Notre monde actuel semble ignorer le silence. Que nous soyons en effet, dans un magasin, un supermarché, dans la rue ou bien chez nous, nous sommes « agressés » par toutes sortes de bruits et de musiques. L’homme voudrait-il se tenir loin de Dieu, Lui qui ne parle que dans le silence ?
Dans ce « paysage sonore », la musique tient une place importante. Mais sommes-nous capables d’apprécier cet art ? Car pour aimer, ne faut-il pas d’abord connaître ? Alors connaissons-nous la musique ? Exerce-t-elle une influence sur notre comportement ?
Commençons par définir ce qu’est la musique afin de mieux la connaître. Elle n’est pas une création ex nihilo, car elle a pour principe le son. C’est la cause matérielle, car cet art est fabriqué à partir du son. Restons avec la méthode de définition par les causes d’Aristote : qui la fabrique (cause formelle) ? Eh bien, le compositeur ! Qui mettra en forme un support : une partition, des signes, ou rien – ce sera alors ce que l’on appelle la transmission orale. Mais qui fait la musique (cause efficiente) ? Ce sont les interprètes qui la jouent sur des instruments ou utilisent leurs voix. Quel est enfin le but de la musique (cause finale) ? C’est la louange de Dieu ou le moyen de se divertir sainement.
Cette définition est un point de départ qui va nous permettre d’approfondir cet art.
Prenons tout d’abord la cause matérielle : le phénomène naturel appelé SON. Ce dernier possède quatre caractéristiques :
- Le timbre est relatif aux harmoniques. En effet, lorsqu’on analyse un son, on s’aperçoit que certains harmoniques sont plus forts que d’autres, ce qui explique la différence entre un son de trompette et un son de piano par exemple. Le timbre correspond donc aux instruments.La hauteur est une fréquence qui se mesure en Hertz. Plus il y a de vibrations, plus le son est aigu et réciproquement. Il est peut-être utile de remarquer ici la différence entre un son et un bruit. Le son est composé de « mini-sons » très ordonnés appelés harmoniques. Quant au bruit, ses harmoniques sont diffus, il n’y a pas d’ordre, donc pas de hauteur. La hauteur est en relation avec la mélodie.
- La durée se mesure en secondes et correspond au rythme.
- L’intensités’exprime en décibels et représente le volume sonore. Elle se traduit en musique par les nuances (fort, doux…)
La mélodie est une succession ordonnée de sons. Elle est première car pour reconnaître un morceau, nous fredonnons sa mélodie.
Ces caractéristiques nous dévoilent un phénomène musical unique qui se présente sous trois aspects :
- L’harmonie découle de la mélodie, elle lui est intrinsèquement liée.
- Le rythme communique la vie à la mélodie et à l’harmonie.
Nous pouvons comparer ces trois aspects aux facultés de l’âme. La mélodie correspond aux éléments supérieurs, à savoir la raison avec son intelligence et sa volonté. Le rythme s’identifie aux éléments inférieurs, c’est-à-dire à l’appétit sensible, respectivement le concupiscible et l’irascible (sensualité / bestialité). Quant à l’harmonie, elle peut à la fois satisfaire les facultés supérieures et inférieures.
Passons à la cause finale qui nous tourne maintenant vers la vie de l’homme puisqu’elle va l’orienter.
Etant corps et âme, l’homme aura besoin autant d’une musique qui nourrit l’âme que le corps. C’est pourquoi, il a élaboré différentes musiques. Tout d’abord celle ordonnée à la prière qui est la musique liturgique. Elle a pour lieu l’église. Son plus parfait modèle est le chant grégorien. Comme il a été déjà dit, elle est celle qui loue et glorifie Dieu (cause finale). Ensuite vient la musique que l’on peut qualifier de « savante » car elle est généralement écrite. Elle sera élaborée car elle nourrit l’intelligence. Elle a pour lieu les salles de spectacle ou de concert. Enfin, nous arrivons au corps et à la sensibilité qui trouveront leur nourriture dans une musique que l’on qualifiera de « populaire » car elle est généralement transmise oralement. S’adressant au corps, elle mettra en avant le rythme. Elle peut être pratiquée en famille, avec des amis ou même sur la place publique. En effet, elle était autrefois un lien social ponctuant différents événements de la vie.
Ces trois « fonctions » de la musique sont complémentaires. Elles doivent s’harmoniser afin d’assurer l’équilibre de la nature humaine.
Après avoir vu objectivement ce qu’est la musique, nous pouvons à présent nous interroger sur ses évolutions.
Commençons par le « paysage sonore » qui nous entoure. L’homme moderne habite aujourd’hui un univers acoustique qu’il n’a jamais connu. Les bruits ont envahi sa vie. En effet, des chants d’oiseaux au marteau du maréchal-ferrant sur l’enclume puis aux roues des fiacres sur les pavés, il n’entend plus aujourd’hui que des sonneries de téléphones mobiles des marteaux piqueurs, des moteurs de véhicules…
« La ‘pollution acoustique’ est aujourd’hui un problème mondial, nous dit Murray Schäfer en 1979 ! Le paysage sonore semble avoir atteint le comble de la vulgarité, faisant craindre aux experts la surdité universelle, si la situation n’est pas rapidement contrôlée (…) Il y a pollution sonore quand l’homme n’écoute plus, car il a appris à ignorer le bruit[1]. »
Cette première constatation nous montre que notre environnement sonore, de naturel qu’il était, est devenu artificiel voire nocif puisqu’il tendrait à « la surdité universelle. » En est-il de même pour l’art en général ? On observe qu’à la Renaissance, le règne de l’oralité s’efface au profit de la prédominance de la vision qui permet la naissance et la croissance d’un nouvel individualisme. Cette ère visuelle n’a cessé de progresser, extirpant l’art du réel pour l’attirer du sentiment au rêve et aboutir au virtuel. Salvator Dali (1904-1989) avoue lui-même cet objectif :
« Systématiser la confusion pour discréditer totalement le monde de la réalité[2]. »
La musique suit également cette progression. L’ascension de la puissance sonore, initiée par la révolution industrielle, trouve un écho dans la musique « savante » dont l’effectif orchestral ne cesse d’augmenter jusqu’aux gigantesques symphonies de Gustav Mahler (1860-1911). Sa symphonie n°8 est dite « des mille » donnant l’effectif des interprètes ! Le XX° siècle, quant à lui, suscitera un engouement pour les instruments à percussion – Ionisation, par exemple, est une pièce écrite par Edgar Varèse en 1931 pour treize percussionnistes – et pour la dissonance voulue qui inclinent l’homme vers cette nuisance sonore.
Il en est de même pour la musique « populaire » qui évolue peu jusqu’au milieu du XIX° siècle. Le développement des voies de communication l’ouvre sur le monde. Son évolution sera sans précédent. L’apport de l’électricité lui dévoile le chemin de la puissance sonore et du bruit provoquant cette confusion dont parle Dali.
Par un schéma (cf FA 7 en pdf), relions, dans un premier temps, ce propos à nos trois aspects vus plus haut : la mélodie, l’harmonie et le rythme.
Ainsi le monde oral, où la voix véhiculait le verbe de Dieu, cède le pas au monde visuel, centré sur l’homme, capable de dire « je » depuis la naissance de l’opéra et de la musique concertante, pour enfin accéder au monde virtuel où l’homme s’enfonce de plus en plus dans l’individualisation et la subjectivité, allant vers ce qui le délecte.
Dans un second temps, voyons une autre confusion qui s’est progressivement opérée par la « défonctionnalisation » de la musique. Comme il a été démontré plus haut, l’homme a besoin de différentes musiques pour garder un équilibre. Celui-ci put se réaliser grâce au mécénat. Mais la « démocratisation » et l’émancipation de l’art au XVIII° siècle ont commencé à bouleverser les repères. La musique liturgique par exemple, se déplace vers les salles de concert. Ainsi, l’œuvre sacrée ne sera plus fonctionnelle. Elle ne fera que prendre appui sur des textes ou des faits religieux. Ce phénomène ne cessera de croître au cours des XIX° et XX° siècles. En effet, la musique vise plus à créer une ambiance pieuse, un sentiment religieux qu’à s’intégrer à la liturgie. La cause principale étant que la plupart des compositeurs écrivent aussi bien pour l’Eglise que pour le théâtre (opéra) et le concert, le tout dans un même langage musical. Par conséquent, musique liturgique et musique « savante » se confondent.
Au début du XX° siècle, certains compositeurs chercheront à renouveler leur langage « savant » en intégrant la musique « populaire » à leurs œuvres. C’est le cas de Béla Bartók (1881-1945).
La confusion arrivera à son comble avec l’invention de l’enregistrement et le développement des moyens de diffusion qui permettront d’entendre n’importe quelle musique n’importe où.
« La musique est dans une funeste décadence sans qu’on s’en aperçoive ; elle perd de jour en jour dans l’opinion publique. Des abus sans nombre s’y sont introduits, ils la menacent d’une ruine certaine, ou, au moins ils lui préparent une prochaine catastrophe. On l’enseigne mal, on ne l’étudie plus que mécaniquement ; et cet art intéressant, instructif et bienfaisant deviendra bientôt le jouet de l’ignorance[3]. »
Cette citation – tout à fait actuelle – date du début du XIX° siècle ! La lucidité de ce compositeur nous montre les travers qui conduisent la musique à n’être que « le jouet de l’ignorance. » Oui, cet art n’est plus enseigné. Pourquoi le fut-il pendant des siècles, de l’Antiquité à la Révolution ? C’est parce qu’il devait être connu afin d’être maîtrisé, car la musique, comme nous l’avons vu, influe sur notre âme. Déjà Platon avait constaté, dans La République, que des modes[4] engendrent la mélancolie d’autres la mollesse… Pour cela, il préconisait d’éviter l’introduction d’une nouvelle variété de musique car celle-ci pouvait mettre en péril l’état tout entier. La musique a donc une action sur l’individu mais également sur la société. Confucius, philosophe chinois (500 av JC) disait également :
« Si tu veux comprendre les mœurs d’un pays, écoute sa musique. »
Pour aller un peu plus loin, Hermann Hesse dans son livre les perles de verres (1972) reprend une théorie de la Chine ancienne selon laquelle il existerait des liens entre la musique et l’état :
« La musique d’une époque d’ordre est calme et sereine, et son gouvernement équilibré. La musique d’une époque inquiète est excitée et rageuse et son gouvernement va de travers. La musique d’un état décadent est sentimentale et son gouvernement est instable. »
Ces différents constats nous invitent en premier lieu à bien distinguer chaque musique par sa fonction et son lieu d’exécution puis à créer un équilibre. Nous avons besoin de toutes ces musiques, à des proportions différentes selon chacun et selon chaque âge. C’est pourquoi, dès son plus jeune âge, l’enfant doit être éduqué à ces différentes musiques, afin qu’il puisse les approfondir à l’âge adulte et ne pas s’enfermer dans les musiques commerciales que nous propose la société actuelle. Par conséquent, il est du devoir des parents d’éveiller leurs enfants à la musique « populaire » par la pratique de chants en famille, de la comptine aux chants de marins…
Pour les plus musiciens, il est primordial de restaurer le chant choral car il est la base essentielle de la musique et est totalement négligé de nos jours. Décapité à la Révolution, il fut quelque peu remis à l’honneur, mais depuis le règne de l’écoute individuelle, il a été tout naturellement écarté car il est aux antipodes de l’individualisme. Non seulement, il était le moyen d’apprendre la musique, mais également de la partager soit pour une saine détente, soit pour la louange divine.
La musique tient donc une place importante dans notre vie car nos oreilles n’ont pas de paupières ! Comme le vêtement que nous portons est plus le reflet de notre âme que la mise en valeur de notre corps, la musique que nous écoutons doit plus reposer, nourrir et élever notre âme que d’asservir notre corps.
Arnaud Chambade
[1] SCHAFER, Murray, Le paysage sonore, J.C. Lattès, 1979 / compositeur canadien né dans l’Ontario en 1933
[2] Tout sur l’art, Flammarion, p.429
[3] Anton REICHA (Prague 1770/Paris 1836), Texte inédit sur la musique comme art purement sentimental écrit entre 1810 et 1814
[4] Il s’agit d’une échelle de notes