Le mot du Père Joseph

Nous ne nous sommes donnés à nous-mêmes ni notre être ni notre condition humaine. C’est du néant que nous avons été tirés et notre existence ne s’explique que par la Toute-Puissance divine qui nous a créés et nous maintient ensuite dans l’être, instant après instant. Nous nous trouvons donc dans une dépendance essentielle à Dieu qui s’étend d’ailleurs à l’universalité de tous les biens dont nous disposons ou dont nous avons besoin.

            Et, parce que Dieu, pour nous procurer ses innombrables bienfaits, fait souvent appel à de nombreux médiateurs célestes ou terrestres, nous devenons également tributaires et débiteurs, quoique dans une moindre mesure, de tous ceux, anges ou saints, parents ou maîtres, par qui nous arrivent les dons divins, tant dans l’ordre naturel que dans l’ordre surnaturel.

            Il faut remarquer ici que l’homme, parmi toutes les créatures, se distingue même en ce qu’il est la plus indigente de toutes, celle qui exige le plus de soins et d’attention pour vivre et se développer. Tandis que les anges ont tout de suite été créés dans leur perfection naturelle ou que les petits poussins, sitôt cassée leur coquille, sont déjà presque autonomes, ce sont de longues années qui seront nécessaires pour qu’arrivent à maturité les enfants des hommes. Et le Fils de Dieu lui-même prenant notre nature humaine, langé par sa mère et lui prenant le sein, n’a pas échappé à cette loi fondamentale de dépendance.

            Est-il nécessaire que l’homme ait conscience de sa condition ? Certes, les adultes acceptent volontiers d’un tout petit enfant qu’il ne sache pas manifester sa gratitude. Mais, bien avant qu’il n’ait atteint l’âge de raison, l’œil maternel lui-même sait se faire sévère si l’enfant qui balbutie à peine quelques mots, ne dit pas « merci » quant il le faut. Et chacun considérera avec sévérité et inquiétude l’enfant qui grandit sans élan de reconnaissance à l’égard de ceux dont il reçoit tant de choses au quotidien. Son ingratitude provoque une juste indignation et resserre souvent le cœur de ceux qui auraient eu envie de lui donner davantage.

            Mais ces adultes, qui ont mille fois raison d’exiger de leurs enfants la reconnaissance, joignent-ils eux-mêmes tous les jours les mains pour remercier Dieu de la profusion des biens qu’Il ne cesse de leur dispenser ? Pensent-ils encore que la douce chaleur du soleil et que la pluie qui régénère la terre sont des dons du Ciel qui suffisent déjà à requérir notre gratitude ? Ne demandent-ils pas à leurs enfants ces remerciements qu’ils refusent à Dieu ? Et s’ils ne l’obtiennent que si mal de leur progéniture, n’est-ce d’ailleurs pas en raison de leur propre méconnaissance des dons de Dieu ?

            Avant que les enfants ne se campent devant leurs parents, les adultes orgueilleux se sont les premiers campés devant leur Dieu. A la racine de notre ingratitude se trouve notre péché d’orgueil. Nous ne voulons pas accepter de reconnaître cette situation de totale indigence où nous nous trouvons. C’est Saint Paul qui a admirablement su exprimer cette relation entre l’oubli des bienfaits divins et notre orgueil : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi t’en vanter comme si tu ne l’avais pas reçu ?[1] »

            André Gide ne s’est pas trompé, pour une fois, en disant que la fatuité est toujours accompagnée de sottise. Et, en réalité, quel spectacle triste et ridicule que celui de l’infatuation humaine, de cet extrême aveuglement où se perd l’homme enivré de lui-même. Saint Paul continue à ironiser : « Déjà vous êtes rassasiés ! Déjà vous vous êtes enrichis ! Sans nous, vous êtes devenus rois ! Eh, que ne l’êtes-vous donc rois, pour que nous partagions, nous aussi, votre royauté ![2] »

            Cette dénonciation du rassasiement, si proche de l’hébétude, n’est-elle pas également prononcée par la douce Vierge Marie dans son « Magnificat » ? Elle exprimera le terrible châtiment des « riches », c’est-à-dire de ceux qui sont satisfaits d’eux-mêmes, qui n’ont plus conscience d’être misère et poussière : « Il a comblé de biens les affamés, et renvoyé les riches les mains vides.[3] » Comprenons-nous que ce renvoi est le plus terrible des malheurs ? Ce n’est point que Dieu prenne plaisir à nous renvoyer mais nos âmes, comme des outres toutes gonflées d’elles-mêmes, sont devenues comme inaptes à recevoir l’eau vive que Dieu avait réservée pour elles. Qu’est-ce que Notre-Seigneur pouvait apporter aux pharisiens tout pénétrés de leur importance, tout persuadés de leur perfection ? Il se heurte tristement à leurs portes closes et distribue alors ses trésors aux publicains et aux âmes qui ont pris conscience de leur indigence.

            Faut-il écrire les lignes qui suivent pour vous, chers parents, ou pour vos enfants ? Je crois qu’il faut les écrire pour vous. Si vous comprenez l’importance de ce message et que vous cherchez à en vivre, vos enfants se feront tout naturellement vos imitateurs et seront les grands bénéficiaires du travail de la grâce dans vos âmes. Comprenez ce que Notre-Seigneur vous dit à vous en s’adressant à la Samaritaine : « Si tu savais le don de Dieu.[4]»  « Si tu le  connaissais, comme c’est toi qui me le demanderais ! Comme ton âme serait altérée, impatiemment désireuse de se le procurer ! Comme tout te semblerait fade et morne hors l’espérance de cette eau vive qui est ma vie, ma vie divine que je veux te donner ! Comme tu comprendrais qu’il n’est qu’un seul désir qui doive habiter le cœur de l’homme, celui de moi-même, ton Sauveur ! Et tous les autres désirs, qui sont autres que moi seul, ne sont que des vipères qui divisent et désolent ton âme ! Le comprends-tu ? »

            Chers parents, soyez des âmes de désir et des âmes d’un seul désir. Soyez des âmes uniquement désireuses de ce Dieu qui est votre Tout. Que pourrait-il donc vous manquer si vous possédez Dieu ? Que pourriez-vous rechercher d’autre si vous l’avez trouvé ? Jamais vous ne le rechercherez, jamais vous ne le désirerez suffisamment. Il n’est aucun excès possible dans la volonté de s’unir à Lui. L’amour est sortie de soi-même. L’amour est comme une flamme, comme elle, il ne doit jamais se fatiguer de s’élancer de tout lui-même vers le Ciel.

            Parce que nous sommes les héritiers d’un Père qui est le Bon Dieu lui-même, la vue des splendeurs que nous avons reçues de lui doit nous remplir d’admiration et de joie. Notre reconnaissance et notre amour doivent s’élever vers Lui. Nos âmes doivent être toutes remuées de tant de bonté. Et nos cœurs doivent se dire cependant que ce ne sont encore que les prémices du don parfait que Dieu veut nous faire et qui est le don de lui-même, pour l’éternité. Si nous devons attacher la plus grande importance à développer nos aptitudes d’âme à recevoir par la conscience de notre indigence, par la culture de l’humilité et de la reconnaissance, c’est en vue de notre admirable destinée surnaturelle. Dieu est amour[5]. Et parce que Dieu est amour, Il ne se contente pas de donner mais Il se donne Lui-même à ceux qui s’ouvrent pour le recevoir. Alors, rappelons-nous qu’Il est venu chez les siens et les siens ne l’ont pas reçu.[6]»

Pardonnez-nous, ô mon Dieu, de ne pas vous avoir reçu ! Faites que désormais, nous vous recevions, de tout notre cœur embrasé, de tout l’élan de notre âme, de tout notre amour afin de réellement « devenir enfants de Dieu.[7] »

Père Joseph


[1] I Cor. 4-7

[2] I Cor. 4-8

[3] Luc I, 53

[4] Jn. 4, 10

[5] 1 JN 4,16

[6] JN I,11

[7] JN, 1