Le vrai sens du travail

Dieu plaça Adam dans le paradis pour qu’il le cultive et le garde. (Gn 2, 15)

Avant même leur désobéissance, tel était l’emploi de nos premiers parents dans le plan de Dieu. C’est dire que si, aujourd’hui, souffrance, pénibilité, maladies, contraintes, discipline, sueur… accompagnent aussi le travail humain, ils ne sont que la sanction de la faute originelle et non le fait du travail lui-même, qui procure aussi bien des joies.

Le travail, pourtant quotidiennement vécu, doit être une réalité bien complexe pour que le Robert y consacre quatre pages du dictionnaire en onze volumes !

Hommes, animaux, machines au travail 

Une des définitions que donne le Robert, « fait de produire un effet utile par son activité », semble expliquer le sens très étroit qu’a pris le mot. En ce sens, une machine travaille ; on attend de la mécanique, des rouages ou des connexions que soit rigoureusement suivi le programme prévu : une machine prenant des initiatives inspire films d’épouvante et de science-fiction !

Nul doute qu’un animal puisse travailler. Mais  a-t-on déjà vu un bœuf tirant une charrue, parvenu en limite de champ, se retourner pour contrôler le parfait alignement du sillon ? Si tel était le cas, sa dépouille, soigneusement embaumée, devrait rejoindre le musée de l’Homme.

Ces exemples conduisent à cerner ce qu’est le travail humain, c’est-à-dire qui correspond à la spécificité de l’homme. La philosophie classique a mis l’accent sur la faculté qu’il a de penser librement, ce qui lui permet de connaître, de juger, d’anticiper, d’agir, de contrôler : l’homme est un « animal raisonnable ». On disait d’un enfant qu’il « n’a pas l’âge de raison », aujourd’hui qu’il est « immature », tant qu’il n’est pas en mesure de prévoir les conséquences, même immédiates, de ses actes : jouer avec le feu, se pencher sur le vide… Par ailleurs, on dit que le fou et le colérique « perdent la raison « , ils ne peuvent plus se contrôler.

 Le travail ne se vend ni ne s’achète

Pour saisir le sens réel du travail, il faut le dégager de l’économisme et du financiérisme contemporains, qui le réduisent à une marchandise monnayable, aujourd’hui fin ultime de la vie sociale à laquelle est sacrifiée même la vie personnelle et familiale.

Ont été confondus travail et fruit du travail. Certains de ses fruits, biens matériels, ou intellectuels (livres, conseils, musique…) peuvent faire l’objet de transactions rémunérées, mais la caractéristique du travail n’est pas le fait d’une contrepartie financière. Ainsi l’exprime bien l’enfant en train de jouer qui, appelé à table, dit avec sérieux : « Je finis mon travail », ou l’élève qui étudie d’arrache-pied ses cours, ou encore la mère de famille qui, tenant sa maison, exerce cent professions. Et chacun sans aucune rémunération !

Tout dans la nature travaille : le vin, la végétation et même une charpente, pourtant bois mort !

« L’homme est né pour travailler comme l’oiseau pour voler », nous enseigne le Livre de Job.

Le travail, c’est la vie ! Je vais au travail « pour gagner ma vie », mais la vie ne se borne pas aux richesses matérielles ; car la vie « au travail » c’est autant l’amitié, le sentiment d’être utile, le don de soi, les relations de qualité, la confiance, le désir de progresser ou de transmettre, de faire grandir les autres… Le travail peut donc être désintéressé, c’est-à-dire sans contrepartie matérielle. Ainsi, on peut travailler bénévolement. Saint Benoît, patron de l’Europe, fait du travail un des piliers de sa règle. Les œuvres de charité, dont l’Église pourrait à juste titre s’enorgueillir, n’autorisent pas le plus fieffé laïcard à affirmer par exemple que saint Vincent de Paul ou sainte Jeanne Jugan n’ont jamais travaillé ! Autant de réalités qui n’ont pas de prix et qui sont les fruits d’un travail.

Source d’enrichissement personnel, intellectuel, moral, spirituel

C’est alors que le travail prend tout son sens vrai et donc chrétien.

Par le travail, l’homme extériorise ses talents ; il exerce et développe ses facultés : sa mémoire s’enrichit d’expériences ; son intelligence se nourrit de connaissances, ainsi se développe la capacité de jugement ; sa volonté le conduit à découvrir et inventer…

Le travail élève et révèle les potentialités de chacun, il est éducateur.

Selon l’Aquinate, il nous révèle « de plus en plus la fécondité de la nature.1» Il nous fait participant au maintien, à la mise en ordre, au développement de la Création. S’il en était autrement, pense t-on que Notre Seigneur se serait mis à l’école de saint Joseph ?

L’homme, « en travaillant, perfectionne en soi l’image de Dieu2 ».

Le travail humain, servile ou pas, rémunérateur ou non, familial, artistique, commercial, bénévole, industriel, est aussi école de réalisme et d’humilité ; il éduque au sens de la responsabilité personnelle : nous y recevons très vite les multiples conséquences de nos actions, effets de nos forces et de nos faiblesses. C’est là une des caractéristiques éminentes du sens vrai du travail. Ce sont nos œuvres qui nous accompagneront dans l’autre monde, où nous devrons rendre raison de notre administration :

« Tout arbre qui ne portera pas de bons fruits sera jeté au feu.»

Le salut est personnel ; le jugement sera personnel. Aux parents comme aux enfants, aux ouvriers comme aux cadres, aux vieux comme aux jeunes, il sera demandé à chacun des comptes sur l’usage fait des talents reçus et exercés dans le pré où il a plu au divin Pasteur de nous faire paître !

Le travail, contribution au bien commun

« Il n’est pas bon que l’homme soit seul (Gn 2, 18)

Il était possible au Créateur de pourvoir chacun de ce qui lui était nécessaire. Il en est ainsi des animaux, qui, même lorsqu’ils vivent en groupe, sont mus par leur seul instinct.

Dieu en a disposé autrement pour les hommes.  

Notre-Seigneur, par la plume de sainte Catherine de Sienne3, docteur de l’Église, explique ce qui anime l’activité de l’homme :

« (…) Telles sont les vertus – et bien d’autres encore qui ne se peuvent raconter – qu’engendre l’amour du prochain. Il est entre elles des différences et je ne les donne pas toutes également à chacun. J’en donne une à celui-ci, une autre à celui-là… II en est plusieurs que je distribue de telle manière, tantôt à l’un, tantôt à l’autre, qu’elles apparaissent comme étant la vertu capitale en regard des autres. À l’un, c’est la charité ; à l’autre, la justice ; à celui-ci, l’humilité ; à celui -là, une foi vive ; à quelques-uns la prudence, ou la tempérance, ou la patience ; à certains, la force. Ces vertus et bien d’autres, je les dépose dans l’âme à des degrés divers chez beaucoup de créatures. Il en est ainsi de plusieurs dons et grâces de vertu, ou d’autres qualités spirituelles et temporelles.

Quant aux biens temporels, pour les choses nécessaires à la vie humaine, je les ai distribués avec la plus grande inégalité, et je n’ai pas voulu que chacun possédât tout ce qui lui était nécessaire pour que les hommes aient ainsi l’occasion, par nécessité, de pratiquer la charité les uns envers les autres. Il était en mon pouvoir de doter les hommes de tout ce qui leur était nécessaire pour le corps et pour l’âme ; mais j’ai voulu qu’ils eussent besoin les uns des autres et qu’ils fussent mes ministres pour la distribution des grâces et des libéralités qu’ils ont reçues de moi, Qu’il le veuille ou non, l’homme ne peut ainsi échapper à cette nécessité de pratiquer l’acte de charité ; il est vrai que, s’il n’est pas accompli pour l’amour de moi, cet acte n’a plus aucune valeur surnaturelle. Tu vois donc que c’est pour leur faire pratiquer la vertu de charité que je les ai faits mes ministres, que je les ai placés en des états différents et des conditions inégales. »

La diversité des talents de toute nature est un gage de complémentarité et de cohésion sociale pour autant que les hommes, êtres libres, y ordonnent leur activité. Ils sont à l’égard des autres, des « ministres de Dieu » pour la distribution des >>> >>> biens qu’ils ont reçus ou acquis. Talents, savoir, savoir-faire, savoir-être de chacun sont au service de tous.

Ainsi, par notre activité laborieuse, contribuons-nous au bien commun de la société, héritiers que nous sommes et débiteurs dont toute notre vie ne suffira pas pour éponger notre dette ? En favorisant la communication des biens temporels et spirituels, le travail est service tourné au profit des autres et de la société.

 

Si beaucoup considèrent le travail – essentiel de l’activité humaine – comme une malédiction dont il faut « se libérer », le catholicisme, bien au-delà du simple moyen de pourvoir aux nécessités matérielles, l’a mis au rang de dignité, d’honneur, et en a fait un outil de perfectionnement de l’être. Ainsi, l’Église se plaît à le célébrer en la personne de saint Joseph.

Charles Péguy, évoquant des ouvriers qu’il avait connus, écrivait :

Ils disent que travailler c’est prier, et ils ne croient pas si bien dire.

Tant leur travail est une prière, et l’atelier, un oratoire4

 L’office divin étant la partie la plus noble du travail d’un moine bénédictin, saint Benoît aurait pu donner comme devise à sa fondation le seul mot d’ordre « Labora ». Mais dans sa sainteté il a voulu distinguer l’activité exclusivement tournée vers Dieu de celle passant par les hommes.

Yann Le Coz5

 

1 Saint Thomas d’Aquin (S.T. I, Q 102 art 4)

2 Pie XII, Message de Noël (1955)

3 Dialogue (VII, 10-12)

4 Charles Péguy, L’argent.

5 De l’Action Familiale et Scolaire, https://www.a-f-s.org