L’épopée de Ville-Marie

La grandeur de la France ne s’est pas construite que dans les noms et dates célèbres, que l’on retrouve dans les livres et que l’on rappelle sans cesse. La grandeur de la France s’est aussi faite dans des épisodes aujourd’hui oubliés de notre histoire, avec des personnages presque anodins, quasiment inconnus, mais pourtant tout aussi méritoires que d’autres grandes figures de notre légende dorée. Telle est l’histoire de la fondation de Montréal au Québec, ou plutôt faudrait-t-il dire, de l’île Marie.

 A l’origine, un appel de Dieu

La première et la plus grande figure de la « Folle entreprise de l’île Marie », comme les contemporains en parlaient à l’époque, est Jérôme Royer de la Dauversière.

Né en 1597 à La Flèche, ce percepteur d’impôt est connu pour son honnêteté, sa piété et sa charité. Loin de profiter de sa fonction pour s’enrichir, il lui arrivait de payer lui-même l’impôt des pauvres, et consacrait toute sa fortune aux œuvres de charité. Il dépensait tellement son argent dans les bonnes œuvres qu’il est mort endetté. A au moins deux reprises, Dieu s’adressa à lui par une voix intérieure, la première fois en 1630 pour fonder à La Flèche une congrégation religieuse hospitalière, dédiée à Saint Joseph, et la deuxième fois en 1635 pour fonder un hôpital à Montréal, sans préciser lequel1. Cette révélation s’accompagnait d’une vision dans laquelle il vit les lieux où devait s’édifier l’hôpital, ainsi que les personnes qui l’aideraient dans son œuvre. Par ses lectures, La Dauversière finit par comprendre qu’il s’agissait de l’île de Montréal en Nouvelle-France, découverte par Jacques Cartier en 1535 et restée inhabitée. Il fonde alors en 1640 la Société Notre-Dame de Montréal et commence à préparer l’expédition chargée de s’implanter sur l’île, rencontrant ceux qui, avec lui, vont tout faire pour accomplir la volonté que Dieu a signifiée. Il fait tout d’abord la connaissance de l’abbé Jean-Jacques Olier (1608 -1657), qui sera son principal collaborateur. Comme La Dauversière, l’abbé Olier a vécu une expérience spirituelle qui l’a bouleversé : il fut frappé d’une cécité subite, pour le punir de la vie mondaine qu’il menait à Paris. Il en fut guéri miraculeusement par un pèlerinage à Lorette, en Italie2. Brusquement converti, il devint un curé modèle et fonda l’ordre de la Compagnie des Prêtres de Saint-Sulpice.

L’expédition pour la fondation de Ville-Marie fut confiée au jeune mais remarquable Paul de Chomedey de Maisonneuve (1612-1676), officier de l’armée royale reconnu pour sa grande piété.

A ce trio directeur viennent s’ajouter trois autres figures qui furent à la fois des membres et des piliers spirituels de cette entreprise : Jeanne Mance (1603-1673), Marguerite Bourgeoys (1620-1700) et Jeanne Le Ber (1662-1714).

Jeanne Mance, aussi appelée la « cofondatrice de Montréal », fut la directrice de l’hôpital de Montréal qu’elle dirigea avec une très grande générosité et charité, en œuvrant à la conversion des « pauvres sauvages idolâtres ». Elle était le bras droit du gouverneur de la ville, et avait une grande influence auprès des colons. Elle mourut en odeur de sainteté.

La deuxième figure de ce trio, Marguerite Bourgeoys, a été la première institutrice de la colonie. Convertie miraculeusement en passant devant une sculpture de la Sainte Vierge, elle décida de se joindre à l’aventure de Montréal pour éduquer les enfants des Indiens et des colons. Il faudra attendre plusieurs années avant que les premiers bébés des colons puissent grandir, le choc microbien causant la mort de tous les premiers-nés avant que l’organisme des parents ne s’habitue au pays. Elle fonda en 1658 la Congrégation NotreDame de Montréal, congrégation novatrice de « sœurs voyagères » pérégrinant de village en village pour enseigner gratuitement les enfants.

La dernière grande figure de cette fondation, Jeanne Le Ber,  est une pieuse laïque qui décida de vivre recluse à Ville-Marie, en offrant ses prières et ses mortifications pour la prospérité de la colonie. Elle fut surnommée « la Sainte Geneviève du Canada », suite à la victoire des Français sur la flotte anglaise venue attaquer Québec en 1690, victoire que l’on attribua à ses prières.

Avec de tels fondateurs, mêlant tant d’héroïsme à tant de piété, la fondation de Ville-Marie ne pouvait que présager de bonnes choses, malgré les difficultés d’une telle œuvre.

La folle entreprise

La première difficulté fut d’acquérir le droit de fonder sur l’île de Montréal. Distante de moins de trois cents kilomètres de Québec, capitale du Canada français (ou Nouvelle-France), ce lieu n’était occupé que de manière saisonnière par des chasseurs, et restait très exposé aux attaques des Iroquois hostiles aux Français. Il appartenait à la Compagnie des Cent-Associés, propriétaires des droits d’implantation et de commerce en Nouvelle France. Jérôme de la Dauversière achète la seigneurie de Montréal en 1640. Le 27 février 1642, lors d’une messe célébrée à Notre-Dame de Paris, la future colonie est confiée à la Sainte Vierge et baptisée du nom de « Ville-Marie ». Il faut ensuite vaincre l’opposition du gouverneur de Québec, Monsieur de Montmagny, qui critique le projet des associés : une nouvelle implantation de colons, trop proche des Iroquois et trop éloignée de la capitale, diviserait les efforts et les ressources à disposition et serait à la merci d’une incursion indienne. De Montagny accepte finalement de se joindre à l’aventure et fournit son aide à l’implantation des premiers colons.

Le 24 mai 1642, les « Montréalistes », au nombre de 50 hommes et 4 femmes, fondent la colonie de Ville-Marie. En décembre de la même année, une crue de la rivière Saint-Pierre faillit submerger l’île, mais les eaux s’arrêtèrent subitement quand de Maisonneuve planta une croix devant la palissade. L’année suivante, les Iroquois lancèrent leur premier raid qui tua une quarantaine d’habitants, (six colons et trente Indiens). Au nombre de huit cents, et armés par les Hollandais implantés plus au Sud, les Iroquois ne cessèrent de menacer la colonie et de la harceler. Chaque sortie de l’enceinte de Ville-Marie pouvait signifier la mort dans une embuscade, ou la capture suivie de longs supplices au poteau de torture avant une mise à mort barbare. Chaque année voyait son lot de colons et d’Indiens alliés être tués par les Iroquois, sans réelle possibilité de contre-attaquer. 1649 faillit voir la fin de l’aventure : une grave maladie atteint Monsieur de La Dauversière, et les Associés connaissaient des querelles qui les détournaient de la gestion de la colonie. Jeanne Mance entreprit un voyage en France afin de trouver de nouveaux soutiens, et à son passage Monsieur de La Dauversière guérit miraculeusement, redonnant ainsi l’espoir aux Montréalistes qui pensaient à plier bagage.

A ce renouveau suivit la période des « Années terribles ». De 1650 à 1653, les Iroquois redoublèrent leurs attaques et infligèrent de nombreuses pertes aux colons et à leurs alliés indiens. « Il n’y a pas de mois où notre livre des morts ne soit marqué en lettres rouges par la main de Iroquois », écrivit Dollier de Casson, l’un des premiers colons. Une centaine d’hommes supplémentaires étant nécessaire pour défendre l’île, Maisonneuve se rendit en France lever de nouveaux fonds et recruter des volontaires. Il rencontra Mme de Bullion, principale bienfaitrice de Ville-Marie qui lui donna 22 000 livres destinés à l’hôpital de la ville, en y ajoutant 20 000 livres pour l’enrôlement de nouveaux colons. Avec cette somme, Maisonneuve recruta cent cinquante nouveaux Montréalistes, ce qui permit de redresser la situation quasi désespérée de l’île. L’accalmie fut cependant de courte durée, les Iroquois reprenant leurs raids  dès 1657, établissant une sorte de siège de colonie qui se trouvait ainsi coupée de ses alliés indiens, et privée de ses voies commerciales. Ville-Marie était petit à petit asphyxiée, et les Français forcés de se réfugier dans leurs bastions (Montréal, Trois-Rivières et Québec). La Nouvelle-France étant en passe de disparaître, Louis XIV décida de mettre fin à son régime autonome et d’en prendre sous sa charge la direction. Cela se traduisit rapidement par l’envoi au Canada, en 1665, d’un régiment chargé de neutraliser la menace iroquoise. Cette année porta le nom d’« année merveilleuse », mais marqua également un changement radical de l’état de Ville-Marie : la piété et la vertu qui faisaient de ce lieu une « île de saints », selon les mots même des calvinistes de Nouvelle-Hollande (actuel Etat de New-York), furent mises à mal par la vie de camp des soldats de France, plus choisis pour leurs prouesses militaires que pour leur sainteté. 1665 vit également le renvoi en France de  Monsieur de Maison Neuve, l’autonomie de Ville-Marie n’étant plus acceptée. Un nouveau gouverneur, incapable et reconnu comme l’un des plus mauvais dirigeants de la colonie, fut nommé pour le remplacer.  A Paris, on préféra faire de Montréal un lieu de commerce, plus qu’un lieu de sainteté. A la fin du siècle, il n’est plus nulle part mention de Ville-Marie, remplacée définitivement par Montréal. Ainsi, avec le départ de Maisonneuve, finit la « Folle entreprise ».

L’histoire de Ville-Marie est porteuse de nombreuses leçons. Leçons de courage et d’héroïsme, certes. Leçons d’abnégation et de don de soi, assurément. Leçons de sainteté et de vertu, bien évidemment. La raison humaine s’opposait à ce projet : trop de dangers, peu d’intérêts militaires et stratégiques, trop d’incertitudes. Et pourtant, quelques centaines de Français ont tout abandonné pour se joindre à cette aventure : Dieu a parlé et demandé cette folie, confirmant Sa volonté par de nombreux signes, pourquoi douter ? Cet esprit de profonde confiance en la Providence et d’union à la volonté signifiée de Dieu se retrouve dans les premiers groupes de Montréalistes. Ils avaient fait de l’évangélisation des Indiens leur mission première, risquant continuellement leur vie pour établir à Ville-Marie les fondations d’un lieu destiné à attirer les autochtones, à les enseigner par la parole et par l’exemple, à faire briller en terre païenne la lumière de l’Evangile. Ville-Marie a été de nombreuses fois comparée à un monastère géant, tant la vie de prières et de vertu y était développée. Une autre leçon proposée par l’épopée de Ville-Marie est cet élan de piété et de ferveur, principalement l’œuvre de laïcs. Des fondateurs, seul l’abbé est un religieux. Marguerite Bourgeoys, fondatrice de la Congrégation Notre-Dame de Montréal, ne rentra en religion que plusieurs années après son arrivée dans la colonie. Les colons étaient également laïcs, dans leur quasi-totalité, et les exemples de sainteté chrétienne et de vertu ne manquent pas parmi eux. Nous apprenons ainsi les bienfaits de la participation à une œuvre sainte : une fois que le Fiat généreux et libre a été prononcé, suite au choix proposé par Dieu, on grandit bien plus vite et bien  plus facilement qu’en tâchant d’avancer par ses propres moyens. Les premiers montréalistes ne différaient pas en grand-chose de nous, malgré les quatre cents ans qui nous séparent. Aujourd’hui comme hier, nous avons la possibilité de grandir par le don aux œuvres de Dieu, qui ne manquent pas. Cependant, nous ne risquons pas de nous faire scalper ou torturer à un poteau à chaque fois que nous donnons de notre temps et de nos biens.

Puissent les colons de Ville-Marie, dont la grande majorité est à ne pas douter au Ciel, nous apprendre le don de soi et l’esprit de générosité à l’œuvre de Dieu3.

RJ

1 A l’époque, sept villes portaient en France ce nom.

2 A la maison de la Sainte Vierge

3 Sources : Sel de la Terre n°120, art. « L’Epopée mystique de Montréal »