Est-il pensable qu’un successeur de Pierre puisse œuvrer à la destruction de l’Église ? Les sermons, les discours, les interviews et les vidéos de François accroissaient la tentation du sédévacantisme. Mais c’est dès la clôture du concile Vatican II que plusieurs catholiques ont adopté cette position. Si certains papes postconciliaires ont pu paraître plus conservateurs, ils appartenaient néanmoins à la même école et ils avaient le même idéal, un idéal qui n’est pas celui de l’Église catholique.
Oui, c’est une formidable tentation ! Quelle libération de se reporter en esprit à l’époque de saint Pie X ou de Pie XII et de déclarer que l’homme en blanc qui vit aujourd’hui à Rome n’est qu’un imposteur ! L’Église immaculée n’aurait rien à voir avec les bouleversements qui ébranlent les âmes !
Mais le bon Dieu permet-il que nous nous engagions dans une telle voie ? N’est-il pas dangereux de résoudre la crise de l’Église de cette manière (car pour les sédévacantistes il n’y a pas de crise de l’Église puisque les papes conciliaires n’appartiennent pas à l’Église) ? Qui nous dira où se trouve le vrai pape le jour où il plaira à Dieu de faire cesser la crise ? Il est vrai que nous devons nous en remettre à la Providence divine mais encore faut-il être capable de se soumettre à ses mystérieuses dispositions. Il y a des déclarations préliminaires qui rendent les problèmes insolubles. Cela est vrai en mathématiques comme en politique, dans la famille comme dans l’Église. Dire que le pape n’est pas pape, c’est s’empêcher de regarder vers Rome dans l’espoir de trouver une solution aux problèmes qui affligent l’Église.
Le sédevacantisme, une opinion
Tout d’abord, il faut savoir que la possibilité qu’un pape perde le souverain pontificat est une opinion, c’est-à-dire une vérité que les catholiques ne sont pas tenus de professer. Les théologiens ne sont pas d’accord sur cette difficile question. Un pape peut-il cesser d’être pape autrement que par une abdication volontaire ? Même ceux qui admettent cette éventualité ne sont pas d’accord quant aux conditions qu’elle doit remplir. Faut-il une déclaration de « l’Église » ? Quelle est cette « Église » qui n’a plus de tête ? Les cardinaux, qui ont élu le pape, doivent-ils intervenir pour cette déposition ? Faut-il un concile œcuménique ? Mais qui convoquera celui-ci ? Or la Providence ne peut pas laisser les âmes dans le flou d’autant que la possession du souverain pontificat par tel ou tel homme est un fait dogmatique, c’est-à-dire qu’il est lié à la foi (par exemple, si Pie XII n’était pas pape, alors l’Assomption n’est pas un dogme).
Comment appliquer ces théories à la crise que connaît l’Église depuis le concile Vatican II ?
Beaucoup de sédévacantistes invoquent l’opinion du cardinal Bellarmin à savoir que s’il arrivait que le pape tombât dans l’hérésie notoire, il perdrait ipso facto le pontificat (c’est en fait plutôt sa deuxième opinion, car sa première était que jamais le Bon Dieu ne permettrait une telle épreuve pour l’Église). Mais il est évident que ce grand théologien ne pensait pas à la débâcle universelle que nous constatons. Il est vrai que les réunions œcuméniques, les discours (publiés dans l’Osservatore Romano) qui réaffirment sans cesse la liberté religieuse et l’œcuménisme (en opposition avec le magistère constant de l’Église) sont notoires. Pourtant le langage reste flou, difficilement saisissable. Les modernistes sont des hérétiques d’autant plus redoutables qu’ils le sont moins ouvertement. Ils ne nient pas, par exemple, qu’il n’y ait pas de salut hors de l’Église. Ils le diront même, mais après avoir affirmé que l’Église ne fait que subsister dans l’Église du Christ… Ainsi les réactions face au nouveau magistère peuvent être très différentes même de la part de chrétiens sérieux qui veulent garder la foi. Les sédévacantistes ne peuvent pas prétendre être les seuls à vouloir rester catholiques ! Peut-on donc parler de « péché d’hérésie » de la part des papes conciliaires ? Or la théorie de saint Robert Bellarmin (ou du cardinal Billot, son émule) est tout entière fondée sur cette supposition. À cause de cela, elle ne semble pas s’appliquer à la situation actuelle de l’Église.
Le « UNA CUM »
Et si même, malgré tout, nous pensions pouvoir utiliser la conclusion du cardinal Bellarmin, il n’en demeurerait pas moins qu’elle ne serait qu’une simple opinion, alors que les sédévacantistes qui la suivent en font une vérité dogmatique, jusqu’à refuser d’assister à la messe d’un prêtre qui ne la professerait pas. Le prêtre ne dit-il pas dans le canon de la messe qu’il est « en communion » avec le pape et tout son enseignement ? La traduction (que l’on trouve dans n’importe quel dictionnaire de latin) de l’expression « una cum » n’est certainement pas « en communion avec ». Le Gaffiot propose « ensemble », « de compagnie », « en même temps ». À la messe, on prie pour l’Église ainsi que pour le pape, l’évêque diocésain, (le Roi) et tous les gardiens de l’orthodoxie et de la foi catholique et apostolique. Et puis, même si cette expression signifiait « en communion avec », il est évident que par nature une telle prière exclurait l’hérésie. On est en communion avec le pape dans la mesure seulement où il est, par fonction, le garant de l’unité de l’Église.
Dernier argument des sédévacantistes : le pape Paul IV dans sa constitution apostolique Cum ex apostolatus n’a-t-il pas statué que si le Souverain Pontife avait dévié de la foi avant son élection, son élévation serait nulle, non avenue, sans valeur ? Mais ce texte a été abrogé par le pape saint Pie X dans sa constitution Vacante sede apostolica du 25 décembre 1904, ainsi que par le code de droit canonique promulgué en 1917. Par ailleurs le code précise que l’élection du Souverain Pontife n’est réglée que par la constitution de saint Pie X. Pie XII en 1945 reprend les mêmes dispositions.
En adoptant la position sédévacantiste, est-on plus assuré d’éviter l’hérésie ?
En niant l’existence d’un pape et d’une hiérarchie, les sédévacantistes sont acculés à affirmer que l’Église est une réalité invisible qui ne subsiste que dans le cœur des fidèles. Or la visibilité de l’Église est une vérité de foi implicitement définie par le concile Vatican I (constitution Dei Filius au chapitre 3) et constamment reprise par le magistère ordinaire de l’Église. Voici par exemple ce qu’affirmait le pape Pie XII dans son encyclique Mystici Corporis : « Ce n’est pas assez de dire : un et indivisible ; il doit encore être concret et perceptible aux sens, comme l’affirme Notre Prédécesseur d’heureuse mémoire, Léon XIII, dans sa Lettre encyclique Satis cognitum : c’est parce qu’elle est un corps que l’Église est visible à nos regards. » Il est étonnant que ces catholiques qui hypertrophient la notion d’infaillibilité pontificale et de magistère ordinaire, jusqu’à réduire la vie catholique à une obéissance aveugle au pape (comme le font les conservateurs), en arrivent à nier une vérité aussi fondamentale ! Notre-Seigneur a fondé une société que tous peuvent et doivent reconnaître.
Une épreuve douloureuse
Dans les épreuves douloureuses que traverse l’Église, on connaît la position que Monseigneur Lefebvre a adoptée. Dans son sermon des ordinations de 1982, il compare l’Église à Notre-Seigneur, vrai Dieu et vrai homme. Le Christ a pu souffrir la Passion sans cesser de soutenir l’univers dans l’existence. Jamais les apôtres n’auraient pu imaginer que les humiliations de Dieu lui-même auraient pu aller aussi loin. De même l’Église est sainte, mais elle est composée de pécheurs. La liturgie nous fait implorer la miséricorde divine afin qu’elle veuille bien « purifier l’Église » (cf. oraison du quinzième dimanche après la Pentecôte). Aujourd’hui nous devons bien constater que, par une disposition mystérieuse de la Providence, les papes ont laissé entrer l’hérésie, et l’ont favorisée même, dans l’Église. C’est un fait que nous ne pouvons nier. Accepter les nouveautés de Vatican II et de la réforme liturgique, ce serait nous mettre en opposition, que nous le voulions ou non, au magistère constant de l’Église. Alors pourquoi le bon Dieu permet-il une telle épreuve si ce n’est pour accroître notre amour de l’Église telle qu’elle est et non pas telle que nous voudrions qu’elle soit ?
Professer la foi en une société visible et indéfectible instituée par le Christ Jésus
Chrétiens du début du XXIe siècle, nous serons jugés en particulier sur notre amour de l’Église. Certains s’accommodent d’une Église libérale dont la prédication est imprégnée de l’esprit du monde. D’autres sont persuadés que la crise que traverse l’Église est irréversible et que jamais les papes ne prêcheront plus le règne social du Christ. À nous de professer la foi en une société visible et indéfectible instituée par le Christ Jésus pour établir son règne dans les cœurs et sur toutes les institutions, au risque de passer pour plus papistes que le pape !
Mais notre amour de l’Église nous oblige-t-il à nier absolument la vacance du siège de Pierre ? Dans la mesure où toute la hiérarchie actuelle de l’Église a été établie par des papes conciliaires, il semble que ce soit le cas. Pourtant il faut bien remarquer que Monseigneur Lefebvre tenait une position plus nuancée : « Cela ne veut pas dire pour autant que je sois absolument certain d’avoir raison dans la position que je prends. Je la prends surtout d’une manière, je dirais, prudentielle ; prudence que j’espère être la sagesse de Dieu, que j’espère être le don de conseil, enfin prudence surnaturelle. C’est plutôt sur ce domaine-là que je me place, je dirais, plus peut-être que sur le domaine purement théologique et purement théorique. […] Nous nous trouvons dans une situation pratique, réelle. Alors le problème se pose pour nous, bien sûr. Comment se peut-il, étant donné les promesses que Notre-Seigneur Jésus-Christ a faites d’assistance à son Vicaire sur la terre, comment peut-il se faire qu’en même temps celui qui est Vicaire puisse, par lui-même ou par d’autres, rompre la foi des fidèles ? Comment est-ce possible ? C’est là notre grand problème. » (le 5 octobre 1978)
Monseigneur Lefebvre n’affirmait donc pas être certain que le pape le fût en réalité. En revanche, dans la même conférence, il rejetait avec force les erreurs du concile Vatican II que certains admettent par fausse obéissance. « Alors certains insistent donc sur le caractère d’assistance au pape, et donc il ne peut pas se tromper, et donc il faut obéir, et donc nous n’avons pas le droit, en aucune manière, de discuter de ce que fait le pape, etc. Ça, je dirais, c’est une obéissance aveugle qui ne me paraît pas non plus conforme à la prudence. Donc nous constatons qu’il y a des choses qui nous sont enseignées et qui nous sont maintenant diffusées par l’Église, qui ne sont pas conformes à ce que la Tradition nous enseigne, à ce que les autres papes nous ont enseigné. Donc il y a là une situation de fait devant laquelle nous nous trouvons. Quand on met en parallèle les textes de la liberté religieuse tels qu’ils sont dits dans le Concile et les textes sur la liberté religieuse des papes Pie IX, Léon XIII, Grégoire XVI, enfin tous les papes précédents, c’est le contraire. Exactement le contraire ! »
Sauver son âme
La question que le Bon Dieu nous posera au jour de notre jugement ne portera pas sur des opinions théologiques. L’important est de sauver son âme. En quoi le fait d’affirmer qu’il n’y a plus de pape rendrait le salut éternel plus facile ? « Cela n’a pas une telle influence sur notre conduite pratique. Pourquoi ? Parce que nous rejetons fermement, courageusement, tout ce qui est contre la foi. Il n’y a rien à faire. Je dirais même sans savoir d’où ça vient, sans savoir qui est le coupable, en laissant à Dieu le soin de juger le coupable, si c’est celui-ci, si c’est celui-là. »
Dans une lettre au père Guérard des Lauriers, Monseigneur Lefebvre avançait le même argument, digne d’un vrai pasteur d’âmes : « Si vous avez l’évidence de la déchéance juridique du pape Paul VI, je comprends votre logique subséquente. Mais personnellement j’ai un doute sérieux et non une évidence absolue. Dans l’attitude pratique, ce n’est pas l’inexistence du pape qui fonde ma conduite, mais la défense de ma foi catholique. Or vous croyez en conscience devoir partir de ce principe qui malheureusement jette le trouble et cause des divisions violentes, ce que je tiens à éviter. »
Le Bon Dieu nous demande de garder la foi, ce qui nous oblige à résister à l’autorité défaillante comme le fit saint Paul (cf. Gal. II, 11). Voilà un devoir que les sédévacantistes croient ne plus avoir. Devant les défaillances de l’autorité, ils préfèrent dire qu’elle n’existe plus. Une telle attitude se juge aussi par ses fruits. Des prêtres qui vivent isolés les uns des autres et qui exercent un ministère sans supérieur réel ne donnent certainement pas un bon exemple. Jamais l’Église ne pourra approuver cet esprit d’indépendance. Ce qui est remarquable dans l’œuvre de Monseigneur Lefebvre, c’est que tout y respire l’esprit et la pratique constante de l’Église. Le jour où Rome reviendra à la foi de toujours, la reconnaissance de la Fraternité Saint-Pie-X se fera sans heurt, sans que cela n’affecte la vie concrète des prêtres et des fidèles. Nous sommes catholiques tout simplement.
Abbé Thierry Gaudray