Nous transcrivons ici quelques extraits d’une conférence donnée par Marie de Corsac
« Je crois que les œuvres vivent. Elles nous communiquent leur vie et elles reçoivent leur vie de nous. Ce sont des âmes silencieuses.»
« L’Amour est présent au cœur de toute Beauté.»
Dominique Ponnau (Historien de l’art, Directeur honoraire de l’Ecole du Louvre)
Les plus anciennes images conservées en ce monde proviennent des grottes ornées de la Préhistoire. Le décor de la grotte Chauvet en Ardèche (découverte en 1994), révèle la maîtrise exceptionnelle des artistes de jadis. La main de l’homme paléolithique est sûre, entraînée, inspirée. Son sujet est l’animal en course qu’il admire. L’esprit ayant composé ces vastes créations est imprégné de beauté, de respect, de religiosité et d’émerveillements. Depuis toujours, l’homme sait regarder longuement la nature. Il sait que l’œuvre est porteuse d’éternité. Et pendant des siècles, cet art va se répéter, se transmettre. L’art est indissociable de la vie humaine, il a joué un rôle essentiel dans le développement de notre humanité, c’est pourquoi il est essentiel d’éduquer au Beau le tout-petit car son âme enrichie se dispose ainsi à de justes enthousiasmes. « Enthousiasme » c’est : « avoir Dieu en soi ».
L’éveil au beau dès le plus jeune âge
Le Beau imprègne la mémoire la plus tendre, il laisse des impressions fortes, inoubliables, heureuses. Il est un socle pour l’avenir. Il se ressent, il s’apprend. Une chose est sûre : il n’y a pas une minute à perdre ! Une promenade dans la forêt, l’admiration pour de vieux murs, un bel objet sont aussi formateurs qu’une œuvre d’art. Lorsque j’étais enfant, Maman me disait : « Regarde comme c’est beau » ! Créant une sorte d’électrochoc dans ma mémoire !
Pourquoi une chambre d’enfant n’aurait-elle pas un tableau au mur plutôt qu’une cloison entièrement blanche ? Un paysage aux couleurs fraîches ? Une scène de Fra Angelico, une Annonciation ? Pensez à l’éveil de la curiosité du bébé, ensuite aux longues heures de l’hiver où les jeux deviennent intérieurs, ou bien pendant une courte maladie qui donne le temps de détailler les couleurs, les formes, le sujet, jusqu’à compter chaque berger dans une Nativité ! Le Beau s’inscrit dans la mémoire visuelle et dans l’âme par imprégnation.
Le don de l’observation chez l’enfant
Quelques exemples :
Un de nos petits élèves, de cinq ans, détaillant l’Adoration des bergers (peinte vers 1540) de l’artiste vénitien, Lorenzo Lotto (1483-1557) s’attardait devant les costumes, les animaux éparpillés, les attitudes des protagonistes. Il avait aimé l’image dès ses deux ans car « il y avait beaucoup de choses à regarder » ! L’image dense, lumineuse occupait et intriguait son esprit. Elle le faisait réfléchir ! Il voyait ! Pourquoi la Vierge est-elle agenouillée dans la mangeoire et non à côté de celle-ci ? Pourquoi Marie est-elle si grande ? Si elle se redressait, elle dépasserait la taille des bergers ! Que signifient la croix dans la fenêtre et la lumière montante du soleil en arrière plan ? Pourquoi le berceau est-il hérissé de pointes ? Pourquoi Jésus est-il allongé sur un linge blanc, étirant ses petits bras vers un agneau bouclé, comme la tête blonde du Christ ? …
Certaines réponses venaient logiquement, fusaient, à l’esprit du jeune observateur et du nôtre aussi ! Toutes ces interrogations sont extrêmement formatrices. On devine que Marie est protectrice et miséricordieuse. Si elle se levait, le pèlerin de cette vie pourrait trouver un refuge dans les plis de son manteau. Les pointes acérées de la litière de l’Enfant sont annonciatrices des souffrances de la couronne d’épines. Le linge blanc prophétise le linceul du Christ, sa mise au tombeau, sa résurrection. Il est la nappe de l’autel recevant l’hostie. L’agneau est celui du divin sacrifice et Jésus est identifié à lui par cette continuité du motif de la toison dorée et bouclée… Il existe une logique dans la disposition des images: découvrir cette cohérence est une façon de nourrir nos capacités d’abstraction, d’analyse et de communication. L’image peut guider le raisonnement puis livrer une sagesse, un enseignement.
Ne pas sous-estimer la force des images
Les livres illustrés destinés à la jeunesse sont de bien inégale qualité : autant qu’au texte, il faut être attentif à la poésie de l’image : elle est parlante. Comment ne pas oublier les belles narrations des albums du Père Castor heureusement réédités. Regardez les moindres détails de l’intérieur de la maison de Poule Rousse ! Le portrait du coq sur le mur du salon ! Il faut qu’un enfant apprenne à voir, stimule sa curiosité. Le pittoresque attire le regard et se retient.
Les enlumineurs du Moyen-âge peignaient une scène drolatique dans les marges des manuscrits afin que le pittoresque permette la mémorisation du texte lui faisant face. C’était un principe ancien appliqué aux chapiteaux romans historiés pour dénoncer un vice, un travers de l’homme : l’humour des sculptures rendait abordable, attrayante, non douloureuse la leçon. L’image est puissante, elle peut dire plus que les mots. Elle parle silencieusement. Pensons au chapiteau de la dispute du musée Sainte Croix de Poitiers. L’Eglise du temps essayait d’attendrir les mœurs, promouvait l’influence pacificatrice de la femme.
Oser visiter des musées
Une petite écolière de sept ou huit ans écoutait intensément mon explication du saint Joseph charpentier de Georges de La Tour. A quoi pouvait-elle penser avec tant d’application ? Sa réponse fut la suivante, d’une maturité et d’une vérité étonnantes : « je regarde pour apprendre, je veux apprendre pour comprendre, je veux comprendre pour toujours retenir »… Aussi l’adulte ne doit-il pas rester trop évasif pour combler l’attente de l’enfant ! Et souvent nous découvrons en même temps qu’eux ! Tous les détails ont un sens. On ne sait que répondre ? Eh bien, regardons et posons des questions devant l’œuvre, décrivons-la doucement à voix haute. Le musée donne l’œuvre hors contexte, la privant de sa fonction initiale. Il faut imaginer le tableau ailleurs, environné d’une autre ambiance, de respect, de foi. Essayons de nous transporter dans son univers d’origine, au XVIIème siècle, dans une chapelle privée où l’on célébrait l’office ou dans le couvent des Carmes déchaussés de Metz dont il semble provenir.
La scène est un nocturne pour justement encourager à la méditation. L’Enfant du tableau vient de parler au vieux Joseph. Est-ce Jésus qui apprend-là simplement le métier dans l’atelier de l’artisan ? Pourquoi tant de lumière sur son visage plutôt que sur celui de l’ancien ? Le sens se découvre progressivement sous la forme d’une enquête. Pensons à la très riche symbolique de la lumière : elle est vérité, elle est enseignement, elle se propage. La bougie allumée est l’image de la vie. La flamme répand sa chaleur et illumine. Entre les mains du Christ enfant, n’y a-t-il pas la prémonition de sa prochaine mission sur terre ? Mais elle est encore cachée. L’ardeur du feu indique un cœur brûlant d’Amour prêt à se donner et à rayonner. L’image est un catéchisme. La flamme est encore la divinité du Christ, non encore manifestée. Elle filtre entre ses doigts.
Et pourquoi saint Joseph appuie t-il sur une tarière, prête à percer le bois de la poutre ? Les peintres aiment révéler les buts de l’Incarnation par des objets habilement disséminés dans leur composition. Le Christ est venu sauver les hommes par le Sacrifice de la croix : et l’on comprend que ce pan de bois est une préfiguration de la Crucifixion. Mais, pour le moment l’avenir est suggéré, il est entre les mains de Dieu. Georges de La Tour rend le passage du temps par la proximité entre les deux âges : la lisse jeunesse de l’Enfant, la vieillesse rugueuse de l’homme, dont la peau ridée, tannée est marquée par les ans. Le XVIIème siècle aimait rappeler à l’homme que la vie passait vite et qu’il devait envisager son salut. Crânes, bougies, sabliers, fleurs et papillons étaient des avertissements pour qu’il considère sa fragilité… Le tableau nous dit aussi que nous devons être concernés par ce message, le rendre présent, le réactualiser.
L’art a un rôle dans l’éducation de l’homme. Il encourage, il stimule le travail, l’obéissance, le silence, la piété, l’espérance. L’art joue un rôle essentiel dans ce que nous sommes. Saint Joseph charpentier reflète le monde intérieur de l’homme et sert de modèle à celui qui veut grandir.
La conclusion, tirons-là d’une réflexion d’un garçon de 6e
L’année dernière, avant Noël, afin de compléter la culture d’une classe de 30 élèves dans un collège de quartier, le cours porta sur les représentations de Nativités dans l’œuvre de Fra Angelico (1400-1455). Par le biais des questions, il fallait faire progresser la curiosité et le raisonnement des enfants. Pourquoi le moine dominicain osait-il, dans sa Nativité du couvent San Marco, poser Jésus nu, sur un sol dont la couleur évoquait nettement la froidure ?… Aucune mère ne commettrait une telle imprudence. C’est pourquoi le moine veut que nous découvrions les multiples raisons de ce parti pris. Le sens progresse par le jeu des analogies et des comparaisons. Il faut savoir s’étonner.
Les réponses suivantes furent avancées par les écoliers dont beaucoup étaient ignorants de la religion chrétienne. Premièrement, le Christ est venu au monde pour souffrir. Deuxièmement, il vivra dans la pauvreté, le « dénuement ». La troisième raison fut annoncée par un petit baptisé : « si l’Enfant est nu, c’est que le peintre veut que nous voyions Dieu incarné et vraiment homme. Il a le vrai corps d’un petit bébé ».
Tout cela était juste et nous allions nous arrêter à ces réponses quand une main se leva. « L’Enfant est nu comme Adam l’était au paradis avant la faute. Sa nudité indique la pureté, la parfaite innocence de Jésus » (le Nouvel Adam).
Je n’avais jamais lu cette raison. D’où venait ce collégien ? Je l’ignore. Il avait appris dans sa famille à aimer Jésus, à regarder et à réfléchir… Il avait compris plus que les autres.
«…Et vous, leur dit-il, qui dites-vous que je suis? Simon Pierre répondit : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. Jésus, reprenant la parole, lui dit : Tu es heureux, Simon, fils de Jonas; car ce ne sont pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais c’est mon Père qui est dans les cieux…. »1
Marie de Corsac, conférencière
Bibliographie
Dominique Ponnau, La Beauté comme sacerdoce, 2004
Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et figuration, 2009
Sophie de Gourcy, Apprendre à voir la Nativité, Desclée de Brouwer, 2016
Régine Pernoud, La Femme au temps des cathédrales, 1980