Noé ivre ou l’humiliation d’un patriarche

Tous nous connaissons Noé, patriarche incontournable de la Genèse, qui reçut de Dieu la mission de sauver toutes les créatures du Déluge. Beaucoup oublient en revanche ce qu’il devient après la sortie de l’arche. D’abord reconnaissant envers Dieu, Noé offre un sacrifice en action de grâce. Puis obéissant à l’ordre divin, réitéré, de cultiver la terre, il plante une vigne et produit du vin. Comme tout vigneron, il boit son vin, mais il en boit trop et finit par s’enivrer. S’allongeant sous sa tente, il dévoile alors sa nudité. C’est l’épisode de son ivresse, épisode qui est notamment représenté à la voûte de l’abbatiale de Saint-Savin-sur-Gartempe (XIe siècle, Vienne, Nouvelle Aquitaine).

Noé à Saint-Savin

A Saint-Savin, le cycle de Noé est divisé en deux parties presqu’égales. La première, relatée sur le versant nord de la voûte, retrace le Déluge et s’achève, à l’est, sur la plantation de la vigne de Noé. La seconde, dont le sens de lecture s’inverse et part en direction de l’ouest, traite des évènements qui suivent : Noé boit son vin, puis ivre il est découvert par ses fils, enfin il maudit Cham. Le cycle s’achève par la représentation de la Tour de Babel qui clôt le récit du Déluge.

En raison de l’ivresse, l’inversion du sens de lecture du cycle de Noé à Saint-Savin est souvent comprise comme un signe de la déchéance du patriarche et de l’échec de son alliance avec Dieu. En effet, côté nord le récit du Salut de l’homme dans l’arche de Noé se dirige vers l’est, en direction de l’autel majeur, tandis qu’au sud le sens de lecture repart vers l’ouest pour raconter l’ivresse. Il semblerait donc bien que d’un côté les hommes se rapprochent de l’autel, et donc de Dieu, tandis que de l’autre ils s’en éloignent. Mais en réalité, l’inversion du sens de lecture est plus complexe.

L’exégèse de l’ivresse

Aux yeux de beaucoup, l’épisode marque la déchéance de Noé, signe que l’homme même sauvé par le baptême est toujours pécheur. D’autres exégètes, dont saint Augustin, s’interrogent toutefois sur les raisons de cette ivresse. Sans pour autant justifier l’excès de vin qui conduit Noé à ne plus se maîtriser, certains avancent que Noé est le premier à produire du vin. Il ne pouvait donc pas en connaître les effets. Il découvre l’effet du vin et subit son ivresse plus qu’il ne la recherche. Cette interprétation clémente de l’attitude de Noé tire son origine du texte même de la Vulgate : nudatus est in tabernaculo suo, littéralement « Noé est nu sous sa tente ». La voix passive utilisée pour désigner sa nudité est très claire et ne laisse place à aucun doute. Noé subit une humiliation, il ne s’adonne pas à la débauche.

Ce verset invite également à considérer Noé comme l’image du Christ. La tente, tabernaculum, sous laquelle se repose Noé évoque une autre tente, celle qui, placée sur l’autel, abrite les saintes espèces, et qu’on appelle aujourd’hui le tabernacle. L’ivresse de Noé est de nature sacrificielle, elle préfigure le sacrifice du Christ : Noé, ivre, nu sous sa tente et moqué par son propre fils, est l’image par anticipation du Christ, nu sur la Croix, ivre d’amour pour le genre humain et moqué par son propre peuple.

Suivant cette logique christique, à Saint-Savin, Noé est allongé sur une couche dont les motifs rappellent ceux du marbre, et sous une construction qui, loin de ressembler à une tente de toile, est un édifice comparable à une église. Enfin, le linge que présentent Sem et Japhet pour le recouvrir, particulièrement ouvragé, s’apparente aux linges d’autel. L’ivresse de Noé est ici sacrificielle et son vêtement lui-même établit un parallèle avec le Christ en Croix : Noé à demi-nu, subit l’humiliation de découvrir à son insu la partie la plus intime de son corps, qui est aussi celle par laquelle il a engendré ses fils. Ce faisant il est le reflet inversé du Christ en Croix, uniquement vêtu d’un périzonium par pudeur. L’ivresse de Noé est ici préfiguration de l’humiliation du Christ sur la Croix.

 

L’irrespect de Cham

Même si tous les exégètes rappellent que la vertu de tempérance est de rigueur et qu’en cette posture Noé n’est pas imitable, un autre fautif est désigné dans l’histoire : il s’agit de son fils Cham. Cham, voyant son père ivre et nu, s’en moque et avertit ses frères. Sem et Japhet, au contraire de Cham, adoptent une attitude de respect vis-à-vis de leur père : ils pénètrent sous sa tente à reculons, pour ne pas le voir nu, et le recouvrent d’un linge par respect pour sa pudeur. C’est ce qui est fidèlement représenté à Saint-Savin : tandis que Sem et Japhet s’apprêtent à recouvrir leur père, Cham pointe un index moqueur dans sa direction. Il désigne irrespectueusement la nudité de son père, qui est pourtant la partie de son corps par laquelle il a été engendré.

En apprenant son geste, Noé maudit Cham et sa descendance. Il condamne Canaan, le fils de Cham, à être l’esclave de la descendance de Sem et Japhet. Cham est puni par où il a péché. Son fils est châtié car lui-même a péché par impiété filiale. Il attire la colère de son père, et par là également la colère divine, pour avoir livré au mépris son père humilié.

Le demi-tour narratif du cycle de Noé à Saint-Savin ne s’explique donc pas par l’attitude de Noé. Au contraire, l’inversion du sens de lecture s’opère sur la question du vin au plus près de l’autel, en écho au vin, consacré avec le pain, lors de la messe. La faute est reportée sur Cham qui, se moquant de son père, provoque sa chute. Le cycle du Déluge s’achève avec l’épisode de la Tour de Babel. Lors de cet épisode s’illustre le géant Nemrod, image de l’orgueil humain, que des traditions apocryphes désignent comme étant non seulement le commanditaire de la Tour de Babel mais aussi le petit-fils de Cham. C’est donc Cham par son geste qui cause ce retour en arrière et l’éloignement de Dieu qu’il signifie. Le respect dû à ses parents prime sur la condamnation de l’ivresse.

Conclusion 

La mémoire de l’épisode est restée dans le langage puisque le plus vieux cépage connu, le « Noah » est nommé précisément en référence à Noé, mais aujourd’hui l’ivresse de Noé est tombée dans l’oubli, non sans raison : la tempérance est vertu de rigueur. Au-delà des considérations exégétiques sur les torts de Noé ou de son fils, cet épisode d’ébriété de la part d’un patriarche de la Genèse nous rappelle avant tout que la piété filiale n’est pas une option. Même un père déchu a droit au respect de ses fils. On pourrait même dire : un père déchu a plus que tout autre besoin du respect et du soutien de ses fils.

 Une médiéviste