« Les plus grands devoirs de l’homme sont d’abord ceux qui l’obligent envers Dieu, ensuite ceux qui lient sa conscience à l’égard de ses parents et de sa patrie. Comme donc, la religion rend un culte à Dieu, ainsi la piété doit rendre un culte aux parents et à la patrie1. » Notre patrie, la France, est donc digne de notre amour et de nos honneurs. Cependant, un problème se pose si l’on s’interroge sur ce qu’est la France, sur sa nature profonde. Jean de Viguerie, dans son ouvrage Les deux patries, distingue clairement entre une France « Fille aînée de l’Eglise2 », et une France « Terre des Droits de l’Homme3 ». Sont-ce là les deux faces d’une même pièce, ou deux entités complètement opposées ? Doit-on les aimer pareillement, et comment ?
La patrie charnelle
L’étymologie latine signifie « Terre des Pères ». Pour les Romains, la Patrie est le lieu de sa naissance, de son éducation et de sa vie. Elle se retrouve dans la Cité, être moral personnifié qui rassemble ceux nés sur le même sol. Cette Patrie est aimable, digne des plus grands sacrifices, et est une part intime de notre être. Elle est également mère de vertus, apprenant à ses citoyens les mœurs permettant la vie en communauté. Chaque patrie a ses vertus propres, qui permettent de la distinguer des autres. Gardienne du bien commun, elle pousse chacun à s’élever par le travail, le courage, la piété, l’honneur. Elle s’incarne non seulement dans le sol, mais également dans les personnes qui la composent.
On retrouve dans les chansons de geste4 des traces de ce qu’était cette patrie pour nos ancêtres. « France la doulce5 » est sur les lèvres des chevaliers mourant au combat, des poètes en voyage. Elle est aimée pour ce qu’elle représente, le lieu de la naissance, de la famille et des amis. Elle est admirée pour ses vertus : la « clergie » et la « chevalerie », c’est-à-dire la science et la vaillance, avec les mérites qui leur sont annexes. « De toute vertu la France est une école », dira le poète Ronsard. Chacun de ses fils en est le garant : « Ne plaise au Seigneur Dieu que la France perde son honneur à cause de moi ! » s’écrie Roland. Cette France charnelle et aimable est chantée et célébrée tout au long de l’époque médiévale. Elle est soutenue à la fois par le Roi, et l’Eglise, qui veillent à sa prospérité et à sa sauvegarde contre les dangers temporels et spirituels. Cette France n’est-elle en effet pas née du baptême de Clovis par saint Rémi ? A travers son premier souverain, « choisi pour régner […] au sommet de la majesté royale pour l’honneur de la Sainte Eglise et la défense des humbles6 », elle reçoit pour mission de défendre la chrétienté et les plus faibles, et s’en acquittera pendant des siècles, malgré les défaillances de certains rois. Puis vint la Révolution.
La patrie idéologique
On ne peut expliquer la catastrophe que fut la Révolution sans parler des époques charnières que furent la Renaissance et les Lumières. L’évolution que connaît alors le terme de France et de patrie est symptomatique d’un changement des modes de pensée des acteurs de l’époque.
Sous Louis XIV, on ne parle déjà plus de France mais d’Etat. Cela peut sembler étrange de prime abord, mais en définitive, il y a un parallèle logique à établir avec la montée en puissance de l’absolutisme politique et de la centralisation du pouvoir. Avec le remplacement de la France par l’Etat, on perd l’être moral au profit d’un être administratif, délimité par des frontières et régi par des décrets et édits royaux. Ce qui importe n’est plus la France et son honneur, mais la Couronne et son prestige. Cette cause exige les plus grands sacrifices de la part des citoyens, et se traduit par des guerres quasi-permanentes avec leur lot d’atrocités. Une autre nouveauté est l’appel à mourir pour le service de la patrie, appel relayé par les grands écrivains de l’époque. Corneille nous apprend que :
« Mourir pour la patrie est un si digne sort
Qu’on briguerait en foule une si belle mort7 »,
tandis que Bossuet proclame : « Il faut être bon citoyen, et sacrifier à la patrie dans le besoin tout ce qu’on a, et sa propre vie8. » A l’époque médiévale, rien de tout cela n’était demandé au commun peuple.
Cette même époque voit également >>> >>> l’apparition d’un sens complètement inédit de la patrie, porté par les libertins. Ces derniers rejettent l’idée de terre maternelle pour la remplacer par un universalisme désincarné. Ils sont « citoyens du monde9 », ont leur patrie dans « tout l’univers10 ». La patrie est le lieu « où l’on est bien ». Adieu la France, bonjour la Terre ! Pour ces hommes éclairés, mourir pour la patrie est stupide et contre-nature, puisque la seule chose qui importe est leur propre plaisir et confort. Les Francs-Maçons partagent ce cosmopolitisme, en défendant l’idéal de la fraternité universelle. On est loin de Roland et des chansons de geste…
La Révolution achève le retournement des valeurs, et la mort de « France la Douce ». La Loi remplace la terre nourricière, et les Droits de l’Homme se substituent aux vertus. « Elle a pour cadre la France, et les Français en sont très fiers », nous dit l’historien Jean de Viguerie, « mais elle s’étendra un jour au genre humain tout entier11 ». Elle décapite le Roi, elle exile et massacre les prêtres : les deux piliers de la France une fois effondrés, la place est prête pour créer une France nouvelle, une France de l’universalisme athée, qui n’est en fin de compte qu’une France du néant, une France vidée de sa substance et condamnée à se trahir continuellement. Sur l’autel de cette France bâtarde, on va bien vite immoler les Français en masse : les guerres de Vendée, les guerres de la Convention et celles de l’Empire permettent d’apporter un sang neuf, une génération baptisée dans les massacres républicains et marquée de la devise Liberté, Egalité, Fraternité, devise vide de sens car dirigée vers le néant qu’est l’homme sans Dieu. Le mythe du Volontaire, du Drapeau, des Droits de l’Homme, parvient « à sacraliser ce qui n’a et n’aura jamais rien de sacré12 ». Cette utopie qu’est la patrie révolutionnaire ne s’appuie sur rien de réel : où est la Liberté, s’il n’y a plus la Morale ? Où est l’Egalité, s’il manque Dieu et sa justice ? Où est la Fraternité, si l’on corrompt la Charité évangélique ? Qu’importe : dans l’esprit des révolutionnaires, ces mots ont force de Loi, et s’ils ne se retrouvent pas dans le réel, alors il faut forcer le réel à les accepter : « Nous ferons un cimetière de la France plutôt que de ne pas la régénérer à notre manière13 », disait en ce sens Carrier.
Cette France nouvelle, cette patrie des Droits de l’Homme s’est répandue dans l’Europe entière grâce à Napoléon, digne fossoyeur de la « France des vertus », comme se plaît à l’appeler Jean de Viguerie. Les deux guerres mondiales, et surtout la première, ont achevé d’enterrer ce qu’il restait de la Douce France, en donnant l’illusion qu’on se battait pour le Drapeau d’abord, puis pour l’Humanité. C’est décidément dans le massacre de ses enfants que la patrie républicaine aime à se régénérer.
Alors que faire devant ce constat somme toute déprimant ? Se résigner, baisser les bras ? Se recroqueviller sur soi-même en attendant la fin des temps ? Certes non. La France, la Patrie, vit dans nos familles, dans nos foyers, dans nos paroisses et les écoles qui enseignent aux enfants l’amour de Dieu et de la France, car les deux sont liés. On ne peut être réellement français si l’on n’est catholique, et puisque nous sommes catholiques en France, on ne peut être réellement catholique sans l’amour de notre Patrie, qui s’incarne dans une terre, dans des vertus, dans des hommes et dans une histoire. « La France se relèvera chrétienne, ou ne se relèvera pas14.»
R.J.
Pour découvrir et approfondir :
– Sur la notion de patrie et de nation : Saint Th. d’Aquin, De regno.
– Sur la patrie française : Jean de Viguerie, Les deux patries.
1 St Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa, IIae, qu. 101a
2 Discours sur la vocation de la nation française, prononcé le 14 février 1841 par le père dominicain Henri- Dominique Lacordaire dans la cathédrale Notre-Dame de Paris
3 Depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789
4 Poèmes épiques des XIe et XIIe siècles
5 La chanson de Roland
6 Testament de Saint Rémi
7 Horace, Acte II, scène 3
8 Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture Sainte
9 La Motte le Vayer
10 Saint-Evremond
11 Les deux patries
12 Ibid.
13 Jean-Baptiste Carrier, député de la Convention, en 1793
14 Cardinal Pie, Lettre pastorale du 15 oct. 1873