte avec laquelle ont été conduits les débats, les très fortes majorités des votes favorables à la loi dans tous les groupes politiques, la faiblesse des opposants dont le nombre diminuait au fil du temps et qui contrastait avec le triomphalisme débridé de ses promoteurs – le Premier ministre a parlé à cette occasion de « la France, phare de l’humanité » , la timidité de la réaction de l’Eglise catholique, sans compter l’illumination de la tour Eiffel qui affichait, le soir du vote final, les mots « mon corps, mon choix » et la cérémonie organisée place Vendôme pour l’apposition du sceau de la République sur la loi promulguée par le chef de l’Etat. Ce déferlement peut apparaître dérisoire tant le combat des partisans de la révision constitutionnelle fut facile et dénué d’embûches. Il montre en creux la gravité de l’atteinte ainsi portée à la loi naturelle et à ce qui reste de la France chrétienne, ainsi que la facilité avec laquelle pourraient être demain adoptées, sans rencontrer de résistance, d’autres réformes mettant en péril les îlots de chrétienté qui subsistent.
« La France, ont clamé les partisans du texte, est le premier pays de la planète à inscrire la liberté d’avorter dans sa constitution et est fière d’envoyer ainsi un signal de libération à toutes les femmes du monde au nom du droit de celles-ci à disposer de leur corps.» Tout est faux dans cette assertion. Le maréchal Tito avait déjà fait inscrire cette sinistre liberté dans la constitution yougoslave après la seconde guerre mondiale et les constitutions de deux pays européens y font aujourd’hui indirectement référence. Avorter n’est pas pour une femme disposer de son corps mais de celui d’un autre être humain dont la vie a commencé et qui est privé du droit de vivre. Comment parler de libération de la femme alors qu’il y a aujourd’hui tant d’avortements contraints ? Cette prétendue liberté de la femme repose bien sur une fausse conception de la liberté.
Le vote de la loi érigeant le droit à l’avortement en liberté constitutionnelle est une initiative des députés appartenant aux groupes insoumis et écologistes au cours de la précédente législature, (2017-2022) à laquelle les gouvernements de l’époque s’étaient opposés en arguant du caractère inutile d’un tel texte en l’absence de menace affectant ce droit. Après l’arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis du 24 juin 2022 qui a supprimé la protection fédérale du droit à l’avortement et donné pleine compétence aux Etats fédérés pour >>> >>> légiférer dans cette matière, plusieurs propositions de loi ont été déposées dans les deux assemblées du Parlement français pour « inscrire le droit à l’IVG dans la Constitution ». Le Sénat a rejeté le 19 octobre 2022 la proposition déposée par 118 sénateurs appartenant à sept groupes politiques alors que l’Assemblée nationale a adopté le 24 novembre 2022 un texte identique. Celui-ci visait à introduire dans la Constitution, dans le titre VIII relatif à l’autorité judiciaire, après l’article 66-1 relatif à l’abolition de la peine de mort, un article 66-2 garantissant à la femme un droit effectif à l’IVG. Après la protection de la vie des criminels, venait le droit de tuer les innocents. Le texte voté par les députés, avec cette fois-ci le soutien du gouvernement, est venu en discussion au Sénat le 1er février 2023. Tous s’attendaient à ce que la proposition soit à nouveau rejetée quand, à la surprise générale, le sénateur LR de la Manche, Philippe Bas, ancien ministre de la santé de Jacques Chirac, a déposé et fait adopter un amendement introduisant dans l’article 34 de la Constitution un alinéa selon lequel « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ». Les différences entre les versions des députés et des sénateurs relèvent surtout de la sémantique mais le président de la République a décidé de reprendre le texte sénatorial pour en faciliter l’adoption et le texte voté le 30 janvier 2024 par l’Assemblée nationale, le 28 février par le Sénat et le 4 mars par le Congrès du Parlement dispose que « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. »
Les débats parlementaires ont été décevants. Les opposants ont insisté sur le caractère inutile du projet en l’absence de remise en cause du droit à l’avortement dans notre pays et sur leur attachement à la loi Veil de 1975 dont la révision constitutionnelle trahirait selon eux l’esprit. Les deux tentatives de modification du projet, qui se sont heurtées à un échec, ont porté sur la suppression de l’adjectif « garantie » et sur l’insertion dans le texte de la protection de la clause de conscience qui donne au personnel médical le droit de ne pas pratiquer ni de concourir à une interruption volontaire de grossesse. Au Congrès réuni le 4 mars 2024 à Versailles, 782 parlementaires ont voté pour, 80 contre – honneur à eux car ils ont été soumis à de fortes pressions – et 50 se sont abstenus, tandis que 23 n’ont pas pris part au vote.
Cette révision constitutionnelle s’inscrit dans la ligne des réformes qui depuis 1975 n’ont cessé d’élargir le droit à l’avortement. D’abord présenté par Simone Veil comme un « ultime recours » pour remédier à une « situation de détresse » et dépénalisé pour une durée de cinq ans s’il était pratiqué pendant les dix premières semaines de la conception du fœtus, l’avortement allait être autorisé de façon définitive en 1979, puis remboursé par la sécurité sociale en 1982. En 1993, la loi crée le délit d’entrave à l’IVG et, en 2001, le délai pendant lequel l’avortement peut être pratiqué est porté à douze semaines, les chefs de service hospitalier ne peuvent plus s’opposer à la pratique d’un avortement dans leur service et la femme ne peut plus être poursuivie pour un avortement hors délai. En 2012, le taux de remboursement par la sécurité sociale passe à 100 %, en 2014, est supprimée la « condition de détresse » d’une portée pratique limitée car la femme en était le seul juge, et en 2022, le délai passe de douze à quatorze semaines.
La liberté de l’avortement avait acquis, avant même la récente réforme, un statut quasi-constitutionnel dans la mesure où le Conseil constitutionnel avait à quatre reprises reconnu la conformité à la Constitution de la loi de 1975 et des mesures qui en élargissaient la portée. La décision du 27 juin 2001, à laquelle a participé Simone Veil en tant que membre du Conseil à cette époque, est intéressante à plusieurs titres : le Conseil avait été saisi par plus de 60 sénateurs (y en aurait-il encore un seul aujourd’hui ?) sur l’allongement du délai de dix à douze semaines et sur la possibilité pour un chef de service de s’opposer à la pratique de l’avortement dans son service. Le Conseil a décidé que l’augmentation du délai ne remettait pas en cause l’équilibre existant entre la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et la liberté que tient la femme de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 >>> >>> (« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. »), ce qui ouvre un champ pour le moins indéfini à son application. Le Conseil, à aucun moment, ne reconnaît à l’embryon la qualité d’un être humain, semblant oublier le principe posé à l’article 16 du code civil : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de la vie.» La suppression du droit, pour un chef de service, de s’opposer à ce qu’un avortement soit pratiqué dans son service fut jugée conforme à la Constitution en raison de l’existence de la clause de conscience du corps médical fondée sur la liberté d’opinion, reconnue par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le préambule de la Constitution de 1946 et la liberté de conscience considérée comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
Les conséquences de cette réforme ont été soulignées : la clause de conscience du personnel médical, dont plusieurs députés insoumis et écologistes ont demandé la suppression dès le lendemain du vote, peut être considérée comme étant à risque malgré la décision du Conseil constitutionnel de 2001, le nouveau texte pourra encourager les pratiques eugénistes, et la possibilité de critiquer l’avortement pourra être censurée en tant qu’elle contreviendrait à l’exercice d’un droit constitutionnellement garanti. Nous avons déjà pu constater l’existence d’un tel risque avec les réactions aux propos courageux d’Aymeric Pourbaix sur Cnews selon lesquels l’avortement était la première cause de mortalité dans le monde, avant le tabac et le cancer. Plusieurs journalistes de la chaîne ont désavoué leur auteur et Cnews a dû platement s’excuser pour cette déclaration jugée transgressive. Pourtant les chiffres sont éloquents : il y a eu 232 000 avortements en France en 2022 et ce chiffre est en augmentation constante depuis une trentaine d’années – nous étions à 200 000 en l’an 2000 – ce qui représente 32 % des naissances. Ces chiffres placent la France en tête des pays européens pour le taux de recours à l’avortement : le rapport entre le nombre d’avortements et celui des naissances est de 12 % en Allemagne 12,5 % en Suisse et 16 % en Italie. En outre, la France est le seul pays d’Europe où ce taux continue à augmenter alors qu’il diminue dans les autres pays.
L’Eglise catholique a pris position contre l’inscription de l’avortement dans la Constitution française. Le responsable de Radio Vatican et de Vatican News a rappelé les paroles prononcées par le pape François en 2021 : « L’avortement est un meurtre » et s’interroge : « Comment est-il possible de juxtaposer dans la charte fondamentale d’un Etat le droit qui protège et celui qui sanctionne sa mort ? » La conférence épiscopale française a appelé les catholiques à être des serviteurs de la vie, de la conception à la mort, et a appelé « à soutenir ceux et celles qui choisissent de garder leur enfant (…) et à entourer de notre respect et de notre compassion ceux et celles qui ont eu recours à l’avortement ». Nous retrouvons là toute la prudence, pour ne pas dire plus, du corps épiscopal qui omet d’avertir sur la gravité du péché objectif que représente un tel acte.
Alors que faire dans « cette course à l’abîme d’une civilisation en perdition » pour reprendre les mots de Philippe de Villiers ? Ne pas nous décourager, ni nous résigner bien sûr. Essayer modestement de tirer quelques leçons de ce triste événement de notre vie politique. Ne pas céder sur les principes car, n’en déplaise à beaucoup de « modérés », la constitutionnalisation de l’avortement était en germe dans la loi Veil de 1975 et défendre celle-ci pour mieux combattre celle-là est une gageure. Reconnaître aussi que le vrai combat est surnaturel et que si l’avortement est contraire à la loi naturelle, il ne pourra pas être combattu par les seuls moyens humains bien que ceux-ci soient nécessaires. L’avantage du combat surnaturel est que, même s’il se situe dans le long terme, c’est un combat assurément gagnant. N’oublions pas l’une des dernières paroles de Jésus-Christ à ses disciples : « J’ai vaincu le monde.» J’ai vaincu, cela veut dire que c’est déjà fait…
Thierry de la Rollandière