L’esprit de famille

constituée en tant que communauté de vie et d’amour, la famille reçoit la mission de garder, de révéler et de communiquer l’amour. Le premier échange entre un enfant nouveau-né et ses parents est le plus souvent un échange d’amour d’une intensité inégalée sur cette terre et qui déterminera leur relation pour toujours, sauf regrettable désordre. Nous en avons tous fait l’expérience et pouvons le mesurer.

Or l’amour ne se partage pas mais se multiplie. A l’image de Dieu, les parents aiment leurs enfants d’un amour intégral et les enfants, se sachant aimés, aiment ceux qui sont aimés par ceux qui les aiment d’un même amour, dans un échange incessant. Tous les membres de la famille, chacun selon ses propres dons, ont la grâce et la responsabilité de construire, jour après jour, la communion des personnes, en faisant de la famille une école d’humanité plus complète et plus riche. Il me semble vraiment que l’on trouve ici la raison la plus profonde à ce que l’on pourrait appeler l’esprit de famille.

Aujourd’hui, il est bon de connaître la racine de ce qu’est la famille pour comprendre les enjeux recherchés par sa destruction et les valeurs à maintenir.

La famille souche

Mgr Delassus1 décrit ce qu’était la famille souche et ses avantages. «  L’intérêt que la famille-souche considère comme majeur et qu’elle place avant tous les autres, c’est la conservation du bien patrimonial transmis par les aïeux. La famille est semblable à une ruche, de nouveaux essaims y naissent, en partent, mais la ruche ne doit pas périr. Pour la maintenir, les parents, à chaque génération, associent à leur autorité celui de leurs enfants qu’ils jugent le plus apte à travailler de concert avec eux, puis à continuer après leur mort l’œuvre de la famille. Cet enfant n’est pas de droit l’aîné. Il se prépare de bonne heure aux obligations qui lui sont en quelque sorte imposées par la volonté divine. A l’époque de son mariage, il est institué héritier du foyer et du domaine ; ou plutôt, il en est constitué le dépositaire pour le transmettre, après l’avoir fait valoir, à la génération suivante.

Cette qualité lui impose les charges de chef de la famille. Il a l’obligation d’élever les plus jeunes enfants, de leur donner une éducation en rapport avec la condition de la famille, de les doter et de les établir avec l’épargne réalisée d’année en année par le travail de tous.

Si l’héritier meurt sans enfant, un des membres établis hors du foyer quitte sa maison pour y revenir et remplir les devoirs de chef. Ces devoirs comprennent, en outre de ceux que nous avons dits, l’entretien du foyer et de ses dépendances, la garde du tombeau des ancêtres, la célébration des anniversaires religieux, etc. Tout cela lui impose une existence sévère et frugale dont l’exemple est bien fait pour initier les jeunes générations à la vertu. »

L’organisation de la famille-souche, bonne à la société, est bonne aux individus. Elle distribue équitablement les avantages et les charges entre les membres d’une même génération. A l’héritier, en balance des lourds devoirs, elle confère la considération qui s’attache au foyer des aïeux. Aux membres qui se marient en dehors, elle assure l’appui de la maison-souche avec les charmes de l’indépendance. A ceux qui préfèrent rester au foyer paternel, à ceux qui sont plus fragiles, elle donne la quiétude du célibat avec les joies de la famille. A tous elle ménage, jusqu’à la plus extrême vieillesse, le bonheur de retrouver au foyer paternel les souvenirs de la première enfance.

Détruire la famille : un objectif atteint ?

Le code civil a tué chez nous la famille-souche. Par la liquidation perpétuelle du patrimoine familial qu’il impose, les grandes familles ont été condamnées à s’amoindrir de génération en génération, les familles bourgeoises ont été mises dans l’impossibilité de s’élever et même de se maintenir et les familles ouvrières sont enfermées dans leur condition. Il faut relire ici cette lettre que Napoléon écrivait à son frère Joseph, roi de Naples, le 6 juin 1806, pour comprendre qu’il s’agissait bien de détruire la famille : «  Je veux avoir à Paris cent familles, toutes s’étant élevées avec le trône et restant seules considérables. Ce qui ne sera pas elles, va se disséminer par l’effet du Code civil. Etablissez le code civil à Naples ; tout ce qui ne vous est pas attaché va se détruire en peu d’années, et ce que vous voulez conserver se consolidera. » C’est tout à fait clair. Il n’y a plus chez nous, légalement du moins, que des familles instables. L’esprit et le texte du code civil sont opposés à toute consolidation, à toute perpétuation. Il n’attache à la famille que l’idée d’une société momentanée qui se dissout à la mort d’un des contractants.

Alors même si la famille souche n’a pas disparu du jour au lendemain et que les plus anciens d’entre nous ont pu en voir encore quelques traces au fond des campagnes, il est bien clair que nous n’en vivons plus du tout aujourd’hui et que le modèle a complètement changé. Pour autant, la famille demeure et demeurera jusqu’à la fin des temps tant elle est essentiellement naturelle et il est peu probable que le Bon Dieu permette la fin de l’espèce humaine et son remplacement par l’Homme artificiel.

 « Tes père et mère honoreras afin de vivre longuement2» 

En ce qui concerne les valeurs fondamentales de la famille, après la remise en cause du principe essentiel de l’éducation donnée en priorité par la famille, l’attaque menée contre ce commandement revêt une actualité et une gravité croissantes. Les caractéristiques intrinsèques du troisième et du quatrième âge tiennent naturellement à l’affaiblissement des forces physiques, à la moindre vivacité des facultés spirituelles, à un dépouillement progressif des activités auxquelles ils étaient attachés, aux maladies et aux invalidités qui surviennent, à la perspective des séparations affectives entraînées par le départ vers l’au-delà. Ces caractéristiques attristantes peuvent être transformées par les certitudes de la foi. On peut affirmer que la manière dont une famille et plus largement une civilisation assume le grand âge et la mort comme élément constitutif de la vie, et la manière dont elle aide ses membres âgés à vivre leur mort, sont un critère décisif du respect qu’elle porte à ses membres. Nous n’aborderons pas ici l’abomination de l’euthanasie, signe manifeste du déclin de notre civilisation…

Le soin porté à nos anciens n’est pas quelque chose de facultatif. Nous le leur devons en justice. « Aie soin de ton père, dit saint Ambroise, aie soin de ta mère. Tu as pourvu aux besoins de ta mère, mais tu ne l’as pas payée de ses douleurs ; tu ne l’as pas payée des peines qu’elle a endurées pour toi ; tu ne l’as pas payée de la faim qu’elle a soufferte en se privant de manger ce qui aurait pu te nuire, de boire ce qui aurait pu vicier le lait qu’elle te destinait : c’est pour toi qu’elle a jeûné, pour toi qu’elle a mangé ; c’est pour toi qu’elle n’a pas pris la nourriture de son goût ; pour toi elle a veillé, pour toi elle a pleuré et tu la laisserais dans le besoin ? O mon fils, quel jugement tu te prépares si tu n’as pas soin de ta mère ! A celle à qui tu dois l’existence, tu dois ce que tu possèdes. »

Au niveau spirituel, pensons à l’âme de nos vieux parents qui, se détachant de tout, ont parfois du mal à se tourner vers le Bon Dieu. Il faut prier pour eux, veiller à ce que leurs derniers jours terrestres soient consolés par la réception des sacrements et qu’après leur mort, nos suffrages et le saint sacrifice de la messe les mettent au plus tôt en possession de la gloire du Ciel. Du côté matériel, il est important de penser à l’avenir pendant qu’il est encore temps car réorganiser la vie d’un vieillard qui ne vit que d’habitudes est à peu près impossible.

Dieu récompense ceux qui honorent leur père et mère et châtie ceux qui violent le quatrième commandement. « Celui qui aura maudit son père ou sa mère sera puni de mort. » Et « celui qui afflige son père et chasse sa mère est un misérable et un infâme » ou encore « Celui qui maudit son père ou sa mère verra sa lampe s’éteindre au milieu des ténèbres ». Tout le monde connaît l’épisode de l’ivresse de Noé.

Le catéchisme du Concile de Trente nous indique qu’accomplir nos devoirs envers nos pères et mères est pour nous une obligation de tous les instants et ne contredit pas du tout le fait de quitter son père et sa mère et de s’attacher à sa femme. Le terme « quitter » en hébreu se dit « azab », ce qui signifie « laisser derrière, rendre libre, laisser aller, libérer ». Au travers de ces termes, nous comprenons qu’une fois mariés, les époux ne sont plus sous l’autorité de leurs parents, qu’ils se détachent du foyer parental et sont libérés pour désormais vivre leur propre vie. Ils deviennent responsables de leur propre vie, de celle de leur foyer et des enfants que le Bon Dieu leur donnera. Cependant, il ne leur sera pas interdit de recevoir certains conseils de leurs parents si ceux-ci sont bons et non contraires à la morale. Se détacher de la tutelle parentale n’interdit pas de les honorer, nous le comprenons tous.

Nous sommes des héritiers

L’homme est un animal social et un héritier. Cette notion est si universelle qu’elle s’impose à toute personne qui observe honnêtement la réalité. On la trouve reconnue par tous, qu’il s’agisse de la famille ou de la société tout entière : « L’humanité a seule la possibilité de capitaliser ses découvertes, d’ajouter de nouvelles acquisitions à ses acquisitions plus anciennes, si bien que chacun de nous est l’héritier d’une somme immense de dévouements, de sacrifices, d’expériences, de réflexions qui constituent notre patrimoine, fait notre lien avec le passé et avec l’avenir3. »

Si cette vérité s’impose, si elle reste manifestement déposée dans la conscience de tous, c’est qu’elle est une vérité de l’ordre humain. La notion d’héritage est inséparable de la notion d’homme qui, s’il n’est pas héritier, n’est plus qu’une bête, et d’ailleurs la plus bête des bêtes car la plus dépourvue d’instinct. Il serait tout à fait puéril ou malhonnête de se demander si on doit l’admettre. Qu’on le veuille ou non, nous sommes des héritiers.

L’idée en est sans cesse rappelée dans la Sainte Écriture où les bénédictions de Dieu ne sont presque jamais mentionnées sans qu’il soit indiqué qu’elles s’étendent à la famille entière et aux générations qui en découleront. Le mystère de notre destinée lui-même ne s’insère-t-il pas dans les mêmes perspectives ? « Si nous sommes enfants, nous sommes héritiers, héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ4 » et c’est bien pourquoi Il a choisi la famille comme lieu privilégié de cette transmission.

L’honneur de la famille : une valeur à transmettre

Au général allemand qui, pendant la seconde guerre mondiale, occupe son château et lui reproche de ne pas se présenter à lui, le duc de Plessis-Vaudreuil, héros du roman de Jean d’Ormesson ‘Au plaisir de Dieu’, lui présentant tous ses titres acquis par sa famille au cours des siècles, conclut en lui disant : « Depuis neuf siècles, je suis sur les terres et dans la maison de ma famille », s’identifiant totalement, se confondant à sa lignée. Nous sommes héritiers et même bien au-delà.

Il est bien sûr que l’héritier est redevable envers tous ceux qui l’ont précédé, qui lui ont donné ce qu’il est. Ce dû s’exprime par l’honneur rendu à la famille, au nom qu’elle porte et transmet. Il ne suffira pas de reconnaître les vertus de ceux qui nous ont précédés, par la piété filiale ; il faudra surtout songer que d’autres portent ce même nom, aujourd’hui, et le porteront encore demain. Notre famille nous oblige. Qui s’honore, honore les autres à proportion qu’il s’honore lui-même. Il les élève à la hauteur où il a fixé son point d’honneur. Les mœurs d’une famille se vérifient et se mesurent à la rigueur avec laquelle chacun de ses membres précise et respecte son point d’honneur.

Pour autant, l’orgueil n’a pas sa place dans l’honneur. Les auteurs spirituels se sont toujours méfiés de l’honneur. Saint Jean Chrysostome, par exemple, enseigne qu’une bonne réputation durable et l’honneur ne s’acquièrent pas par des grands monuments, par des colonnes, des titres, mais par d’héroïques vertus. Pour l’abbé Berto, « L’honneur consiste précisément à faire de certaines valeurs une raison de vivre, et aussi bien une raison de mourir, c’est-à-dire à tenir ces valeurs pour transcendantes.» Saint Thomas d’Aquin rappelle que « Les démonstrations d’honneur ne sont rien si elles ne sont pas l’hommage rendu à la rectitude d’un homme. C’est pourquoi l’honneur consiste essentiellement dans la valeur intime, dans la droiture de la raison et de la volonté…, l’opinion des hommes n’en est que la constatation accessoire. » Cette droiture de la raison et de la volonté consiste donc à ne vouloir que le vrai et le bien, et finalement le Vrai et le Bien ultime, Dieu.

Je laisserai le dernier mot à Henry Bordeaux. Monsieur Roquevillard, admirable type de père, se voyant dans l’obligation de vendre une partie de ses domaines, répond à ceux qui tâchent de l’en dissuader : «  Dans le plan des choses humaines, il y a un ordre divin qu’il faut respecter. Au-dessus de l’héritage matériel se place l’héritage moral. Ce n’est pas le patrimoine qui fait la famille. C’est la suite des générations qui crée et maintient le patrimoine. La famille dépossédée peut reconstituer le domaine. Quand elle a perdu ses traditions, sa foi, sa solidarité, son honneur, quand elle se réduit à une assemblée d’individus agités d’intérêts contraires, préférant leur destin propre à sa prospérité, elle est un corps vidé de son âme, un cadavre qui sent la mort, et les plus belles propriétés ne lui rendront pas la vie. »

 Jérôme Colas

 

1 L’esprit familial

2 Les 10 Commandements de Dieu selon le Livre du Deutéronome Dt 5, 6-21

3 Ernest Renan

4 Epître de saint Paul aux romains 8:17